Au fil des mots (104): « remuant »

Le goût de l’intrigue

Versailles. De fort mauvaise humeur, le jeune Louis XVI arpente son cabinet devant Sartine, inquiet, et Beaumarchais qui porte quelques documents sous le bras.

LE ROI (très sec) : Monsieur de Beaumarchais, vous m’avez obligé à écrire au roi George qui n’est pas du tout mon ami. Quelle mouche vous a piqué ?

BEAUMARCHAIS : Le service du roi, Sire ! Je n’ai pas pu me résoudre à rentrer d’Angleterre sans avoir étouffé dans l’oeuf ce libellé infamant (et il tend au roi le manuscrit du pamphlet). en voici donc l’original.

LE ROI : Je vous suis très reconnaissant de défendre l’honneur de ma famille, mais je pensais à ce contact que vous eûtes avec les insurgés américains.

BEAUMARCHAIS (d’une voix assurée) : Notre défunt roi Louis XV s’intéressait à la guerre d’Indépendance des colonies britanniques.

LE ROI (très étonné) : Comment le savez-vous ?

BEAUMARCHAIS : Lorsqu’il m’a envoyé à Londres, il m’a chargé d’un message secret pour Benjamin Franklin. Hélas, quand je suis arrivé, il venait de quitter le pays. J’ai donc brûlé ledit message.

Il est visible que le roi est sceptique. Il regarde Sartine, mais celui-ci esquisse un geste d’ignorance. Beaumarchais reprend la parole.

BEAUMARCHAIS (au roi) : Votre aïeul s’est toujours méfié des Anglais, Sire. Il a même songé à envahir leur royaume, de tous temps malintentionné. Ce plan l’atteste.

Beaumarchais tend au roi le plan acheté à d’Éon.

LE ROI : Projet bien dangereux… dangereux et ruineux.

Beaumarchais met sa main sur son coeur et profère avec force :

BEAUMARCHAIS : Sire, la victoire des Anglais sur les Américains signifierait la perte de nos possessions d’outre-mer et le renforcement de la puissance britannique. La France se doit de l’empêcher.

Toujours réprobateur, le roi hoche la tête.

BEAUMARCHAIS (d’un ton résolu) : Trois millions, Sire. J’ai fait les comptes. Si je puis me permettre…

Le roi hausse légèrement les épaules.

LE ROI : Vous vous êtes déjà permis tant de choses…

BEAUMARCHAIS : Je suis tout prêt à avancer le premier million sur ma fortune personnelle. Pour le second, je me fais fort de l’obtenir du roi d’Espagne. Reste un million au compte du royaume.

Éberlué par l’assurance de Beaumarchais, le roi consulte du regard Sartine qui paraît ébranlé par la conviction de Pierre.

LE ROI : On vous a beaucoup reproché de vous mettre en avant en toutes circonstances. Maintenant, je comprends pourquoi.

Beaumarchais se redresse fièrement.

BEAUMARCHAIS : Sire, vous nous voyez nous mettant en arrière quand la patrie est menacée…

LE ROI (en souriant) : Qu’entendez-vous par nous ?

BEAUMARCHAIS : Par nous, j’entends la France.

LE ROI : …Et quand la France réussit quelque chose, vous dites encore nous ?

BEAUMARCHAIS : Non, là, je dis « le roi »

LE ROI : Bien. mais dites-moi, pourquoi vous passionnez-vous pour ce projet ?

BEAUMARCHAIS : Pour la France d’abord… Et puis aussi parce que je suis en train de traduire la Déclaration d’Indépendance des États-Unis.

Beaumarchais montre le portefeuille de cuir noir que le roi écarte d’un geste.

LE ROI : Et que dit-elle cette Déclaration?

BEAUMARCHAIS : Elle parle du peuple et de son droit le plus sacré.

LE ROI : Quel droit ?

Un silence. Beaumarchais regarde le roi.

BEAUMARCHAIS : Sire, le droit au bonheur.

Le visage du roi se ferme. Cette fois Beaumarchais est allé trop loin.

LE ROI (sèchement) : Sartine, veuillez raccompagner Monsieur de Beaumarchais.

Beaumarchais s’incline sans mot dire et suit Sartine en direction de la porte. Ils sortent du palais et se dirigent vers leurs carrosses.

SARTINE (d’un ton irrité) : Louis XV s’intéressant aux insurgés américains ! C’est ta dernière invention?

BEAUMARCHAIS : En tout cas, si son successeur s’engage à leur côté, il laissera dans l’Histoire le souvenir d’un grand roi.

SARTINE (ironique) : Et toi celui de son inspirateur !

BEAUMARCHAIS : Inspiré, je le suis par métier. Comment le trouves-tu, ce gros garçon ?

SARTINE : Le roi ? Il est un peu trop tôt…

BEAUMARCHAIS : Eh bien, moi, il me plaît. Je le sens plein de volonté.

Sartine s’arrête, croise les bras et ne peut s’empêcher de rire.

SARTINE: Dis plutôt que tu le sens prêt à obéir à la tienne.

Ils s’arrêtent devant le carrosse de Beaumarchais où les attend Gudin. Sartine le salue et tend la main à Beaumarchais.

SARTINE (ironique) : Je te verrais très bien ministre.

BEAUMARCHAIS : J’y pense quelquefois. À bientôt, cher Antoine.

Tandis que Sartine s’éloigne, Gudin interroge Beaumarchais.

GUDIN : Que pensez-vous de notre nouveau roi ?

BEAUMARCHAIS : Il a du ventre, du coeur et sans doute de la cervelle.

GUDIN : Et dans tout ça, que deviennent vos droits civiques ?

Beaumarchais ouvre la porte de son carrosse, invite du geste Gudin à y monter, puis prend place à côté de lui.

BEAUMARCHAIS : Ils me reviennent doucement. Nous allons reprendre le Barbier… J’y ai travaillé en prison.

GUDIN (gaiement) : N’est-ce pas là où, en fin de compte, vous travaillez le mieux ?

BEAUMARCHAIS : En tout cas, Figaro y a pris du poids. Je lui ai ajouté un acte.

GUDIN : Un acte… mais c’est énorme.

Beaumarchais a un petit rire satisfait.

BEAUMARCHAIS : Oh, juste la distance qui sépare le succès du triomphe !

Jean-Claude BRISVILLE, Beaumarchais, l’insolent

Cet extrait dans le film…

Au fil des mots (103): « incarnée »

Ophélie au bain

Elizabeth Siddal frissonna, parcourue d’une sensation de malaise et d’engourdissement. Depuis combien de temps reposait-elle ainsi, le corps plongé dans l’eau à peine tiède de cette baignoire curieusement placée en plein centre de l’atelier de John Millais ?Ces séances de pose extravagantes l’avaient d’abord amusée. Dehors c’était l’hiver, la rumeur de Londres atténuée sous une neige épaisse, bleuie par un froid vif de quinze jours. Elizabeth venait à pied, soufflant devant elle des petits nuages de froid docile ; ses pieds, chaussés de caoutchoucs, s’imprimaient dans la neige dure avec ce craquement feutré qui lui plaisait. Gower Street, elle pénétrait chez les Millais. La porte de l’atelier poussée, une chaleur d’étuve tombait sur elle. Le contraste était agréable. En plus du feu de cheminée toujours copieusement nourri, John Millais avait fait installer un poêle à bois ronfleur. Mais le raffinement, l’étrangeté, c’était ce dispositif placé sous la baignoire : une dizaine de chandelles constamment allumées pour garder l’eau bien chaude. Revêtir une robe de brocart antique, rehaussée de dentelles d’argent. S’engloutir dans ces eaux domestiques, au creux de l’hiver londonien ; c’était comme un jeu, qui semblait prendre à contre-pied tous les usages, et jusqu’au conformisme de la sensation – bien à l’abri du froid, dans l’humide et le chaud, s’abandonner à l’immobilité d’une beauté mouvante : devenir Ophélie.

Rejetée par Hamlet, Ophélie devient folle et se noie. Le personnage avait séduit Millais, mais, au-delà du personnage, ce rêve d’habiter la mort aux couleurs du présent, de basculer ailleurs, dans l’apparence du réel.(…) Millais s’était rendu dans le Surrey pour peindre le décor de son tableau. Au bord de la rivière Hogsmill, il avait peint au naturel une nature si vivante qu’elle pouvait accueillir la mort : feuilles argentées, troncs tordus des saules enchevêtrés, vert sombre des algues menaçantes, vert d’angélique des roseaux coupants ; mais la chaleur joyeuse d’un bouvreuil abricot posé sur une branche, et toute la fraîcheur des aubépines rose pâle endimanchant les buissons de la berge. Sur un carnet d’esquisses, John Everett avait cherché sans relâche le mauve bleu de la violette, le bleu laiteux des myosotis. Plus tard, il avait retrouvé l’éclat des coquelicots, le velouté des anémones, les moindres nuances de toutes ces fleurs-symboles dont il voulait consteller le corps immergé d’Ophélie.

Ainsi, à sa première visite à Gower Street, Elizabeth s’était-elle arrêtée devant cette toile si mystérieuse et si vivante, inachevée ; au milieu de l’eau sombre, une grande tache blanche demeurait. Tout comme Rossetti, Millais pratiquait le fond blanc qui donnait tant de vie à la lumière. Mais là, c’était étrange et aveuglant : cette grande tache claire où elle allait s’incarner dans la mort lui avait fait battre le coeur. (…)

Elizabeth frissonna de nouveau. Était-ce bien de froid? Elle ne sentait plus les frontières de son corps, d’abord engourdi par la chaleur, puis peu à peu par cette sensation de fluidité qui la gagnait tout entière. Elle était l’eau, le passage immobile d’un univers fuyant, l’image insaisissable, dédoublée, d’un être abandonné, à quel invisible courant ? (…)

Ce soir était le dernier soir. Millais serrait les mâchoires, dans l’exaspération des ultimes retouches.(…) Enfin, John Everett posa sa brosse sur le chevalet. Elizabeth se leva sans un mot, jetant un châle sur ses épaules. Sa robe rebrodée d’argent restait collée contre son corps, et dégouttait sur le plancher. Mais peu lui importait. Elle regardait fascinée : sur la toile, ses longs cheveux noyés se confondaient avec les eaux troublantes et sombres de la rivière. Les anémones et les pensées s’échappaient de ses mains ouvertes, dans un geste d’une étonnante fraîcheur, qui semblait à la fois si hiératique, les paumes tournées vers le ciel. C’était elle, offerte et prisonnière au centre du motif. Elle, et par-delà son corps, tous ces rêves, toutes ces pensées qui l’avaient traversée durant tant d’heures extatiques. Elle était là, éternisée et abolie, là, morte sur la toile plus vivante que sa vie…

Philippe DELERM, Autumn

Au fil des mots (102) : « renardeau »

La Cité des Anges

En Haute-Californie, très peu de gens savaient lire et écrire, sauf les missionnaires, qui bien qu’étant des hommes rudes, presque tous d’origine paysanne, avaient au moins un vernis de culture. Il n’y avait pas de livres disponibles et dans les rares occasions où arrivait une lettre, comme elle apportait sûrement une mauvaise nouvelle, le destinataire ne se pressait pas de la porter à un religieux pour qu’il la déchiffre ; mais Alejandro avait le prurit de l’éducation et il se battit pendant des années pour faire venir un maître d’école de Mexico. À cette époque, Los Angeles était déjà plus importante que la bourgade de quatre rues qu’il avait vue naître ; elle était devenue la halte obligatoire des voyageurs, un lieu de repos pour les marins des bateaux marchands, un centre de commerce de cette province. Monterrey, la capitale, était si loin que la plupart des affaires du gouvernement se réglaient à Los Angeles. Hormis les autorités et les officiers militaires, la population était mélangée, se qualifiant de gens de raison pour se distinguer des Indiens purs et des domestiques. Les Espagnols de sang pur constituaient une classe à part. La localité comptait déjà des arènes et une maison de tolérance flambant neuve composée de trois métisses à la vertu négociable et d’une opulente mulâtresse de Panamá, dont le prix était fixe et assez élevé. Il y avait un édifice spécial pour les réunions de l’alcade et des dirigeants, qui servait également de tribunal et de théâtre, où l’on présentait en général des opérettes, des oeuvres morales et des actes patriotiques. Sur la place d’Armes avait été construit un kiosque pour les musiciens qui animaient les après-midi à l’heure de la promenade, quand les jeunes célibataires des deux sexes, surveillés par leurs parents, se montraient en groupes, les jeunes filles marchant dans un sens et les jeunes hommes en sens inverse. En revanche, il n’existait pas encore d’hôtel ; en fait, dix ans allaient passer avant que le premier soit élevé ; les voyageurs étaient logés dans les maisons riches, où la nourriture et les lits pour recevoir ceux qui demandaient l’hospitalité ne firent jamais défaut. Au vu d’un tel progrès, Alejandro de La Vega considéra indispensable qu’il y eût aussi une école, bien que personne ne partageât son inquiétude. De ses propres deniers, seul et à la force du poignet, il réussit à fonder la première de la province, qui serait la seule pendant de nombreuses années.

L’école ouvrit ses portes juste au moment où Diego fêta ses neuf ans et où le père Bernardo annonça qu’il lui avait appris tout ce qu’il savait, sauf dire la messe et exorciser les démons. C’était une pièce aussi sombre et poussiéreuse que la prison, située à un angle de la place principale, pourvue d’une dizaine de bancs de fer et d’un fouet à sept lanières accroché près du tableau. Le maître était l’un de ces petits hommes insignifiants que le moindre soupçon d’autorité transforme en êtres brutaux. Diego eut la malchance d’être un de ses premiers élèves avec une poignée d’autres garçons, rejetons de familles honorables de la localité. (…)

Parmi les élèves il y avait García, fils d’un soldat espagnol et de la propriétaire d’une taverne, un enfant d’une intelligence limitée, grassouillet, aux pieds plats et au sourire nigaud, victime préférée du maître et des autres élèves qui le tourmentaient sans arrêt. Par un désir de justice que lui-même ne parvenait pas à s’expliquer, Diego devint son défenseur, gagnant l’admiration fanatique du gros garçon.

Isabel ALLENDE, Zorro

Au fil des mots (101) : « nécropole »

Morts et vivants

    Comme toutes les grandes œuvres d’architecture religieuse, les minarets de la ville islamique se tendent vers le ciel, leurs pointes effilées indiquant la voie qui conduit vers la vie éternelle. Mais tout en bas, à leur pied, l’amère réalité de la condition humaine s’exhibait sans fard. Empruntant un dédale de ruelles, Brian est arrivé devant une porte derrière laquelle semblait commencer une ville dans la ville : 

  • Bienvenue à la cité des morts, a-t-il annoncé.

    À première vue, ce n’était qu’un autre quartier déshérité du Caire avec ses pauvres petites bicoques, certaines sans toit, mais comme son surnom l’indique cette zone était avant tout un cimetière, une nécropole qui n’abritait pas moins de quarante mille êtres vivants *.

    Quelques statistiques permettent de comprendre pourquoi un champ de tombes s’est transformé en zone d’habitation dans la principale métropole d’Afrique. Au cours des deux dernières décennies, le taux de natalité en Égypte a augmenté dans des proportions telles que les experts avancent qu’un million de nouveaux habitants s’ajoute à la population totale…tous les dix mois. Comme seuls quatre pour cent du territoire sont habitables, il est tout simplement impossible de trouver assez de places pour répondre à cette explosion démographique. (…) Quelques années avant mon voyage, j’avais glané dans la revue The Middle East quelques chiffres qui en disaient plus long que bien des discours : la capitale égyptienne ne dispose que de deux millions de logements pour trois millions de familles, ce qui signifie que quarante-deux pour cent de la population vit dans des taudis d’une seule pièce ; et même si l’État construit entre cinquante-cinq et soixante mille nouveaux logements chaque année, il en faudrait soixante-dix mille de plus pour répondre à la demande.

Bref, où se loger dans un tissu urbain aussi saturé ? La réponse, nombre de Cairotes l’avaient trouvée à la cité des morts. La tradition égyptienne étant d’inhumer les défunts dans un sarcophage protégé par un mausolée, quelqu’un a eu l’idée, il y a fort longtemps, d’installer sa famille dans l’un de ces petits édifices, et bientôt le cimetière est devenu une ville entière, avec ses boutiques et ses écoles au milieu des cryptes. En déambulant avec Brian dans cette nécropole où les hommes jouaient au trictrac dans les cafés et où les bouchers suspendaient leurs quartiers de bœuf et de mouton au-dessus d’une tombe, j’ai été assailli par le dilemme qui guette tout Occidental confronté au paradoxe du tiers-monde : fallait-il, tel un bon lecteur du Guardian pris de culpabilité socialisante tout en sirotant un verre de muscadet, s’indigner d’un système qui tolérait une vie aussi précaire et insalubre pour ses citoyens, ou accepter le fait que la cité des morts était une réponse obligée du pays à une crise du logement que ses ressources économiques ne lui permettaient pas de surmonter ?

    Brian semblait favoriser la seconde approche, à en juger par le ton égal sur lequel il m’a communiqué quelques informations sur le quartier. Ses longues années en Égypte lui avaient sans doute appris à ne pas imposer ses raisonnements d’Occidental aux réalités égyptiennes, à éviter de rejeter immédiatement des choix sociaux ou politiques sous prétexte qu’ils ne correspondaient pas à ce qui était la norme dans des pays plus développés. La cité des morts cairote était-elle fondamentalement différente des zones déshéritées comme Toxteth à Liverpool ou Ballymun à Dublin ? D’aucuns pourraient objecter que ces banlieues glauques disposent au moins de l’eau courante, d’un système d’égouts et de l’électricité, mais la persistance de pareils ghettos dans des sociétés parvenues à un haut niveau de prospérité n’est-elle pas, en soi, la preuve accablante que de sérieux problèmes demeurent ? Et donc comment « condamner » l’existence de la cité des morts ? L’Égypte, cauchemar des économistes, présentait juste une forme de pauvreté plus brutale et plus radicale que la nôtre.(…)

    Chaque société humaine a ses travers, évidemment, mais en circulant parmi ces mausolées où habitaient cinq ou six personnes, en humant les odeurs de cuisine montant des cryptes, on devait reconnaître que les divisions sociales, en Égypte, avaient pris des proportions inquiétantes. (…)

    Nous ne sommes pas attardés à la cité des morts. Avant de repartir, nous avons fait halte devant une école improvisée. Des dessins réalisés avec des crayons de couleur étaient collés sur les croisillons en pierre qui faisaient office de fenêtres, miracles de l’imagination enfantine dans un contexte aussi désolé… Plus loin, la lumière hachée d’une télé couleurs posée sur une tombe donnait d’étranges reflets à l’un de ces caveaux-taudis. 

* On estimait en 2008 à deux cent cinquante mille habitants la population de la cité des morts.

Douglas KENNEDY, Au-delà des pyramides (1988-2010)

Trésor de Syam

Après les Alpes, voici les coureurs dans le Jura… À relire cet article déjà paru, vous verrez que cette région possède bien autre chose qu’une délicieuse gastronomie et de très belles horloges ! Un trésor aperçu (et visité brièvement) hier lors du passage du peloton aux environs de Champagnole, et dont je vous avais parlé il y a quelques bons mois…

Bonne (re)lecture, les amis ! 

Je raffole du Jura, principalement du côté français. Je garde en mémoire les grandes balades dans les hautes herbes fleuries, les lacs et les courbes verdoyantes qui reposent les yeux.

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Les-produits-du-terroir-du-Jura_landing_listEt quand vient le repos du randonneur, le boire et le manger ne déçoivent personne! Fromages de Comté, Morbier, bleu de Gex et cancoillotte ; terrible vin jaune et Château-Chalon en majesté, mais aussi cépages Trousseau, Poulsard, Pinot noir en rouge, Chardonnay et Savagnin en blanc. Et pour bien dormir, une rasade de Macvin. On se régale avec rien que du naturel!

C’est le pays des Reculées où le climat est rude, l’habitat traditionnel déjà montagnard et les églises au clocher à nul autre pareil.

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Que viendrait faire ici l’art de vivre à l’italienne?

C’est pourtant le challenge relevé par le maître des forges Jean-Emmanuel Jobez (1775-1828) puis par son fils Alphonse (1813-1893) et enfin par Lazare-Hippolyte Sadi Carnot ( le fils du président de la République – 1865-1968). Ils seront aidés par l’architecte Champenois l’aîné pour construire à Syam ( au sud de Champagnole) une vraie folie!

Jean-Emmanuel Jobez est un notable libéral, franc-maçon, maîtres de forges, patron des florissantes forges de Syam ( en activité jusqu’en 2009).

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Mais c’est également un homme cultivé, féru de culture italienne. À partir de 1818, il va donc faire construire, un peu en retrait du site industriel, au milieu d’un parc forestier une villa palladienne.

Une villa palladienne… Oui, une villa palladienne sur le modèle de celles conçues par Andrea Palladio.

Andrea Palladio (1508-1580), architecte de la Renaissance, va construire de nombreux édifices dont les églises du San Giorgio Maggiore et du Redentore à Venise, le Teatro Olimpico, la Basilica et la loggia del Capitano à Vicence mais il reste avant tout le concepteur des fameuses villas des riches Vénitiens le long de la Brenta y créant un art de vivre dans une architecture qui va conquérir toute l’Europe de l’Angleterre à la Russie et les États-Unis jusqu’à aujourd’hui.

Son œuvre emblématique que tout le monde connaît: la villa Capra dite Rotonda aux abords de Vicence (immortalisée par le film Don Giovanni de Losey)

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Ma préférée : la Malcontenta!

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La Révolution américaine redécouvrira l’œuvre de Palladio et Thomas Jefferson se fit construire à Monticello une maison inspirée de cette architecture ; de même la bibliothèque de l’université de Virginie et même la Maison Blanche sont d’inspiration palladienne!

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C’est ensuite la Révolution française qui s’en empare avec notamment Claude-Nicolas Ledoux et sa saline royale d’Arc-en-Senans dans le Jura justement.

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Le nom de Palladio apparaît également dans les Constitutions d’Anderson (texte fondateur de la franc-maçonnerie moderne). On n’est dès lors pas étonné de l’admiration que lui porte  notre Jurassien Jobez lui-même franc-maçon et amoureux de l’Italie!

Alors, la folie, quelle est-elle? Jugez plutôt!

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Classée aux monuments historiques depuis 1994, elle a été rachetée en 2001 par un couple de passionnés qui lui redonne une seconde jeunesse par une partie réservée à l’accueil d’hôtes et de manifestations privées, et également par un festival.

L’intérieur a été conservé en très bon état avec ses tapisseries et papiers-peints d’origine. Les actuels propriétaires tentent de reconstituer l’immense bibliothèque.

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Le jardin dessiné et planté dès 1818 a lui aussi été inscrit au pré-inventaire des jardins remarquables. Notons que les quatre façades de la villa ont été orientées selon les quatre points cardinaux et s’ouvrent sur quatre échancrures définies par le plan des plantations du parc.

Il existe quelques témoignages de l’architecture palladienne en France dont  le château de Reynerie à Toulouse, le château de Rastignac en Dordogne (que certains pensent être le modèle de la Maison Blanche), la Maison carrée d’Arlac, le château de Grandville en Loire Atlantique mais ce  château de Syam reste tout de même une originalité méditerranéenne dans le climat si rude du Jura!

Bonne visite si vous avez l’occasion de vous y rendre. Quant à moi, je vous reparlerai un jour de Palladio, une vraie passion qui m’a conduite à en faire le sujet de mon travail de fin d’études de mon cours d’italien!

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Un homme aux sept vies et plus encore…

Reprise d’un article datant de juillet 2018 lors du passage du Tour de France dans le Beaufortin. En août 2020, revoici les coureurs de la Grande Boucle dans la région… Cet article vous avait beaucoup plu, donc je vous le repropose !

Bonne (re)découverte !

Une gueule d’aventurier comme on les aimait au milieu du siècle dernier…

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Né en 1906, il fut tout jeune animateur du syndicat d’initiative de Chamonix à l’époque de l’Olympiade d’hiver de 1924,  guide de montagne à la plus prestigieuse des Compagnies, tenancier de brasserie, grand résistant, correspondant journalistique en Algérie, écrivain à succès, explorateur de terres hostiles… Sept vies et plus encore! Il mourut bon nonagénaire en 1999.

Nous l’avions rencontré en 1986. Une rencontre de hasard qui vous bouleverse à tout jamais.

Nous préparions notre expédition en Himalaya indien, nous redescendions de la Vallée Blanche où nous avions passé la nuit pour tester notre matériel et au sortir du téléphérique, nous nous étions installés, assoiffés et fourbus, à une terrasse du centre de Chamonix. Soudain était apparu un beau grand vieillard, un homme lumineux qui contempla longuement notre matériel de bivouac (les premières tentes à arceaux et les premiers matelas auto-gonflants) et surtout nos piolets techniques révolutionnaires, nos chaussures en coque plastique et nos crampons à fixation rapide type ski, incroyables cadeaux que nous avait faits notre sponsor principal, la firme Charlet-Moser, à nous alpinistes amateurs du plat pays! Avec ça, on était crédible pour tout Chamoniard, surtout hors saison touristique. On engagea donc la conversation, obligé! Il s’assit et partagea une bière. Bon dieu, si l’époque avait été au selfie, on aurait déchiré. Il y a 30 ans, on n’a même pas pensé à faire une photo, on était tétanisé, on se sentait comme aspiré par son charisme, on était simplement ravi et honoré…

Frison…, c’était Frison-Roche!

Deux ans plus tard, nous sommes allés, mon mari et moi, randonner dans son pays, le Beaufortin, poussés par l’envie de poursuivre le rêve et de mieux connaître les racines de cette légende que nous avions eu l’immense privilège de côtoyer.

Aussi  après le passage cet été du Tour de France dans cette vallée, j’ai eu une irrépressible envie de redécouvrir cet homme mythique. Je suis donc allée récupérer dans notre bibliothèque de montagne l’avant-dernier de ses 35 livres, celui de ses mémoires, Le Versant du Soleil.

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Et pendant quelques  nuits enchanteresses, j’ai voyagé à l’ancienne, subjuguée par la vie incroyable d’un véritable héros du XXème siècle. Tout y était : le goût de l’aventure de l’époque, l’héroïsme et l’histoire France avec les deux guerres puis l’exode algérien, la saga familiale, la nature sublime et cruelle, l’écologie et l’ethnologie, les montagnes, le désert et les immensités polaires, les témoignages journalistiques, photographiques et cinématographiques… Un Nicolas Hulot puissance 100!

Avec ce talent littéraire, mêlant poésie et souffle puissant, qui en fit un écrivain adulé en son temps, encore présent dans toutes les anthologies de textes français pour ados! Ah, ce sens de l’image quand on étudie la description avec les élèves, lisez plutôt:

Ainsi vous sera découvert un paysage étrange, inattendu, même des alpinistes; les fines aiguilles de protogine semblent animées d’un mouvement démentiel, elles penchent, s’effilent, basculent sur le duvet léger d’un nuage solitaire, et sous elles les rimayes s’ouvrent et se ferment comme une respiration, la montagne inerte devient vivante, et vous percevez les bruits internes de ces glaciers, de ces rocs, la plainte susurrante du vent de neige sur les corniches, le plaquement brusque d’une rafale dans la brèche d’une aiguille, la canonnade métallique des pierres le long des couloirs, le bruit de soie froissée des avalanches, le tumulte des cascades syncopé par les courants d’air alternés et parfois couvrant tous les autres, étouffant même le bruit monotone du moteur de votre avion – ce bruit familier et ronronnant qui laissait deviner le grand silence intérieur -, le craquement de fin du monde d’un glacier qui s’écroule.

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Petit parisien pauvre et orphelin après la Première guerre mondiale, Frison-Roche trouve une raison de vivre pendant les vacances dans sa famille à Beaufort-sur-Doron. Il y est berger l’été et acquiert pour toujours le goût de la nature. Pas bon à l’école, il soulage sa maman en prenant son envol très tôt. Chamonix l’attire, il y sera à jamais une personnalité marquante, y tenant une brasserie populaire, participant à l’organisation des Jeux de 1924, devenant également le premier guide de la Compagnie à ne pas être natif de Chamonix. Après une vie d’aventures, il y reviendra, faisant construire son chalet côté Brévent, le versant du soleil avec vue totale sur le massif du Mont-Blanc .

577699_mediumIl partit en Algérie avec sa petite famille, devenu alors journaliste. Le Sahara le subjugue, il y fait des méharées d’exploration avant et après la Deuxième guerre, pendant laquelle il est fait prisonnier puis devient résistant dans le maquis du Beaufortin, absent pendant plusieurs années de l’Algérie où il avait laissé son épouse et ses enfants… Il revient et poursuit ses traversées du Sahara, escaladant des sommets vierges et inconnus. Mais les temps changent et il décide d’abandonner cette terre chérie avant le déchirement final. La famille s’installe à Nice puis finit par revenir à Chamonix. Leur fils aviateur meurt lors d’un vol d’essai. Entre temps, le Sahara a fait place aux grandes solitudes polaires, et là encore Frison, lors de plusieurs expéditions, se fait explorateur et ethnologue.

Mais cette vie ne l’empêche pas d’écrire, elle nourrit sa vocation de conteur : Premier de cordée, La Grande Crevasse, Retour à la montagne et tous ses récits sahariens et polaires font de lui un immense écrivain d’aventures. 35 livres. Et beaucoup de best-sellers…

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« Premier de cordée » deviendra un film tourné en pleine occupation, dans des décors naturels avec toute l’équipe artistique et technique vivant en refuge en pleine Vallée blanche. On peut trouver sa version restaurée en DVD.

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Frison-Roche aura parcouru en tous sens les sept vallées du Mont-Blanc, la vallée du Beaufortin comme jeune berger  puis traquant les troupes nazies en tant que résistant, tout le Sahara jusqu’à l’Afrique noire, le Grand Nord canadien, les terres polaires. Un itinéraire parfaitement conforme aux aspirations de son époque.

Certes, son discours sur l’Algérie, ses conceptions de « race » et de « civilisation  » sont parfois un peu datées mais il témoigne toujours d’un grand respect et d’une vraie admiration pour les peuples qu’il rencontre et découvre.

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Rétrospectivement et en relisant ses Mémoires, je me demande pourquoi il n’a pas tenté l’aventure himalayenne comme son contemporain, maire de Chamonix et héros de « Annapurna, premier 8000 », Maurice Herzog. C’était l’époque de gloire pour les Français. Nous lui avions parlé de notre projet, escalader le Nun-Kun dans l’Himalaya indien, un sommet « vaincu » par le Français Bernard Pierre. Je ne me souviens pas qu’il ait embrayé sur le sujet… L’Asie ne le tentait pas, tout simplement. L’exploit purement sportif non plus.

c9-1-300x230Frison revint à Chamonix, là où il avait acquis encore adolescent, son indépendance et où il avait rencontré son épouse. Il se fit construire Derborence, un grand chalet familial, sur le versant du soleil et proche de l’avalanche du Brévent pour ne jamais oublier la force de la montagne. Il y mourut en 1999.

Son souvenir reste vivant dans la capitale de l’alpinisme avec une superbe voie d’escalade, un trail et une cité scolaire…

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Et pour nous tous, ses livres qui sont l’expression d’une curiosité insatiable et d’un immense amour de l’humanité.

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Pour Frison, un de mes lieux favoris : la chaîne du Mont-Blanc depuis le Lac Blanc. Chamonix est en bas, avec son chalet Derborence accroché sous le Brévent, au soleil… Quelle vue!

Au fil des mots…

Le premier billet sous ce titre date du 26 avril !

Né en période de confinement de l’envie de distraire certains amis plus esseulés encore que moi et tellement à l’étroit dans leurs appartements ; avec l’idée de proposer une « p’tite lecture » en complément du rendez-vous de « la p’tite photo perso » sur Facebook (qui, elle, avait démarré une quinzaine de jours plus tôt).

L’alibi était le rangement de ma bibliothèque, rangement qui évidemment n’eut jamais lieu puisque je triturais à chaque petit matin les piles de bouquins affalées sur la commode de ma chambre pour trouver celui qui allait être l’heureux élu. Je vous rassure, il n’y eut jamais de panne intégrale, mais des doutes, oui… Une fois le livre en mains, je me donnais 3 chances : je l’ouvrais à 3 endroits (premier tiers, milieu et dernier tiers) et si ce n’était pas concluant, au suivant !

Le livre choisi, l’extrait trouvé, il restait à vous le présenter au mieux : recopie sobre, sans commentaires mais avec quelques documents iconographiques. Ainsi pendant 100 jours, j’ai rédigé de 7h à 10h avec la joie de me dire qu’il y aurait bien quelqu’un qui mordrait à l’hameçon le soir venu.

J’ai eu des surprises : certains textes que j’avais crus être de vraies locomotives ont lamentablement floppé ; d’autres sur lesquels j’avais de sérieux doutes vous ont enflammés…

J’avoue que si les statistiques « brutes » de lectures du blog furent relativement encourageantes, le peu de retour m’a parfois miné le moral. Merci à certains de mes abonnés d’avoir cliqué sur le « j’aime » du blog en bas du texte, un simple geste qui donne un coup de fouet. Et que dire des mes fidèles chroniqueurs : Dominique, José, Barbara. Vous m’avez gratifiée de si beaux textes ! Et aussi Anne et Anne, Monique, Brigitte, Danielle, Jean-Marc et quelques-autres sur Facebook. Et tous ceux qui ont simplement « liker »…Merci.

Ce fut une belle aventure dont je n’avais pas vraiment mesuré l’ampleur, le tout s’étalant sur 100 jours (le temps d’un retour napoléonien). Mais ce matin, en dressant la liste des 98 auteurs et des 100 bouquins, ça piquait un peu comme dirait un sportif ! Il y a même des livres que je ne souvenais pas vous avoir proposés !

Tous les auteurs et tous les livres qui figurent ci-dessous m’ont plu à un moment ou à un autre de ma vie de lectrice. En contemplant la liste, je me dis qu’il y a des manques flagrants, il y a tant d’autres auteurs et tant d’autres livres que j’aurais aimés vous faire (re)découvrir !

Mais il faut faire une fin. Je suis un peu lasse de cette quête obligée et de ce travail quotidien pas loin de 4 mois durant.

Je voudrais dorénavant consacrer ces 3 heures du petit matin à me remettre un peu à l’allemand dans l’espoir que les cours redémarrent ? Cela ne veut pas dire que je ne reprendrai pas la liste, la porte reste ouverte et j’ai déjà une bonne dizaine de bouquins qui se pressent au portillon ! Pas d’inquiétude pour les accros, je vous referai ponctuellement de petites virées !

La liste, donc avec le lien pour retourner y voir… bonne (re)lecture ! et si quelques avis ont envie de fleurir sur vos claviers, allez-y, les commentaires restent ouverts et bienvenus!

  1. Philippe DELERM, Le trottoir au soleil (https://nouveautempolibero.blog/2020/04/26/au-fil-des-mots-trottoir/)
  2. Tahar BEN JELLOUN, Lettre à Delacroix (https://nouveautempolibero.blog/2020/04/27/au-fil-des-mots-lumiere/)
  3. Philippe TORRETON, Mémé (https://nouveautempolibero.blog/2020/04/28/au-fil-des-mots-gacher/)
  4. Frances MAYES, Saveurs vagabondes (https://nouveautempolibero.blog/2020/04/29/au-fil-des-mots-marche/)
  5. Frédéric LENORMAND, Docteur Voltaire et Mister Hyde (https://nouveautempolibero.blog/2020/04/30/au-fil-des-mots-expert/)
  6. Marc LAVOINE, L’homme qui ment (https://nouveautempolibero.blog/2020/05/01/au-fil-des-mots-7-banlieue/)
  7. Th. BOURCY et F-H. SOULIÉ, Le Songe de l’astronome (https://nouveautempolibero.blog/2020/05/02/au-fil-des-mots-8-portrait/)
  8. Alexandre THARAUD, Montrez-moi vos mains (https://nouveautempolibero.blog/2020/05/03/au-fil-des-mots-10-concert/)
  9. Olivia de LAMBERTERIE, Avec toutes mes sympathies (https://nouveautempolibero.blog/2020/05/04/au-fil-des-mots-11-mode/)
  10. René FRÉGNI, Je me souviens de vos rêves (https://nouveautempolibero.blog/2020/05/05/au-fil-des-mots-10-serenite/)
  11. Jean-François PAROT, Le noyé du Grand Canal (https://nouveautempolibero.blog/2020/05/06/au-fil-des-mots-11-gazette/)
  12. Valerio VARESI, Le fleuve des brumes (https://nouveautempolibero.blog/2020/05/07/au-fil-des-mots-12-po/)
  13. Jean-Paul DESPRAT, Jaune de Naples (https://nouveautempolibero.blog/2020/05/08/au-fil-des-mots-13-porcelaine/)
  14. Érik ORSENNA, Portrait d’un homme heureux (https://nouveautempolibero.blog/2020/05/09/au-fil-des-mots14-heureux/)
  15. Claude ISNER, Le petit homme de l’Opéra (https://nouveautempolibero.blog/2020/05/10/au-fil-des-mots-15-filature/)
  16. Karine LAMBERT, Eh bien dansons maintenant ! (https://nouveautempolibero.blog/2020/05/11/au-fil-des-mots-16-tendresse/)
  17. Antoine LAURAIN, La femme au carnet rouge (https://nouveautempolibero.blog/2020/05/12/au-fil-des-mots-17-sac/)
  18. Philippe CLAUDEL, Parfums (https://nouveautempolibero.blog/2020/05/13/au-fil-des-mots-18-cannelle/)
  19. Jean-Claude BRIALY, Le ruisseau des singes (https://nouveautempolibero.blog/2020/05/14/au-fil-des-mots-19-monstre-sacre/)
  20. Jean-Christophe RUFIN, Le suspendu de Conakry (https://nouveautempolibero.blog/2020/05/15/au-fil-des-mots-20-consul/)
  21. Mathias ENARD, Parle-leur de batailles, de rois et d’éléphants (https://nouveautempolibero.blog/2020/05/16/au-fil-des-mots-20-miracle/)
  22. Jean-Jacques ROUSSEAU, Rêveries du promeneur solitaire (https://nouveautempolibero.blog/2020/05/17/au-fil-des-mots-22-nature/)
  23. Marcel PAGNOL, Le Temps des Secrets (https://nouveautempolibero.blog/2020/05/18/au-fil-des-mots-23enfance/)
  24. Didier van CAUWELAERT, Jules (https://nouveautempolibero.blog/2020/05/19/au-fil-des-mots-24-chien-guide/)
  25. Arturo PÉREZ-REVERTE, Deux hommes de bien (https://nouveautempolibero.blog/2020/05/20/au-fil-des-mots25-encyclopedie/)
  26. Jean d’ORMESSON, Casimir mène la grande vie (https://nouveautempolibero.blog/2020/05/21/au-fil-des-mots26-mecontent/)
  27. Adrien GOETZ, Villa Kérylos (https://nouveautempolibero.blog/2020/05/22/au-fil-des-mots-27-destin/)
  28. Serena GIULIANO, Ciao bella (https://nouveautempolibero.blog/2020/05/23/au-fil-des-mots-28-femme/)
  29. Dominique FERNANDEZ, Tribunal d’honneur (https://nouveautempolibero.blog/2020/05/24/au-fil-des-mots-29-russe/)
  30. Donna LEONE, Les disparus de la lagune (https://nouveautempolibero.blog/2020/05/25/au-fil-des-mots-30-retraite/)
  31. Michèle BARRIÈRE, Les Soupers assassins du Régent (https://nouveautempolibero.blog/2020/05/26/au-fil-des-mots-31-ingredients/)
  32. Michel PASTOUREAU, Les couleurs de nos souvenirs (https://nouveautempolibero.blog/2020/05/27/au-fil-des-mots-32-couleurs/)
  33. Amélie NOTHOMB, La Nostalgie heureuse (https://nouveautempolibero.blog/2020/05/28/au-fil-des-mots-33-nostalgie/)
  34. Anna GAVALDA, L’échappée belle (https://nouveautempolibero.blog/2020/05/29/au-fil-des-mots-34-fratrie/)
  35. Sylvain TESSON, Géographie de l’instant (https://nouveautempolibero.blog/2020/05/30/au-fil-des-mots-35-lecture/)
  36. Amin MAALOUF, Un fauteuil sur la Seine (https://nouveautempolibero.blog/2020/05/31/au-fil-des-mots-36-fauteuil/)
  37. Douglas KENNEDY, Ce instant-là (https://nouveautempolibero.blog/2020/06/01/au-fil-des-mots-37-mur/)
  38. George SAND, Pauline (https://nouveautempolibero.blog/2020/06/02/au-fil-des-mots-38-reputation/)
  39. Frank TALLIS, Petite musique de la mort (https://nouveautempolibero.blog/2020/06/03/au-fil-des-mots-39-maestro/)
  40. Patrick de CAROLIS, La Dame du Palatin (https://nouveautempolibero.blog/2020/06/04/au-fil-des-mots-40-philosophe/)
  41. Anny DEPEREY, Les chats de hasard (https://nouveautempolibero.blog/2020/06/05/au-fil-des-mots-41-chat/)
  42. François MITTERRAND, Lettres à Anne (https://nouveautempolibero.blog/2020/06/06/au-fil-des-mots-42-passion/)
  43. Gérard de CORTANZE, Miroirs (https://nouveautempolibero.blog/2020/06/07/au-fil-des-mots-43-miroir/)
  44. Paul AUSTER, La Nuit de l’oracle (https://nouveautempolibero.blog/2020/06/08/au-fil-des-mots-44-carnet/)
  45. Élisabeth BADINTER, Le Pouvoir au féminin (https://nouveautempolibero.blog/2020/06/09/au-fil-des-mots-45-imperatrice/)
  46. Laurent GAUDÉ, Le Soleil des Scorta (https://nouveautempolibero.blog/2020/06/10/au-fil-des-mots-46-banquet/)
  47. Catherine CLÉMENT, Pour l’amour de l’Inde (https://nouveautempolibero.blog/2020/06/11/au-fil-des-mots-47-attirance/)
  48. Peter MAYLE, Une année en Provence (https://nouveautempolibero.blog/2020/06/12/au-fil-des-mots-48-vent/)
  49. Vincent ENGEL, Requiem vénitien (https://nouveautempolibero.blog/2020/06/13/au-fil-des-mots-49-frenesie/)
  50. Jean-Paul DUBOIS, Une vie française (https://nouveautempolibero.blog/2020/06/14/au-fil-des-mots-dechirement/)
  51. Éric de KERMEL, La librairie de la place aux Herbes (https://nouveautempolibero.blog/2020/06/15/au-fil-des-mots-51-partage/)
  52. Marcel PROUST, À la recherche du temps perdu (https://nouveautempolibero.blog/2020/06/16/au-fil-des-mots-52-presentations/)
  53. Arlette FARGE, Paris au siècle des Lumières (https://nouveautempolibero.blog/2020/06/17/au-fil-des-mots53-promenade/)
  54. Maylis de KERANGAL, Un monde à portée de main (https://nouveautempolibero.blog/2020/06/18/au-fil-des-mots-54-portor/)
  55. Tatiana de ROSNAY, Rose (https://nouveautempolibero.blog/2020/06/19/au-fil-des-mots-55-modernite/)
  56. Angela HUTH, Les filles de Hallows Farm (https://nouveautempolibero.blog/2020/06/20/au-fil-des-mots-56-volontaire/)
  57. Michel BUSSI, T’en souviens-tu, mon Anaïs? (https://nouveautempolibero.blog/2020/06/21/au-fil-des-mots-57-secret/)
  58. Philippe SOLLERS, Liberté du XVIIIème (https://nouveautempolibero.blog/2020/06/22/au-fil-des-mots-58-flamboyant/)
  59. Anne SINCLAIR, 31 rue La Boétie (https://nouveautempolibero.blog/2020/06/23/au-fil-des-mots-59-non-dit/)
  60. Bernard CHAMBAZ, Caro, carissimo Puccini (https://nouveautempolibero.blog/2020/06/24/au-fil-des-mots-60-tenor/)
  61. Isabelle CARRÉ, Les Rêveurs (https://nouveautempolibero.blog/2020/06/25/au-fil-des-mots-61-vivre/)
  62. Franz-Olivier GIESBERT, La cuisinière d’Himmler (https://nouveautempolibero.blog/2020/06/26/au-fil-des-mots-62-epopee/)
  63. Daniel MASSON, L’accordeur de piano (https://nouveautempolibero.blog/2020/06/27/au-fil-des-mots-63-piano/)
  64. Jean DIWO, Moi Milanollo, fils de Stradivarius (https://nouveautempolibero.blog/2020/06/28/au-fil-des-mots-64-violon/)
  65. COLETTE, La maison de Claudine (https://nouveautempolibero.blog/2020/06/29/au-fil-des-mots-65-presbytere/)
  66. Philippe LABRO, Un début à Paris (https://nouveautempolibero.blog/2020/06/30/au-fil-des-mots-66-planque/)
  67. Janine MONTUPET, Dans un grand vent de fleurs (https://nouveautempolibero.blog/2020/07/01/au-fil-des-mots-67-jasmin/)
  68. Alain DUHAMEL, Portrait-souvenirs, 50 ans de vie politique (https://nouveautempolibero.blog/2020/07/02/au-fil-des-mots68-memorialiste/)
  69. Jennifer LESIEUR, Alexandra David-Néel (https://nouveautempolibero.blog/2020/07/03/au-fil-des-mots-69-voyageuse/)
  70. Iain PEARS, Le Jugement dernier (https://nouveautempolibero.blog/2020/07/06/au-fil-des-mots-70-jugement/)
  71. Victoria HISLOP, Une dernière danse (https://nouveautempolibero.blog/2020/07/07/au-fil-des-mots-71-guerre-civile/)
  72. Philippe BESSON, Un garçon d’Italie (https://nouveautempolibero.blog/2020/07/08/au-fil-des-mots-72-soupcon/)
  73. Rita CHARBONNIER, La Sœur de Mozart (https://nouveautempolibero.blog/2020/07/09/au-fil-des-mots-73-sacrifiee/)
  74. Frédéric MITTERRAND, Mes regrets sont mes remords (https://nouveautempolibero.blog/2020/07/10/au-fil-des-mots-69-remords/)
  75. Jean GIONO, Rondeur des jours (https://nouveautempolibero.blog/2020/07/13/au-fil-des-mots-75-provence/)
  76. Madame de LAFAYETTE, Histoire de la princesse de Montpensier (https://nouveautempolibero.blog/2020/07/14/au-fil-des-mots-76-jalousie/)
  77. Chitra Barnerjee DIVAKARUNI, La Maîtresse des épices (https://nouveautempolibero.blog/2020/07/15/au-fil-des-mots-77-epices/)
  78. Olivier TODD, André Malraux, une vie (https://nouveautempolibero.blog/2020/07/16/au-fil-des-mots-78-diplomatie/)
  79. Marlena de BLASI, Un palais à Orvieto (https://nouveautempolibero.blog/2020/07/17/au-fil-des-mots-79-nourriture/)
  80. Max GALLO, La Baie des Anges (https://nouveautempolibero.blog/2020/07/20/au-fil-des-mots-80-migrants/)
  81. Dai SIJIE, Balzac et la Petite Tailleuse chinoise (https://nouveautempolibero.blog/2020/07/21/au-fil-des-mots-81-reeduques/)
  82. Colum McCANN, Danseur (https://nouveautempolibero.blog/2020/07/22/au-fil-des-mots-82-prise-de-contact/)
  83. David FOEKINOS, Vers la beauté (https://nouveautempolibero.blog/2020/07/23/au-fil-des-mots-83-invisibilite/)
  84. Mazarine PINGEOT, Théa (https://nouveautempolibero.blog/2020/07/24/au-fil-des-mots-84-disparition/)
  85. Pierre-Jean REMY, Aria di Roma (https://nouveautempolibero.blog/2020/07/27/au-fil-des-mots-85-bonheur/)
  86. Vladimir FÉDOROVSKI, Le Roman de Saint-Pétersbourg (https://nouveautempolibero.blog/2020/07/28/au-fil-des-mots-86-poete/)
  87. Jean-Michel GUENASSIA, Le Club des Incorrigibles Optimistes (https://nouveautempolibero.blog/2020/07/29/au-fil-des-mots-87-rockn-roll/)
  88. Beatrice MASINI, L’Aquarelliste (https://nouveautempolibero.blog/2020/07/30/au-fil-des-mots-88-catalogue/)
  89. Philippe BESSON, L’arrière-saison (https://nouveautempolibero.blog/2020/07/31/au-fil-des-mots-89-raconter/)
  90. Graham ROBB, Une histoire de Paris par ceux qui l’on fait (https://nouveautempolibero.blog/2020/08/03/au-fil-des-mots-90-exposition/)
  91. Helene HANFF, 84 Charing Cross Road (https://nouveautempolibero.blog/2020/08/04/au-fil-des-mots-91-bibliophile/)
  92. Dominique PARAVEL, Nouvelles vénitiennes (https://nouveautempolibero.blog/2020/08/05/au-fil-des-mots-92-amertume/)
  93. Françoise BOURDON, Retour au pays bleu (https://nouveautempolibero.blog/2020/08/06/au-fil-des-mots-93-souvenirs/)
  94. Agnès DURAND-LUGAND, Á la lumière du petit matin (https://nouveautempolibero.blog/2020/08/07/au-fil-des-mots-94-port-dattache/)
  95. Françoise CHANDERNAGOR, L’enfant des Lumières (https://nouveautempolibero.blog/2020/08/10/au-fil-des-mots-95-libertes/)
  96. Pierre JOURDE, Le Tibet sans peine (https://nouveautempolibero.blog/2020/08/11/au-fil-des-mots-97-col/)
  97. Benoîte GROULT, Les trois quarts du temps (https://nouveautempolibero.blog/2020/08/12/au-fil-des-mots-97-coup-de-foudre/)
  98. Patrick WEBER, L’ange de Florence (https://nouveautempolibero.blog/2020/08/13/au-fil-des-mots-98-meurtre/)
  99. Jonathan COE, La vie très privée de Mr Sim (https://nouveautempolibero.blog/2020/08/14/au-fil-des-mots-99-voix/)
  100. Philippe DELERM, Quelque chose en lui de Bartleby (https://nouveautempolibero.blog/2020/08/17/au-fil-des-mots-100-luxe/)

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Au fil des mots (99) : « voix »

Séductrice   

   Pour le moment, il valait mieux que je me concentre sur le GPS. J’ai lu le fascicule pendant une dizaine de minutes, pour être raisonnablement sûr d’avoir saisi l’essentiel. (…) En remontant dans la voiture, j’ai mis le contact et j’ai appuyé sur l’icône « J’accepte » dès qu’elle est apparue sur l’écran. Ensuite, j’ai appuyé sur « Destination » et, non sans mal, j’ai entré l’adresse sur l’écran tactile. En quelques secondes, l’ordinateur avait localisé la maison, et il me proposait trois itinéraires à partir de ma position présente. J’ai choisi celui qui me semblait le plus rapide. Aussitôt cette sélection faite, j’ai entendu une voix de femme qui disait :

   Merci de bien vouloir prendre l’itinéraire affiché ; le guidage va commencer.

   Ce n’était pas tant ce qu’elle disait que la façon dont elle le disait.

   En général, les gens sont attirés par leurs semblables en fonction du physique. Et moi, bien sûr, je ne fais pas exception. Mais la première chose qui m’attire vraiment chez une femme, c’est sa voix. C’est ce que j’ai remarqué chez Lindsay Ashworth, le jour où l’on s’est rencontrés – son charmant accent écossais. Et pour remonter plus loin, c’est aussi la première chose que j’ai remarquée chez Caroline, ses voyelles aplaties du Lancashire, si décalées par rapport à ce que j’attendais chez une personne en tout point élégante, snob et métropolitaine par ailleurs. Or, pour ridicule que la chose puisse paraître, aucune de ces deux femmes, ni Lindsay ni Caroline, n’avait une voix aussi prenante que celle qui sortait de cette machine. Elle était tout simplement belle, cette voix, belle à couper le souffle. C’était sans doute la plus belle voix que j’aie entendue de ma vie. Ne me demandez pas de vous la décrire. Vous commencez à vous douter que je ne suis pas doué pour ce genre d’exercice. C’était une voix anglaise – il n’était pas impossible de la situer sur l’éventail social du côté de la prononciation « cultivée, de l’anglais de la BBC. Elle avait quelque chose de légèrement hautain, disons-le, une inflexion discrètement impérieuse. Mais en même temps elle était calme, posée, infiniment rassurante. Comment pourrait-elle se fâcher ? Comment l’entendre sans se sentir apaisé, consolé ? C’était une voix qui vous disait que le monde tournait rond – le vôtre en tout cas. C’était une voix totalement étrangère à l’équivoque comme au doute de soi ; une voix qui inspirait confiance. peut-être que c’était ce qui me plaisait tant : une voix qui mettait en confiance.

   Je suis passé en mode conduite, et je suis sorti du parking. Comme je quittais l’aire de services, un panneau disait : « L’aire d’Oxford vous remercie de votre visite. Votre passage et votre immatriculation ont été saisis sur CCTV. » Un signe de plus, s’il m’en fallait, que je n’étais pas aussi seul que je l’avais cru.

   « Qu’est-ce que vous en pensez ? me suis-je surpris à dire à la voix de la carte. Ça fait un peu froid dans le dos, non ? « 

   Et elle a répondu: 

   Prenez la sortie ; puis, dans deux cents mètres, au rond-point, allez tout droit. (…)

   Je n’écoutais pas la radio, je ne voulais pas écouter les bavardages d’autrui. Je voulais être seul avec mes pensées, et avec la voix d’Emma quand j’avais envie de l’entendre.

   Ah, je ne vous ai pas dit qu’elle s’appelait Emma ? Je venais de passer près d’une heure à décider comment j’allais l’appeler. J’avais choisi Emma parce que ça a toujours été un de mes prénoms préférés. (…)

   Notre relation allait être mise à l’épreuve pour la première fois, car je venais de décider de ne pas suivre ses indications pendant quelques minutes. (…) Mais comment Emma allait-elle réagir? Un brin nerveux à l’idée de mon coup de force, j’ai donc délibérément ignoré son insistance à répéter « prochaine sortie, à gauche », et au rond-point j’ai pris la quatrième sortie au lieu de prendre la troisième. J’imaginais ce que Caroline aurait dit si j’avais ignoré ses indications sur la route de nos vacances en famille. « Mais non, pas celle-ci ! » Il y aurait eu un soupir exaspéré, puis sa voix se serait tendue, et elle serait passée à ce registre abominable de résignation agressive devant mon entêtement et ma stupidité. « Très bien. Puisque tu sais tout mieux que moi, continue, ça sert à rien que je regarde ce truc ! » Là-dessus, elle aurait balancé l’atlas routier à l’arrière de la voiture, en ratant de justesse Lucy qui, sur son siège de bébé, aurait écouté notre querelle en ouvrant des yeux ronds et en se demandant dans sa petite tête si c’était ainsi que les adultes se parlaient. Oui, voilà tout à fait ce qui se serait passé, des scénarios pareils, j’en avais d’innombrables en mémoire.

   Mais avec Emma, rien de tel. Elle n’a rien dit, tout d’abord. Le seul indice manifestant qu’elle avait pris note de ma décision a été le message qui s’affichait sur l’écran : « Recherche de l’itinéraire ». Puis, au bout de quelques secondes, sa voix est revenue. Le ton n’avait nullement changé. Toujours calme, toujours mesuré. Nullement perturbé par mon petit geste de rébellion. « Continuez environ trois kilomètres sur cette route. » Et voilà tout. Pas de reproches, pas de sarcasmes, pas de questions. Elle acceptait mon autorité et réagissait en conséquence. Je commençais déjà à me dire qu’en Emma j’avais trouvé quelque chose comme la partenaire idéale. J’ai appuyé sur le bouton « Carte » rien que pour l’entendre répéter :

   Continuez environ trois kilomètres sur cette route.

   Superbe. J’adorais la courte pause qu’elle intercalait après « trois kilomètres ». Elle vous disait ça comme le vers d’un poème… 

Jonathan COE, La vie très privée de Mr Sim

Au fil des mots (98) : « meurtre »

Florence mortifère   

   Où était passé son enthousiasme, son envie de créer, sa passion d’inventer ? Il se sentait épuisé, comme s’il avait couru pendant des heures à travers les champs de son enfance, sans but précis. Les séances de pose lui paraissaient toujours interminables. Au début, il s’occupait en retournant mille fois dans sa tête toutes les pensées qui l’obsédaient. Au fil des jours, son esprit s’était vidé. Il offrait son image en pâture à Verrocchio, sans songer le moins du monde à l’usage que ce dernier en ferait. Insensiblement, son corps devenait objet. Cette œuvre qui prenait peu à peu naissance sous ses yeux, elle n’était pas sienne. Il ne s’agissait pour lui que de céder, à titre temporaire, une image dont il ne se sentait nullement dépositaire pour toujours. S’il mettait beaucoup de fougue à revendiquer son talent, il ne tirait aucune fierté de sa grande beauté, se contentant de constater l’effet qu’elle produisait sur les autres. Il savait gré à Verrocchio de le soutenir, mais sans pour autant s’en montrer dupe. Depuis quelque temps, il avait appris à vivre avec des ombres qui le suivaient quand il marchait dans les rues de la ville. Il les retrouvait jusque dans les endroits où il aurait aimé se retrouver seul. 

   Aujourd’hui, il était resté plus tard que de coutume à l’atelier. Verrocchio travaillait au visage de son David, et éprouvait quelque peine à capter chez son modèle l’émotion qu’il recherchait. L’artiste avait fait montre d’une très mauvaise humeur, refusant obstinément de libérer Vinci avant d’avoir résolu le problème qui l’obsédait.

   Le jour étant tombé depuis longtemps quand Vinci quitta l’atelier en éprouvant un grand soulagement. Pieter lui avait proposé d’aller boire un verre dans une auberge, mais il n’en ressentait nullement l’envie. Il regrettait d’ailleurs de ne pas accorder davantage d’attention à ce jeune homme qui ne cessait de lui apporter son appui. Et en peu de temps, à bien y réfléchir, ce petit Flamand était devenu son ami le plus sûr et le plus cher.

   En arrivant devant chez lui, il résolut d’inviter Pieter le lendemain soir pour le remercier de toute sa sollicitude. Il gravit les marches menant au premier étage de la maison, traversa le grand couloir et parvint à la raide échelle de bois qui conduisait à son atelier. (…) Par-delà le cliquetis des cadenas, il crut distinguer un bruit différent : net et rapide, tel celui d’un petit animal qui s’échappe, surpris par un visiteur indésirable. Il songea tout d’abord à un chat qui se serait faufilé à travers les poutres du toit ou peut-être même un rat.  Saisissant une torche dans le couloir, il poussa enfin l’huis de son atelier. Comme il appréciait de retrouver cet endroit, où il s’était composé son propre univers ! (…)

   À la lueur de la torche, il ne lui fallut pas longtemps pour discerner les contours de la silhouette qui gisait à même le sol. L’expression de ce jeune homme d’une vingtaine d’années ne trahissait aucune crainte. Entièrement dévêtu, il portait la main à son cou, un cou sur lequel ressortait une longue et profonde entaille rouge. Face à lui, un chevalet supportait une toile. En contraste frappant avec la blancheur du tissu, de larges traits rouges et bruns y figuraient. Une simple esquisse, effectuée rapidement mais d’excellente facture, représentant un ange prenant son envol pour échapper aux flammes : celles de l’enfer, qui ravagent le sol et dévorent les hommes ; la fournaise de laquelle seul peut s’échapper un ange puisant son énergie dans la force du divin. (…)

   Réagissant enfin, Vinci éteignit sa torche et patienta quelques instants pour habituer ses yeux à l’obscurité. Au milieu de pièce, il discernait le corps du jeune homme ; sa masse claire étincelant du plus profond de la nuit à la manière d’une apparition. Un spectre venu des ténèbres pour harceler les humains ; une nouvelle source d’angoisse pour le peintre qui sentait son cœur éclater dans sa poitrine. (…)

  Vinci jeta un dernier regard à son atelier, puis s’accrocha à un madrier latéral pour gagner la poutre faîtière. (…) Parvenu à l’air libre, il s’accrocha aux tuiles supérieures et entama sa pénible progression. Il se pencha pour jeter un coup d’œil dans la rue, essayant de repérer son suiveur, et basculant vers l’avant. (…) Il était devenu une bête traquée.

Patrick WEBER, l’ange de Florence

Au fil des mots (97) : « coup de foudre »

Werner (première)

   Il existe évidemment en moi, à côté de la personne furieusement adulte et raisonnable qui occupe le devant de la scène, une romantique incorrigible, increvable, qui de temps en temps prend le dessus et m’entraîne sur des chemins improbables. J’ai été victime de deux coups de foudre dans ma vie et même de trois si je compte pour deux ceux que j’ai ressentis pour le même homme à des années d’intervalle. (…) C’est Werner qui fut mon premier. Un choix complètement  aberrant, vu ce que j’étais à l’époque : les yeux irrésistibles de Gary Cooper, le sourire de Clark Gable, les épaules et la haute taille de Gregory Peck, plus l’air brutal d’Anthony Quinn… beaucoup trop pour une jeune femme qui avait horreur de westerns et des cow-boys. Mais les coups de foudre, c’est comme ça.

   Je me souviens si bien de toi, ce soir-là, Louise de ma jeunesse : il faisait très beau place de la Concorde et tu adressais une fois de plus une pensée émue à von Stülpnagel qui avait refusé de faire sauter Paris malgré les ordres d’Hitler. (…) Je te revois attachant ta bicyclette bleue aux grilles du Crillon. Je me souviens même de la robe que tu portais car elle te plaisait pour une fois. (…) C’était presque l’été, la saison qui te seyait le mieux. En entrant dans l’hôtel Crillon tu avais jeté le coup d’œil rituel aux officiers qui devisaient dans le hall d’entrée… « Bigre ! Belles bêtes… » t’es-tu dit en riant intérieurement de ce renversement des rôles et en même temps de l’exquise facilité avec laquelle tu te prélassais dans le rôle d’une femme femme femme devant de beaux militaires. Tu te sentais prête pour le vieux marché entre le mâle et la femelle, celui que tu abhorrais et abhorrerais toute ta vie. Mais avoir envie de ce qu’on déteste, au moins une fois dans sa vie, quel plaisir raffiné ! Il s’agissait de se faire choisir par n’importe lequel de ces porteurs de pénis, pour pouvoir accéder à son bras au premier étage, celui du buffet. Sans homme, pas de bouffe.

   Tu avais bien repéré un grand beau mâle qui dépassait les autres d’une tête, mais distraitement.  Tu n’intéressais jamais ce genre de mec, de toute façon. Mais tandis que tu gagnais la salle de danse au fond, cherchant les visages amis d’autres filles occupées à la même activité que toi : « Shall we dance ? » t’a-t-on murmuré d’une voix profonde et avec cette phrase bouleversante, tu t’es trouvée foudroyée, étendue pour le compte… ou ça n’allait pas tarder. (…)

   Une semaine plus tard, tu lui donnais la clef de ton appartement et vous vous installiez d’emblée dans une sorte d’état conjugal. Il te téléphonait d’Orly-Field chaque fois qu’il arrivait de Francfort ou de Washington et tu le retrouvais en rentrant de la Radio en train de nettoyer à fond ta cuisine, de te confectionner un gâteau nourrissant ou de disposer dans ton garde-manger des œufs pondus aux USA huit jours avant. Depuis quand n’avais-tu pas mangé de nougat ? De caramel mou ? De vrais choux à la vraie crème? De beurre à la cuillère, qu’on fait fondre sur sa langue comme une hostie ? Quel Français aurait pu t’offrir ces cadeaux de nabab ? Jeune juif allemand émigré à douze ans aux États-Unis en 1926, Werner n’avait été que deux ans à l’école dans sa nouvelle patrie. (…) Werner avait oublié de devenir Mec. Il te répétait avec une tendre admiration que c’était beau, la culture, et qu’il te savait dix fois plus intelligente que lui. Il ne trouvait pas cela indécent. (…) Il n’avait jamais pensé à l’intelligence comme à un don essentiel. On pouvait se débrouiller sans, la preuve, il avait réussi à devenir pilote bien qu’il eût toutes les peines du monde à assimiler un savoir livresque. (…)

   Auprès de lui, tu n’étais plus la Louise d’Hermione, ni même la squaw de Jean-Marie, mais Lou-eeze comme il disait, une fille qui aimait être réveillée deux fois par nuit pour faire l’amour ; qui se moquait que son amant ne sût pas qui était Nietzsche ou Utrillo ; une fille qui ne cherchait plus à faire plaisir ou à faire semblant puisque Werner pressentait et devançait tous ses désirs les plus secrets. (…)

   La dimension tragique indispensable à la flamme de tout amour, tu la puisais dans la précarité de vos liens, dans le malentendu que tu pressentais déjà entre vous. Tu te réveillais heureuse, dans la paix d’un désir partagé, libre d’être toi-même, absoute d’avance d’écrire, de réussir, de voyager, puisque lui n’avait pas la tête pour et ne serait jamais qu’un pilote ; mais le suivre en Amérique te paraissait impensable. Tu avais pourtant déjà la nostalgie de cet homme-là, de cet amour-là, bien avant qu’il ne te demande de l’épouser et de venir vivre à Philadelphie, Pennsylvanie. (…)

   L’espoir mettait du temps à mourir. Il restait longuement assis le soir dans l’alcôve, accablé, ses mains épaisses, d’avoir pétri tant de pâte dans l’arrière-boutique paternelle, disait-il, ses grandes mains préhistoriques qui t’attendrissaient, pendant entre ses genoux. Tu t’en voulais de ne pas pouvoir le dire, ce mot tout simple, qui ramènerait une lueur de vie dans ses yeux si peu faits pour le malheur, et cet immense sourire aux coins relevés que tu aimais ; ce mot qui refermerait ses bras si longs autour de toi. Tu allais avoir froid sans lui et plus jamais tu ne susciterais chez un homme un éblouissement aussi passionné, une admiration aussi inconditionnelle.

Benoîte GROULT, Les trois quarts du temps