Fleur la guitare – Opus 1
Au fil des mois et des années, la collection de M. Dragonetti s’enrichissait. Il lui avait fallu installer de nouvelles vitrines pour contenir ses acquisitions : deux violons de Gasparo da Salo, des manuscrits musicaux de Mozart et de Haydn, un théorbe, une flûte ayant paraît-il appartenu à Corelli. Les contrebasses, alors au nombre de douze, tenaient tellement de place qu’il avait dû les grouper dans un cabinet voisin. Tous ces instruments, à part un violon crémonais d’Amati que je trouvais beau, me laissaient cependant indifférent… Jusqu’à ce qu’on installe près de moi à la place d’un alto prétentieux qui me déplaisait une fort jolie demoiselle.
Elle était vêtue d’une robe d’écaille du plus bel effet, marquetée de fleurs et de losanges d’ébène. Sans hésiter, sûre de ses lettres de noblesse, elle me montra tout de suite, pour lier connaissance, une petite plaque d’ivoire fixée à l’avers du chevillier. Je déchiffrai : « Voboam. À Paris, 1699 ». Ce devait être le nom du luthier qui avait construit cette séduisante guitare à la taille élancée, trop belle pour n’avoir pas été tenue au cours de sa vie dans les bras de femmes de qualité. Elle m’intrigua d’abord parce que je n’avais pas, jusque-là, prêté attention à ces instruments, ceux-ci ne faisant pas partie des habitués d’orchestre, puis elle ne tarda pas à me plaire.
Elle était attirante, parlait la langue des violons presque sans accent, m’apportait la nouveauté et le charme d’une conversation qui me changeait des propos de mon frère Drago dont les histoires ressassées finissaient par m’horripiler. Il pouvait, remarquez, penser la même chose à mon égard, mais moi, au moins, alors que j’avais vécu beaucoup d’aventures passionnantes, je prenais soin de ne pas les rabâcher.
Comme je lui demandais son nom, elle me répondit :
- La reine Marie Leszczynska m’appelait Fleur à cause de la rose de ma table qui est, paraît-il, très belle.
Je jetai un coup d’œil sur son cœur où s’épanouissait une rosace d’ivoire niellée d’ébène. Fleur était un nom charmant. Elle eut la bonté de trouver qu’il allait bien avec Coucher de soleil, évocateur de mon vernis orangé. Notre duo débutait sous les meilleurs sons : ceux de la politesse.
Ma nouvelle amie parlait beaucoup. Elle me raconta notamment son séjour chez la reine dont elle ne quittait pas le salon, posée sur la soie d’une bergère. Marie la prenait chaque soir, lorsque ses amis l’avaient quittée, et jouait l’une des quatre ou cinq mélodies de Jean Boucher qu’elle connaissait par cœur.
- Parfois, une des dames d’atours, Mme de Châteaurenaud qui chantait bien, s’accompagnait sur mes cordes. C’était un délice.
Fleur me taquina aussi en me reprochant avec une délicieuses perfidie de ne pas l’avoir remarquée quand Viotti participait au concert de la reine.
- Bien sûr, disait-elle, qui pouvait faire attention à la pauvre Fleur, abandonnée sur son coussin, lorsque le grand Viotti tirait des sons déchirants de son célèbre Stradivarius?
Je ris au coup de patte et lui répondis que lorsqu’on joue un concerto difficile, on n’a pas le temps de regarder derrière soi. Et, depuis, les choses avaient changé. Maintenant Fleur était allongée à quelques pouces de moi et me charmait chaque jour un peu plus de ses propos.
Je sentais, sans savoir de quoi il s’agissait, qu’il m’arrivait quelque chose de neuf et affichais une bonne humeur constante. J’en arrivai à trouver de l’agrément dans les accords que Dragonetti tirait de la contrebasse obèse de Cozio di Salabue, écoutais avec résignation mais sans râler mon frère se plaindre d’être mal aimé et ne manifestais pas l’impatience de jouer, celle-ci ayant risqué de me séparer de ma nouvelle compagne.
J’avais bien remarqué qu’entre humains, les hommes et les femmes entretiennent des rapports curieux, insaisissables pour les violons les plus fins. Je les avais même vus dormir dans le même lit comme Viotti et la Banti, se disputer à l’exemple des Leclair, et parfois – souvent en vérité – parler d’amour, un mot que je pensais maintenant comprendre depuis que la présence de Fleur rendait ma vie plus savoureuse tandis qu’elle paraissait de son côté se plaire avec moi. Mais je notais une grande différence entre l’amour, appelons-le comme cela, que nous nous portions et celui, brutal et souvent haineux, que semblaient pratiquer les humains.
Serions-nous les plus sages dans notre carcasse sylvestre?
Jean DIWO, Moi, Milanollo, fils de Stradivarius
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