Au fil des mots (57) : « secret »

Mystérieux texte

   Alexandre fait glisser vers moi l’Encyclopédie illustrée du théâtre romantique français au XIXème siècle. Il tourne les pages jusqu’au chapitre consacré à Amy Ropsart.

  • Joli, non? Les costumes étaient tout de même signés Eugène Delacroix. Rien que ça! Mais regardez qui tenait le rôle d’Amy Ropsart lors de cette unique représentation.

   Je penche la tête et je découvre une liste de personnages suivie d’une liste d’acteurs. 

   « Amy Ropsart, jouée par Anaïs Aubert. »

   Mon Dieu!

  • Attendez, attendez!

   Alexandre saisit ma main et continue sans souffler :

  • Passons au Roi s’amuse. 1832. C’est le second cuisant échec théâtral de Hugo. Et pas sous un faux nom, cette fois!

  Je coupe Alexandre :

  • D’accord, j’ai lu cela sur le Net. La pièce était mauvaise. Une seule représentation. Un bide!

  Alexandre s’étrangle.

  • Le Roi s’amuse, une mauvaise pièce? Je vous l’accorde, elle n’a été jouée qu’une fois mais savez-vous qu’elle sera reprise vingt ans plus tard par Verdi pour  en faire un opéra, Rigoletto ! L’un des plus célèbres opéras du monde ! Non, en réalité, l’échec du Roi s’amuse s’explique par deux raisons, seulement deux raisons.
  • Lesquelles ? suis-je obligée de demander comme une élève attentive.
  • La première est politique. Le héros du Roi s’amuse, de Rigoletto, est un bouffon monstrueux qui se moque ouvertement de la monarchie.
  • J’ai compris. Et la seconde?

   Alexandre glisse à nouveau l’encyclopédie devant mon nez, tourne les pages. Il continue sur le même ton doctoral :

  • Hugo écrit une tragédie classique. Triboulet, le bouffon monstrueux, aime follement sa fille unique, Blanche. Le grand rôle dramatique de la pièce ! Le roi Francois Ier enlève Blanche et tente de la séduire. Droit de cuissage royal! Triboulet le bouffon veut alors assassiner le roi pour se venger, mais Blanche déjoue l’attentat en se faisant tuer à sa place… par son propre père! Un sombre drame romantique, vous voyez. Mais à votre avis, Ariane, qui jouait le rôle de Blanche?

      Je lis. Je connais déjà la réponse.

     « Blanche, fille de Triboulet, jouée par Mlle Anaïs. »

  • Lisez, insiste encore Alexandre, lisez les critiques.

   Je détaille un long texte de commentaires sur les corrections apportées par Victor Hugo pour espérer déjouer la censure et retourner les critiques en sa faveur. « Les remaniements de l’acte II montrent la disparition presque complète de tout le détail de l’enlèvement de Blanche : sur scène on avait enlevé « Mlle Anaïs tête en bas et jambes en l’air″. »

  J’en ai assez, cette fois.

  • Alexandre, cessez de jouer au chat et à la souris avec moi. En quoi consiste-t-elle au juste, votre fameuse théorie? 

  Un grand sourire s’affiche sur le visage d’Alexandre. Il pose un doigt sur sa bouche et regarde en coin la bibliothécaire statufiée.

  • Cela reste un secret entre nous, je vous fais confiance. Ce que je vais vous révéler, à ma connaissance, aucun spécialiste de Hugo n’en a jamais fait l’hypothèse.

     Il m’énerve avec ses précautions.

  • Allez-y !
  • D’accord, Ariane, d’accord. Victor Hugo, comme chacun sait, est né en 1802. Le siècle avait deux ans ! À votre avis, en quelle année est née Anaïs Aubert?

   Je demeure muette, j’ai décidé de ne plus jouer aux devinettes.

  • 1802 ! Comme Hugo ! Je résume ce que nous savons, Ariane. Victor Hugo est le jeune auteur romantique le plus prometteur de Paris. Mlle Anaïs la plus jolie comédienne de la capitale. Ils étaient nés pour se rencontrer. C’est le cas d’ailleurs, je vous en ai fourni la preuve historique : le jeune Victor Hugo va confier à Mlle Anaïs ses deux premiers rôles dramatiques. Cst même incroyable lorsqu’on y pense ! Anaïs Aubert est connue pour ses rôles de soubrette à la Comédie-Française. Jules Truffier dira même d’elle qu’elle était tout à fait insuffisante pour jouer la tragédie. La question décisive est alors la suivante : pourquoi le jeune et talentueux Victor Hugo fait-il porter sur les épaules d’une actrice qui n’est pas à la hauteur, la jolie Anaïs, les rôles-titres de ses premières grandes tragédies?

   Je crie presque :

  • Parce qu’il couchait avec elle!
  • C’est l’évidence, triomphe Alexandre. Anaïs Aubert était la maîtresse de Hugo ! Je sais, les spécialistes vous diront qu’il est longtemps resté amoureux de sa femme infidèle, Adèle. Je n’y crois pas une seconde ! Hugo a multiplié les maîtresses au cours de sa vie, on se découvre rarement un beau jour, sur le tard, coureur de jupons. Faites-moi confiance, Ariane, Anaïs Aubert était l’amante de Victor Hugo. L’écrivain la laissera tomber après 1832 et l’échec du Roi s’amuse. Le second échec après Amy Ropsart. Deux échecs provoqués, entre autres, par l’interprétation ridicule de Mlle Anaïs. Quelques mois plus tard, Hugo devient l’amant de Juliette Drouet. Une maîtresse chasse l’autre.
  • D’accord, Alexandre, votre hypothèse est cohérente. Mais en 1826 ? Que s’est-il passé en 1826 ?

   Le regard d’Alexandre scrute autour de lui. Une mouette aux aguets.

  • Nous savons maintenant qu’en 1826 la belle actrice a fui son amant, qui n’est autre que Victor Hugo. On ne découvrira sans doute jamais la cause de cette dispute. Hugo était alors un tout jeune père : peut-être avit-il des scrupules, peut-être qu’Anaïs voulait obtenir davantage du jeune homme que le simple statut de maîtresse. Mais ce que je sais, par contre…

   Sa voix devient grave.

  • Je l’ai découvert après des années de recherches, dans une lettre de Jules Truuffier, l’homme de théâtre, l’ami de Hugo, de Mélingue et de Veules-les-Roses. Truffier dressait un tableau peu flatteur d’Anaïs Aubert, racontait qu’elle avait plus de charme que de talent, vous voyez ce que je veux dire. Mais surtout…

   Alexandre hésite encore. Je dois lui sortir les vers du nez. En alexandrins s’il le faut !

  • Mais surtout?

   Alexandre me répond d’une traite :

  • Mais surtout Truffier sous-entendait, tout comme Mélingue dans votre lettre, qu’Anaïs Aubert avait dissimulé un secret à Veules, un secret avec lequel elle s’était enfuie. Mais Truffier était bien plus précis que Mélingue.

      Alexandre ménage encore une interminable pause. Je soupire, il poursuit :

  • Truffier prétend qu’Anaïs Aubert, par jalousie, a volé un manuscrit au jeune Hugo ! L’original d’une pièce, d’un roman, d’un essai, on ne sait pas. Hugo travaillait sur Cromwell en 1826. Anaïs parla autour d’elle d’un texte mystérieux qu’elle avait dérobé. C’est ce manuscrit original que je recherche depuis des années. Depuis toute ma vie! (…)

   Petit à petit, je prends conscience que je suis la seule à partager ce secret avec Alexandre. Par la simple grâce de la lettre de Mélingue. Comme si la falaise s’était effondrée sur moi.

 

Michel BUSSI, T’en souviens-tu, mon Anaïs? et autres nouvelles

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