Partition du coeur
Soudain Nehru aperçut lady Mountbatten qu’un groupe bousculait brutalement ; elle poussa un cri et bascula. En un clin d’œil, elle avait disparu dans le chaos.
- Votre femme ! cria Nehru. Votre femme ! Allons-y !
Et saisissant Mountbatten par le bras, il forma avec lui un bélier lancé dans la foule entassée. (…) Terrifié, Nehru regarda par-dessus son épaule et ne vit rien. Mountbatten baissa les yeux, craignant de découvrir Edwina piétinée, mais seuls les pieds des furieux continuaient leur danse effrénée…
- Dickie! cria une voix aiguë à l’autre bout de la salle. je suis là! Revenez!
Juchée sur une table, Edwina les appelait en agitant les bras. Débraillée, ses rouleaux en bataille et les joues en feu, elle rajustait sur son épaule une manche de soie déchirée.
Les deux hommes coururent vers elle ; Nehru la prit par la taille et la pose à terre vivement.
Toute rouge, l’épaule nue, elle le regardait en riant, et de fines rides plissaient la peau fine autour de ses paupières. Puis, comme si elle défaillait, elle resta blottie contre lui, en reprenant sa respiration. La tête penchée pour se faire plus petite, le nez sur la rose à la troisième boutonnière, la rose rouge de Bombay.
- Merci, murmura-t-elle dans un souffle. Vous êtes monsieur Nehru.
- Étrange façon de faire connaissance, vous ne trouvez pas ? fit Nehru en desserrant doucement les bras. (…)
∴
Nehru monta dans sa chambre à grandes enjambées, prit un broc d’eau et s’aspergea le visage. Mountbatten lui plaisait ; un homme encore jeune, direct, le regard franc, sincère, un soldat courageux. Oui, avec quelqu’un comme Mountbatten, le dialogue était possible. Sa femme aussi n’était pas mal. Très anglaise, avec un sourire lumineux, une voix de fée et l’œil d’un bleu à se noyer au fond. Une taille souple, un corps délicat. Un beau visage un peu carré avec un menton volontaire. Il avait en mémoire de confuses photographies prises en Malaisie, dans les camps de prisonniers. Lady Mountbatten en battle-dress kaki, un calot sur les cheveux, un drôle de petit soldat au sourire angélique. Et d’autres images plus lointaines, volées dans ces magazines anglais qui circulaient parfois aux Indes et montraient les aristocrates dans les soirées mondaines. Lady Edwina, en robe de style égyptien, avec un serpent d’or sur le front et de grandes manches comme des ailes de scarabée… (…) Il regarda la pendulette sur la table et soupira. Il n’avait pas même le loisir de s’allonger sur le lit. Il ne pouvait pas prendre du retard ; le Supremô ne méritait pas cette injure. La rose sombre qu’il avait piquée par hasard au troisième bouton de son gilet avait déployé ses pétales ; il hésita, la fleur à la main.
- Je ne sais pourquoi j’ai voulu cela à la boutonnière, bougonna-t-il. Faut-il la porter ce soir? J’aime tant les roses de Bombay. Allons! Laissons-la achever sa vie minuscule sur mon cœur.
Et il la remit à sa boutonnière. (…)
∴
- Dites-nous, qu’en pense Gandhi? intervint Edwina avec un sourire.
Nehru se tourna vers elle aussitôt.
- Gandhiji ne veut pas de conflit entre la Ligue musulmane et nous, madame.
- Gandhiji? s’étonna-t-elle.
- Chez nous, on ajoute « ji » en signe de respect, dit-il en lui rendant enfin son sourire. Gandhiji, Nehruji…
- Pour moi, ce serait donc Edwinaji? fit-elle à brûle-pourpoint.
- Edwina est votre prénom? répondit Nehru. Eh bien, Edwinaji. Mais l’Inde entière appelle désormais Gandhi « Bapu », le grand-père. C’est qu’il n’est plus tout jeune… (…)
Edwina se leva, prise d’un regret subit. La haute présence du mahatma flotta soudain confusément dans sa mémoire, avec son crâne d’oiseau tombé du nid, ses oreilles décollées, son sourire édenté, son pagne immaculé et ses longues jambes noueuses, tel que le montraient les innombrables photographes du monde entier. Pourquoi fallait-il partir quand Nehru devenait intéressant?
- Eh bien, Nehru…ji, dit-elle avec hésitation, j’espère que nous serons bons amis.
- Je n’en doute pas, Edwinaji, si je puis me permettre? répondit Nehru en quêtant l’assentiment du Supremô.
- Vous pouvez, cher ami. Nous aurons de rudes temps ; il est toujours bon de faire connaissance, acquiesça lord Louis, en jetant sur son épouse un œil courroucé.
Edwina joignit les mains et se tint bien droite devant l’homme à la chemise flottante, qui s’inclina en la fixant intensément. Il avait un beau regard chaud, un teint d’ivoire et ses lèvres frémissantes semblaient animées d’une vie particulière. Mais cette allure de paysan!
Elle aperçut soudain une tache sombre sur le gilet. La rose rouge.
Une allure de paysan? Ou d’intellectuel? En montant l’escalier, Edwina se demandait quelle était exactement l’allure de Nehru. Gauche? Non, ses gestes naturels déroutaient la critique. Intimidé? Non, il avait parlé avec l’assurance d’un homme libre. Humble? Au contraire, fier et résistant, oui, plein de résistance. Les longues années de prison, peut-être?
La prison! C’était cela, à n’en pas douter. Cette façon de palper l’espace comme s’il bougeait sans effort. Ce… Oui, ce courage.
« Mais il n’est pas vraiment beau, avec sa calvitie, songea Edwina en entrant dans sa chambre. Heureusement, il y a la rose. »
- Ma chère, fit lord Louis en poussant brusquement la porte, il faudra que vous appreniez que Nehru est un authentique pandit. J’ai prétexté un oubli pour venir vous parler avant que nous passions à table. Savez-vous ce que cela signifie? Un érudit, un lettré! Vous ne devez pas l’appeler par son nom propre. Nehruji! C’est insensé. Panditji, si vous voulez. mais Nehruji! (…) Aucun des leaders indiens n’a l’érudition de Nehru, ni son envergure. Il n’en a pas l’air, mais il est très britannique.
« Oui. », pensa Edwina aussitôt sans pouvoir se l’expliquer. Cet homme avait quelque chose de familier. L’émotion au bord des lèvres, la souplesse des gestes, la finesse des traits, le regard qui plongeait dans celui de l’autre, c’était l’Inde. Mais cette courtoisie à peine exagérée, cette imperceptible distance, c’était l’Angleterre.
- Je trouve cet homme extraordinaire, continuait lord Louis. Chaleureux, cordial, intelligent. Venez-vous maintenant? Vous vous excuserez pour le retard, naturellement.
« Mais son élégance vient des Indes », songea Edwina qui n’écoutait pas. Son élégance ! Quel étrange mot pour une simple rose… Avec ses costumes croisés et ses uniformes impeccables, Dickie était toujours élégant. À en périr d’ennui.
- Dites-moi, comment est sa femme? dit-elle brusquement.
- Qui? Ah! Il a une fille, Indira, à qui il est très attaché ; tous deux ont passé une partie de la guerre en prison, et son gendre également, il me semble. Quant à son mariage, … Nehru est veuf depuis longtemps. je crois que sa femme est morte de la tuberculose.
- C’est donc cela, s’exclama-t-elle.
- Cela quoi?
- Rien. Cette solitude, murmura-t-elle.
Catherine CLÉMENT, Pour l’amour de l’Inde
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