Au fil des mots (92) : « amertume »

Femme chocolat  

   Il était suivi d’un garçon qui portait sur un plateau d’argent deux tasses de porcelaine décorées de roses. 

  • Vous aimez le chocolat ?

   Évidemment qu’elle aimait le chocolat, tout le monde aime le chocolat, elle n’en avait jamais bu mais elle savait d’instinct qu’il n’y avait rien de meilleur au monde, le parfum moelleux et piquant lui entrait dans les narines, elle avait envie de pleurer de désir et de rage. Il lui a tendu une tasse, elle s’est détournée.

  • Vus ne voulez pas le goûter ?

   Elle a secoué la tête. Il s’est penché doucement vers elle mais elle a reculé son fauteuil et a heurté le mur.

  • Vous ne voulez pas goûter ce chocolat onctueux comme une crème ?

   La bouche de Paulina s’est remplie de salive, elle a serré les dents pour empêcher le masque de tomber. Elle aurait donné tout ce qu’elle possédait, sa petite croix de baptême en cuivre et l’image pieuse de sainte Pauline qui veillait sur son sommeil, pour connaître le goût du chocolat. il a bu une gorgée, elle lui a jeté un regard furtif.

  • Une femme silencieuse et masquée, un homme à visage découvert qui ne cesse de parler, et entre eux le chocolat, c’est excitant, vous ne trouvez pas ? Montrez-moi vos yeux.

   Il s’est penché très près, l’odeur tiède de sa peau l’a frôlée, une petite effraction intime qui l’a épouvantée. Cet homme était grossier, trop beau, elle a regardé sa bouche mouillée de chocolat, s’est tordu les mains sous la table, affolée.  (…)

   Paulina muette, masquée, refusant même le chocolat, c’était irrésistible. Il voulait sa voix, cette voix étrange, douce et râpeuse, comme une soie sauvage, qui la veille lui avait mis des frissons sous la peau, il la voulait tout de suite et sans plus d’égards il a pris la main de Paulina et l’a portée à ses lèvres. Elle a senti sa langue au creux de la paume, une sensation délicieuse et intolérable et a brutalement retiré sa main.

  • Paulina, pardonnez-moi, votre silence me rend fou.

   Elle a du mal à respirer, le masque l’étouffe, elle voudrait mettre sa main sur sa bouche pour le faire taire, pour sentir encore la forme de ses lèvres.

  • Je vous promets de ne plus insister. Votre voix vous appartient.

   Non, sa voix ne lui appartient pas, sa voix appartient à la République, sa voix est prisonnière. Les jeunes chanteuses ne peuvent quitter l’orphelinat que pour se marier. Dans ce cas le mari doit signer devant notaire un document attestant que jamais plus son épouse ne chantera, ni en public, ni en privé. La prison et le chant, ou la liberté et le silence. 

  • Dans quelques jours, Bonaparte va poser un ultimatum. Votre République évidemment n’y répondra pas. L’armée française entrera alors dans Venise. Vous comprenez ce que ça signifie ?

   Elle a regardé avec désespoir la petite salle chaudement emmitouflée dans le parfum du chocolat, les doux sièges de velours rouge, les miroirs encadrés d’or, les lustres à pendeloques. Qu’est-ce que c’est, la fin d’un monde ? Des soldats semblables à cet homme, les canaux remplis de sang, un bruit énorme et confus courant au long des rues ? (…)

  • Venise est perdue.
  • Non !

   Elle a arraché son masque et le regarde avec défi. Pendant un instant, il n’a vu que ce regard bleu acéré. Puis il a vu le petit visage sans grâce, le front bas, le nez trop long, les joues piquetées de vérole. Il a baissé la tête et regardé avec désarroi l’intérieur du masque posé sur la table, comme si elle y avait laissé en creux un autre visage. La vie n’est qu’une sinistre farce. Elle cherche son souffle, il y a des sanglots étouffés dans sa voix.

  • Vous me trouvez bien laide.

   Il ferme les yeux, sa voix efface soudain toutes les fausses notes du monde, une voix qui vient de très loin, de plus loin que la chair, une voix trop grande pour son pauvre visage. Il prend à tâtons la main de Paulina mais elle se dégage aussitôt.

   Son visage est un masque définitif que Dieu lui a donné pour la vie et la vie lui semble soudain bien longue devant cet homme qui ne sait plus que dire, que faire, cet homme déçu dont le regard fuyant lui broie le cœur. Elle prend la tasse et boit une gorgée. C’était donc ça, le goût du chocolat? Cette saveur amère et froide ?

Dominique PARAVEL, Nouvelles vénitiennes – Le goût du chocolat

 

 

 

 

Un commentaire sur “Au fil des mots (92) : « amertume »

Votre commentaire

Entrez vos coordonnées ci-dessous ou cliquez sur une icône pour vous connecter:

Logo WordPress.com

Vous commentez à l’aide de votre compte WordPress.com. Déconnexion /  Changer )

Photo Facebook

Vous commentez à l’aide de votre compte Facebook. Déconnexion /  Changer )

Connexion à %s