Avortement
Le docteur Ducellier appartenait à cette catégorie de praticiens dont on devinait que s’il prenait le risque de faire des avortements, ce n’était sûrement pas pour aider les femmes dans le désarroi. Comme d’ailleurs la plupart de ses confrères, Ducellier demandait des tarifs prohibitifs en échange de son savoir-faire. (…) Pourtant la spécialité de ce médecin n’était ni la gynécologie, ni l’obstétrique, ni la chirurgie. Plus prosaïquement il exerçait dans le domaine de la médecine légale et de l’expertise médicale.(…)
Tandis que nous montions l’escalier menant vers le cabinet, j’avais remarqué qu’avec son visage impassible, son petit sac de sport à la main, Marie était déjà partie pour son voyage intime et douloureux, dans cette sorte de périlleuse expédition au cours de laquelle une femme perd toujours une part d’elle-même et un fragment d’innocence.
- Vous êtes qui?
- Vous voulez connaître mon nom?
- Je vous demande qui vous êtes par rapport à elle.
- Son ami.
- Je ne vois que des amis ici, monsieur. Tous ceux qui s’assoient à votre place sont des amis. Ce que je veux savoir c’est si vous êtes un proche ou bien l’ami de lit, comme je dis, l’auteur, en d’autres termes.
Exaspéré par mes approximations, Ducellier s’amusait de ses propres mots, de ses formules faciles et vulgaires. Comme tous les médecins véreux, il méprisait ostensiblement les hommes et surtout les femmes qui défilaient dans son cabinet. On voyait qu’il se sentait confusément investi d’un rôle de père, de juge, de censeur. Cet implacable bienfaiteur allait curer le vice jusqu’à l’os et vous en faire voir de toutes les couleurs. L’argent menait sa vie, mais c’était autre chose, de plus louche, de plus inquiétant, qui guidait sa main.
- Non, je suis simplement son ami.
Assise à mes côtés, Marie restait impassible, son sac à ses pieds. Ses mains posées l’une sur l’autre, semblaient se tenir compagnie, attendre quelque chose. Il me fallut un moment pour découvrir en quoi son visage était différent : elle n’était pas maquillée. Elle était venue ici sans artifice, débarrassée du désir de plaire ou de paraître. Pour la première fois, je la découvrais véritablement nue.
- Vous n’avez pas eu de chance. À un mois près vous auriez pu bénéficier de la nouvelle loi. Mais là, ça ne serait pas raisonnable d’attendre et de toute façon, d’après ce que je sais, vous seriez hors délai. Vous êtes enceinte de combien, on a dit?
Marie répondait d’une voix étouffée, un souffle maigre et filé qui avait du mal à naître dans sa gorge. Lui, impassible, suivait le fil de la procédure :
- Vous avez le règlement?
Il compta tranquillement, les doigts effeuillant habilement la liasse, comme un négociant en viande ou un marchand d’automobiles. Tout travail méritait salaire et à un moment ou à un autre l’argent changeait de mains. Simplement.
- Bien. Madame et moi allons passer dans mon cabinet d’examen, et vous, monsieur, je vous demanderai de patienter dans la salle d’attente. Si vous vous absentez pour faire une course, sonnez trois coups brefs lorsque vous reviendrez, je saurai que c’est vous.. (…)
Quand Marie sortit du cabinet de Ducellier, son visage était livide, ses traits tirés, et sur ses tempes, ses cheveux étaient encore collés par la transpiration. Je demandai à Ducellier d’appeler un taxi.
- Ce n’est pas la peine, vous avez une station en bas, dit-il.
Le boulot était fait et, maintenant, il était pressé de nous voir partir. Peut-être avait-il planifié un autre rendez-vous et ne souhaitait-il pas que ses patientes se croisent.
- En principe, tout devrait bien aller. S’il y avait un problème, appelez le médecin dont je vous ai donné le numéro.
- Vous ne la revoyez pas dans quelques jours?
- Non. Et vous ne devez plus jamais revenir ici. Voilà. je vous dis au revoir.
Jusqu’à ce que nous ayons atteint la dernière marche de l’escalier plongé dans la pénombre, nous sentîmes son regard scrutateur posé sur nos épaules, puis sa porte se referma doucement.
Je restai dans l’appartement de Marie qui grelottait de douleur et de solitude. Elle prit une bonne dose d’antalgiques et s’endormit très tard en me tenant la main.
Pendant plusieurs jours, cette visite chez Ducellier continua de provoquer en moi d’étranges remous, comme si l’on brassait ces sédiments accumulés qui reposent au fond des affluents de nos vies. Un limon en suspension brouillait ma vue, enveloppant mon esprit d’un voile de souvenirs où se mêlaient les morts et les vivants, le silence des pierres et les cris de l’enfance.
Un matin, je pris ma voiture et roulai une demi-heure en direction des Pyrénées. (…) C’était la première fois que je revenais dans le petit cimetière de campagne où Vincent avait été enterré. Sans que je sache pourquoi, l’avortement de Marie et les chemins tortueux dans lesquels il avait engagé mon esprit m’avaient conduit ici, au bord de cette dalle sous laquelle se trouvaient les os de mon frère. Plutôt que d’accepter d’être envahi par une marée de chagrin, mon esprit élevait des digues fantômes (…) Petit à petit, ces remparts de pudeur s’affaissèrent, balayés par un flot de larmes venu des eaux profondes de l’enfance. (…)
En rentrant du cimetière, je fis un détour par l’appartement de Marie. Elle semblait en pleine forme et avait repris son travail au cabinet depuis plusieurs jours. Avec cette légèreté dont elle maquillait parfois ses véritables sentiments, elle parlait de toutes sortes de choses sans intérêt (…) Je comprenais sa volonté farouche de maintenir ces moments douloureux à bonne distance.
Jean-Paul DUBOIS, Une vie française
Ah oui, ces années 50-60, étaient dures. Celles d’avant aussi sûrement.
Et quel courage mordicus a eu cette extraordinaire Madame Weill, devant l’assemblée de bonshommes endormis..
Je n’ai jamais oubliée cette fille de la classe, a l’école catholique ou j’allais, qui disparut un jour sous un train, et dans ce milieu de bonnes sœurs venimeuses, , il n’a jamais été question d’en parler et interdiction de prononcer son prénom: Geneviève….elle avait « méchamment fauté » deux fois, une fois enceinte, et une autre en se suicidant car les parents l’avait jetée dehors……
Alors ayant deux filles, je leur avais dit et re-dit, qu’à l’école, si une fille, ou elle-même, était en désespoir, me le dire tout de suite, que le train ne hache pas d’autres filles…..
Les gars s’en sortent toujours trop bien, grrrrrr…….
J’ai ce livre.
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