Au fil des mots (97) : « coup de foudre »

Werner (première)

   Il existe évidemment en moi, à côté de la personne furieusement adulte et raisonnable qui occupe le devant de la scène, une romantique incorrigible, increvable, qui de temps en temps prend le dessus et m’entraîne sur des chemins improbables. J’ai été victime de deux coups de foudre dans ma vie et même de trois si je compte pour deux ceux que j’ai ressentis pour le même homme à des années d’intervalle. (…) C’est Werner qui fut mon premier. Un choix complètement  aberrant, vu ce que j’étais à l’époque : les yeux irrésistibles de Gary Cooper, le sourire de Clark Gable, les épaules et la haute taille de Gregory Peck, plus l’air brutal d’Anthony Quinn… beaucoup trop pour une jeune femme qui avait horreur de westerns et des cow-boys. Mais les coups de foudre, c’est comme ça.

   Je me souviens si bien de toi, ce soir-là, Louise de ma jeunesse : il faisait très beau place de la Concorde et tu adressais une fois de plus une pensée émue à von Stülpnagel qui avait refusé de faire sauter Paris malgré les ordres d’Hitler. (…) Je te revois attachant ta bicyclette bleue aux grilles du Crillon. Je me souviens même de la robe que tu portais car elle te plaisait pour une fois. (…) C’était presque l’été, la saison qui te seyait le mieux. En entrant dans l’hôtel Crillon tu avais jeté le coup d’œil rituel aux officiers qui devisaient dans le hall d’entrée… « Bigre ! Belles bêtes… » t’es-tu dit en riant intérieurement de ce renversement des rôles et en même temps de l’exquise facilité avec laquelle tu te prélassais dans le rôle d’une femme femme femme devant de beaux militaires. Tu te sentais prête pour le vieux marché entre le mâle et la femelle, celui que tu abhorrais et abhorrerais toute ta vie. Mais avoir envie de ce qu’on déteste, au moins une fois dans sa vie, quel plaisir raffiné ! Il s’agissait de se faire choisir par n’importe lequel de ces porteurs de pénis, pour pouvoir accéder à son bras au premier étage, celui du buffet. Sans homme, pas de bouffe.

   Tu avais bien repéré un grand beau mâle qui dépassait les autres d’une tête, mais distraitement.  Tu n’intéressais jamais ce genre de mec, de toute façon. Mais tandis que tu gagnais la salle de danse au fond, cherchant les visages amis d’autres filles occupées à la même activité que toi : « Shall we dance ? » t’a-t-on murmuré d’une voix profonde et avec cette phrase bouleversante, tu t’es trouvée foudroyée, étendue pour le compte… ou ça n’allait pas tarder. (…)

   Une semaine plus tard, tu lui donnais la clef de ton appartement et vous vous installiez d’emblée dans une sorte d’état conjugal. Il te téléphonait d’Orly-Field chaque fois qu’il arrivait de Francfort ou de Washington et tu le retrouvais en rentrant de la Radio en train de nettoyer à fond ta cuisine, de te confectionner un gâteau nourrissant ou de disposer dans ton garde-manger des œufs pondus aux USA huit jours avant. Depuis quand n’avais-tu pas mangé de nougat ? De caramel mou ? De vrais choux à la vraie crème? De beurre à la cuillère, qu’on fait fondre sur sa langue comme une hostie ? Quel Français aurait pu t’offrir ces cadeaux de nabab ? Jeune juif allemand émigré à douze ans aux États-Unis en 1926, Werner n’avait été que deux ans à l’école dans sa nouvelle patrie. (…) Werner avait oublié de devenir Mec. Il te répétait avec une tendre admiration que c’était beau, la culture, et qu’il te savait dix fois plus intelligente que lui. Il ne trouvait pas cela indécent. (…) Il n’avait jamais pensé à l’intelligence comme à un don essentiel. On pouvait se débrouiller sans, la preuve, il avait réussi à devenir pilote bien qu’il eût toutes les peines du monde à assimiler un savoir livresque. (…)

   Auprès de lui, tu n’étais plus la Louise d’Hermione, ni même la squaw de Jean-Marie, mais Lou-eeze comme il disait, une fille qui aimait être réveillée deux fois par nuit pour faire l’amour ; qui se moquait que son amant ne sût pas qui était Nietzsche ou Utrillo ; une fille qui ne cherchait plus à faire plaisir ou à faire semblant puisque Werner pressentait et devançait tous ses désirs les plus secrets. (…)

   La dimension tragique indispensable à la flamme de tout amour, tu la puisais dans la précarité de vos liens, dans le malentendu que tu pressentais déjà entre vous. Tu te réveillais heureuse, dans la paix d’un désir partagé, libre d’être toi-même, absoute d’avance d’écrire, de réussir, de voyager, puisque lui n’avait pas la tête pour et ne serait jamais qu’un pilote ; mais le suivre en Amérique te paraissait impensable. Tu avais pourtant déjà la nostalgie de cet homme-là, de cet amour-là, bien avant qu’il ne te demande de l’épouser et de venir vivre à Philadelphie, Pennsylvanie. (…)

   L’espoir mettait du temps à mourir. Il restait longuement assis le soir dans l’alcôve, accablé, ses mains épaisses, d’avoir pétri tant de pâte dans l’arrière-boutique paternelle, disait-il, ses grandes mains préhistoriques qui t’attendrissaient, pendant entre ses genoux. Tu t’en voulais de ne pas pouvoir le dire, ce mot tout simple, qui ramènerait une lueur de vie dans ses yeux si peu faits pour le malheur, et cet immense sourire aux coins relevés que tu aimais ; ce mot qui refermerait ses bras si longs autour de toi. Tu allais avoir froid sans lui et plus jamais tu ne susciterais chez un homme un éblouissement aussi passionné, une admiration aussi inconditionnelle.

Benoîte GROULT, Les trois quarts du temps

 

 

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