Destinée
Âgé de trente ans et grand séducteur devant l’éternel, Alexandre commença à éprouver le désir de créer un foyer : « Mon idéal est une épouse, mon plus grand désir : le repos », écrivait-il dans le Voyage d’Eugène Onéguine en 1829.
Il n’était évidemment pas envisageable pour lui de chercher une fiancée hors du pays car le tsar lui refusait tout passeport pour l’étranger. L’idée du mariage était réellement devenu une hantise quand il se rendit à un bal au début de l’année 1829.
Une belle gelée avait chassé du ciel les nuages qui avaient recouvert l’horizon toute la journée et la recrudescence du froid avait ravivé la blancheur de la neige. Pouchkine monta comme une flèche l’escalier de marbre, remettant en place sa coiffure. La salle était pleine, la musique tonnait. Le bruit, la chaleur, le cliquetis des éperons des cavaliers, les gardes, l’envol des petits pieds des femmes dont le regard de Pouchkine suivait les arabesques, pendant que les violons étouffaient de leur son la médisance jalouse des dames. Le poète ne prêta aucune attention aux splendides uniformes chargés d’or, de broderies et de décorations ni aux habits de gala des hommes. (…)
Soudain, une rumeur admirative parcourut l’assemblée. Pouchkine pensa qu’un membre de la famille impériale avait décidé d’honorer ce bal de sa présence. Mais ce fut une très jeune fille, somptueusement belle, qui pénétra dans la salle.
- Qui est cette splendeur? demanda Pouchkine à son voisin.
- Nathalie Nikolaïevna Gontcharova, mon cher, elle fait ses débuts dans le monde, lui répondit le monsieur en ajustant son frac, d’un air entendu.
Bouleversé par cette beauté romantique, le poète se fit présenter sr le champ. (…) La jeune fille fut moins séduite qu’intriguée par ce petit homme au teint olivâtre et aux lèvres rouges très épaisses. Cependant elle ne fut pas totalement insensible au charme mystérieux de ses yeux gris azur qui égayaient un visage assombri par d’épais favoris et des cheveux bruns frisés. (…)
Lorsque le 18 février 1831, se déroula la cérémonie du mariage, l’anneau de Pouchkine tomba de la main de Nathalie et le cierge qu’il portait s’éteignit : « Mauvais présage ! » murmura-t-il à ses témoins.
Dès le lendemain, en effet, les premières frictions apparurent dans le couple. (…) Eugène Melchior de Vogüé remarqua : « Le poète avait épousé une personne aussi célèbre pour sa beauté qu’il l’était par son génie, femme de simple race humaine, elle comprit mal ce génie et la passion du dieu qui l’avait ravie. Cet amour africain inspira à madame Pouchkine une épouvante dont elle ne revint jamais. »
Ce couple fut d’une nature complexe, caractérisée par des sentiments ambivalents : complicité et jalousie, respect et dépit, attention et douleur. (…) Pouchkine n’était pas un mari modèle. Il restait un grand admirateur du sexe féminin et un mari volage. Nathalie, blessée, nourrissait à juste titre des soupçons sur la fidélité de son époux, elle laissait souvent apparaître son irritation. (…)
Vint enfin Saint-Pétersbourg. L’empereur et le corps diplomatique devaient assister au bal auquel furent conviés les Pouchkine. (…) Brusquement la foule en émoi s’avança, puis se retira et, au son d’une fanfare, l’empereur apparut en saluant à droite et à gauche, semblant avoir hâte de fuir cette corvée. Soudain tout le monde s’écarta et Nicolas Ier souriant, s’arrêta pour saluer Nathalie. Cette attention particulière du tsar était de bon augure et décida de bien des choses. En robe de bal blanche et élégants petits escarpins dorés, Nathalie dansa légèrement penchée en arrière, les yeux baissés. Son bras, ganté de blanc jusqu’au coude, faisait sur son épaule une courbe si gracieuse qu’il semblait le cou d’un cygne.
Mme Pouchkine fit donc grande sensation dans le monde. (…) Partout elle était admirée, aux concerts, aux représentations théâtrales ou aux réunions entre amis. Pouchkine y accompagnait sa femme et ses belles-sœurs, toutes trois éblouissantes d’élégance et de finesse.
Mais en quelques mois, l’attitude de la bonne société envers le poète changea. Autrefois adulé, reconnu par tout le monde, il était devenu une espèce de prince consort. L’exceptionnelle beauté de sa femme lui avait ravi sa popularité. L’empereur plaçait Nathalie à sa droite dans les dîners tandis que Pouchkine était toujours en bout de table. (…)
Le diplomate français Gallet de Calture, qui vécut longtemps en Russie, décrivait ainsi cette ambiance : « Je ne connais pas d’exemples de mari déshonoré ne tirant pas profit de son déshonneur. »
Ce même témoin demanda à une dame de la haute société :
- Et si le tsar posait son regard sur vous, comment réagirait votre époux?
- Mon mari, répondit la dame, ne me pardonnerait jamais si je me refusais au tsar.(…)
Pouchkine était à la fois fier et jaloux des succès de son épouse.(…) Le poète agissant en Pygmalion essayait d’éduquer Nathalie, de la façonner comme une œuvre d’art. (…) Les rôles s’étaient peu à peu inversés. Ce n’était plus Nathalie qui était jalouse. Sa beauté splendide associée au nom magique de son époux faisait tourner bien des têtes. (…) Nathalie n’était pas seulement une reine de la danse mais aussi une mère attentionnée. Elle s’occupait de la maisonnée, s’efforçait d’équilibrer les comptes d’une administration familiale en déroute et même discutait âprement avec les éditeurs et les libraires. Elle aidait son époux de son mieux.
Finalement, Pouchkine n’avait-il pas trouvé en Nathalie celle qui lui convenait ? Une épouse qui lui apportait le réconfort familial et se transformait en déesse incontestée sur les bords de la Néva.
Quelle destinée difficile à remplir que d’être la femme d’un poète aussi poète que Pouchkine…
Vladimir FÉDOROVSKI, Le Roman de Saint-Pétersbourg.
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