Au fil des mots (62) : « épopée »

Peur de rien

Paris, 1940. Le 17 juin, les troupes allemandes ont défilé sur les Champs-Élysées comme elles le faisaient quotidiennement depuis qu’elles étaient entrées dans Paris, trois jours plus tôt. C’est ce jour-là qu’en Heinrich Himmler a choisi pour venir dîner à « La Petite Provence ». Je n’ai pas compris comment il a atterri là. L’officier allemand, dépêché pour faire la réservation et visiter les lieux, avait dit que le Reichsführer-SS voulait un restaurant avec vue sur la Tour Eiffel, ce qui n’était vraiment pas le cas de mon établissement où on ne pouvait la voir que d’une seule table en terrasse, et encore, en tendant le cou.

   Arrivé vers 22heures, donc à la nuit tombée, Himmler n’a pas cherché à voir la tour Eiffel (…). de toute évidence, le Reichsführer-SS n’était pas venu faire du tourisme. Protégé par une quinzaine de soldats et accompagné par autant de collaborateurs, sans parler des quatre camions militaires stationnés sur la place, devant mon restaurant, il a travaillé jusque tard dans la nuit en dépliant des cartes et en faisant beaucoup de bruit.(…) J’avais préparé le repas avec ce que j’avais. De la morue dessalée et des pommes de terre, notamment.

   Après mon foie gras d’oie au porto, à la compotée d’oignon et de figue en entrée, Himmler et ses camarades ont eu droit à ma célèbre brandade de morue, puis à une charlotte aux fraises, avant ma farandole de tisanes. Je m’étais surpassée.

   J’avais pourtant le moral à zéro : à 12h30, le même jour, j’avais entendu le discours radiodiffusé du maréchal Pétain qui prétendit avoir « fait à la France le don » de sa personne « pour atténuer le malheur. » Avant de lâcher de sa voix de vieux constipé en plein effort, juste avant le clapotis que l’on sait : « C’est le cœur serré que je vous dis aujourd’hui qu’il faut cesser le combat. » (…)

   À la fin du repas, Heinrich Himmler a demandé à me voir. (…) C’était la première fois que je voyais un dignitaire nazi. Avant le dîner, Paul Chassagnon m’avait mise en garde : Himmler était l’homme des basses œuvres d’Hitler, un affreux personnage qui semait la mort partout où il passait. Au premier abord, le Reichsführer-SS inspirait pourtant confiance. N’était son gros cul, il semblait tout à fait normal, j’allais dire humain, mais je ne peux le dire aujourd’hui, maintenant que l’on sait tout ce que l’on sait. Je crus même déceler dans son expression un mélange de respect et de compassion envers nous autres Français. 

   Par personnel interposé, Himmler m’interrogea sur mes tisanes, puis sur les plantes médicinales. Mon allemand était trop rudimentaire pour que j’ose lui répondre dans sa langue (…)  

   Pour continuer à séduire le Reichsfüher-SS, je lui ai dit que je devais beaucoup à une grande Allemande du XIIè siècle, Sainte Hildegarde de Bingen, qui a beaucoup écrit sur les plantes, et dont je possédais les oeuvres complètes. Afin de lui montrer que je savais de quoi je parlais, j’ajoutai que Le Livre des subtilité des créatures divines était un de mes livres de chevet. Je ne savais pas encore qu’Himmler avait quatre ennemis dans la vie : par ordre décroissant, les Juifs, le communisme, l’Église et la Wehrmacht.

   « Le christianisme, a-t-il dit, l’œil sévère, est l’un des pires fléaux de l’humanité. (…) Nous allons nous en débarrasser. Il n’y a rien à en garder, pas même Hildegarde  de Bingen qui n’était qu’une bénédictine hystérique et frigide… »

   Je me suis rattrapée aux branches… (…) J’ai demandé au maître d’hôtel d’aller lui chercher un assortiment d’une dizaine de mes boîtes de pilules. (…) Himmler me félicita pour la beauté de mes boîtes avec leurs étiquettes à l’ancienne.

   « Es ist gemütlich« , a-t-il dit, le dernier mot étant repris par la plupart des officiers qui, autour de lui, semblaient boire ses paroles. 

   Après m’avoir annoncé qu’il voulait continuer à « échanger » avec moi, le Reichsführer-SS a demandé à l’un de ses collaborateurs, un grand échalas blême, de prendre toutes mes coordonnées. (…)

Paris, 1942. Heinrich Himmler ne m’a plus donné signe de vie pendant près de deux ans. Jusqu’à ce qu’un matin, deux SS se présentent au restaurant et dévalisent mon stock de pilules « Rose » pour la forme et le sommeil. Ils sont revenus deux mois plus tard. (…) À partir de là, il fallut me rendre à l’évidence : avec mes pilules qui favorisaient l’énergie et le repos d’un des plus grands chefs nazis, je travaillais à mon corps défendant pour la victoire finale de l’Allemagne.

  Je ne voyais pas bien ce que je pouvais faire. (…)  J’envisageai un moment d’ajouter de l’arsenic ou du cyanure dans mes pilules mais c’eût été stupide : comme tous les industriels de la mort, le Reichsfüher-SS était un grand paranoïaque ; il bénéficiait, selon toute vraisemblance, des services d’un goûteur, ce qui pouvait expliquer en partie sa surconsommation. Pour le supprimer, je ne voyais, en vérité, qu’un seul moyen : le traquenard amoureux. 

Franz-Olivier GIESBERT, La cuisinière d’Himmler

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