L’Europe de l’esprit
Pourquoi les Français sont-ils le plus souvent indifférents à l’Europe ou traumatisés par elle ? (…) Quand donc cessera-t-on d’être suspect chaque fois qu’on parle du dix-huitième siècle ? Pour quelle raison vaut-il mieux être anglais pour le faire ? (…) L’Europe, dites-vous? Oui, mais laquelle ? (…) Vécue par qui ? Réfléchie comment ? Avec quels mots ?
Prenez Charles-Joseph de Ligne (1735-1814) : qui le connaît ? qui le lit ? Quoi ? un Belge ? Un prince ? Un maréchal autrichien ? Un courtisan d’influence à la fois stratège militaire et diplomate en tous sens ? Un débauché, un philosophe ami de Voltaire, un artificier des conversations à Versailles, à Vienne , à Moscou? Un acteur essentiel des coulisses? Un ami intime de Casanova ? Et, en plus, un grand écrivain français ? Non, c’est trop, arrêtez, la scolarité n’y trouve pas son compte, l’université a la migraine. Trop de traversées de frontières, trop de codes secrets, trop de bals, de fêtes, de concerts, d’absences de préjugés, de chevaux, d’uniformes, de femmes ; trop de relativité. Qui aimeriez-vous être? demande-t-on, un jour, à Ligne ? Réponse : « Une jolie femme jusqu’à trente ans, un général fort heureux et fort habile jusqu’à soixante, un cardinal jusqu’à quatre-vingts. » (…)
Ligne (quel nom !), tout en jouissant de son château de Belœil, saute d’un royaume à l’autre et semble séduire tout le monde. Mme de Staël, son futur éditeur, dit de lui : « Il a passé par tous les intérêts de ce monde et s’entend singulièrement à bien vivre. » Catherine de Russie trouve qu' »il pense profondément et fait des folies comme un enfant ». Joseph II s’amuse avec lui. Pour Goethe, il aura été « l’homme le plus joyeux de son siècle ». Il est de tous les instants de Trianon, flirte avec Marie-Antoinette (« Elle faisait la Reine sans s’en douter, on l’adorait sans songer à l’aimer »), devient l’amant de Mme du Barry, pense que Mme de Pompadour déraisonne (« elle me dit cent mille balivernes politico-ministérielles et politico-militaires »). De sa fréquentation des souverains, il tire la conviction définitive que l’Histoire n’a d’autre sens que l’intérêt particulier, l’orgueil, l’ambition, la vengeance. Maréchal du Saint-Empire, il diagnostique vite l’ennemi principal : la Prusse. Libre-penseur, il n’en restera pas moins catholique pour des raisons politiques (contre la raison qui tourne au fanatisme et à la folie). (…) Entre deux chevauchées, deux missions, il écrit ce qu’il appelle ses « livres rouges ». La vie est un rondeau vite bouclé, il faut savoir l’entendre et le danser sans manquer à sa morale personnelle. (…)
L’Europe se décompose et se recompose sous ses yeux? Il écrit, il sait que la vérité est là : « C’est une bonne soirée, car j’écris dans mon petit pavillon de verre où la lune jette aussi ses rayons sur mon papier. » (…) Quand il repense à son existence passée, il se revoit ainsi : « Jeune, extravagant, magnifique, ayant toutes les fantaisies possibles… » (…) Inutile de préciser qu’il n’aura pas de mots assez durs pour la Terreur et sa conséquence : Napoléon (Ligne l’admire pour son génie militaire, mais le surnomme Satan Ier).
Le 13 décembre 1814, à 10h30 du matin (en plein Congrès de Vienne dont il est, avec Metternich et Talleyrand, la vedette), Ligne s’éteint. Il avait dit qu’il voulait ne pas mourir, « nous verrons si cela réussira ». Un témoin raconte qu’à la fin il se mit à chanter, puis dit : « C’est fait. » Ce furent ses derniers mots. Il eut droit, selon son rang et son grade, à un cheval caparaçonné de noir derrière son cercueil. Les officiers qui défilèrent derrière ce qui restait de lui, et cela se passe de commentaire, venaient des armées autrichiennes, russes, françaises, anglaises, prussiennes et bavaroises. Un autre drame européen dont nous sortons à peine (mais qui en est sûr?), allait commencer.
Philippe SOLLERS, Liberté du XVIIIème (1996)
Un superbe domaine à visiter ! Ne partons pas au loin, découvrons notre pays…
http://www.chateaudebeloeil.com/chateau-de-beloeil-le-versailles-belge/
Un commentaire sur “Au fil des mots (58) : « flamboyant »”