Au fil des mots (33): « nostalgie »

Sehnsucht à la nippone   

   Le 4 avril, l’éditeur nippon m’a organisé une interview. La journaliste m’attend à l’Institut français ainsi que l’admirable Corinne Quentin, l’interprète français-japonais la plus connue de Tokyo. (…) Souvent, je comprends ses questions, et je réponds dans mon japonais de cuisine. (…) Quand je suis dépassée, Corinne vient à mon aide. Je tends l’oreille pour apprendre et j’ai des surprises. Pour traduire combien je suis nostalgique de mes jeunes années dans le Kansai, j’entends l’interprète dire « nostalgic » au lieu de l’adjectif « natsukashii », que je tiens pour l’un des mots emblématiques du japonais.

   Après l’interview, dans le taxi qui nous conduit au restaurant réservé par l’éditeur, j’essaie de tirer ça au clair avec Corinne.

  • « Natsukashii »  désigne la nostalgie heureuse, répond-elle, l’instant où le beau souvenir revient à la mémoire et l’emplit de douceur. Vos traits et votre voix signifiaient votre chagrin, il s’agissait donc de nostalgie triste, qui n’est pas une notion japonaise.

   À la question de savoir si la madeleine de Proust est nostalgique ou « natsukashii », elle penche pour la deuxième option. Proust est un auteur nippon. (…)

   6 avril. Ce soir, nous prendrons l’avion pour Paris, via Dubai. (…) À l’aéroport, je m’assieds devant un écran géant qui donne en temps réel la météo du monde entier. Fascinée, je reste là pendant des heures. À la nuit tombée, je monte dans l’avion, la tête pleine des températures de Johannesburg et d’Helsinki. Je m’endors aussitôt.

   Quelques heures plus tard, je suis réveillée par l’intuition qu’il me faut regarder le paysage : j’ouvre le volet du hublot et ce que je découvre me coupe le souffle. L’avion est en train de survoler les sommets de l’Himalaya, dont la blancheur suffit à éclairer les ténèbres. Nous sommes si près de la cime que je rentre le ventre à l’idée de toucher l’Everest. De ma vie, je n’ai eu une vision aussi sublime. Je rends grâce au Japon à qui je la dois.

   Je demeure collée à la vitre, à dévisager ces colosses enneigés. La nuit est bénie, qui rend possible cette contemplation : de jour, la violence de la lumière m’aurait obligée à détourner les yeux. (…) Je côtoie ces géants avec d’autant plus d’extase qu’ils m’ignorent. Ils répondent à mon amour par l’indifférence bienveillante des chefs-d’oeuvre. C’est aussi divin que de lire un très grand livre : je peux sangloter d’exaltation, le texte s’en fiche. Que j’aime cette solitude de l’émerveillement! Qu’il est bon de n’avoir de comptes à rendre à personne face à l’infini.

   Hélas, il n’est pas vrai qu’il n’y a personne. Il y a moi, que je ne parviens jamais à abolir. Et aussitôt, j’interviens : « Jure-toi, Amélie, que tu n’auras plus jamais de chagrin ni même de mélancolie ; qui a frôlé l’Everest n’en a pas le droit. Le maximum que je t’autorise, désormais, c’est la nostalgie heureuse. »

   Nez au hublot, j’énumère les régions réelles ou fantasmatiques que survole l’avion : Tibet, Népal, Ladakh, Cachemire, Pakistan – monde grandiose que le nôtre!

Amélie NOTHOMB, La Nostalgie heureuse

 

6 commentaires sur “Au fil des mots (33): « nostalgie »

  1. Cet extrait me rappelle mon premier déplacements « long-courrier professionnel, en 1982, entre Paris et Lima avec stop over à Caracas, Bogota et Quito. Un superbe survol d’une partie nord de la cordillère des Andes et de ses magnifiques volcans. L’Himalaya viendra quelques mois/années plus tard pendant mes nombreux vols vers (ou entre) Séoul, Tokyo, Bangkok et New Delhi, les destinations phares de mes voyages d’affaires dans les années 80′. Des endroits que l’on n’oublie pas. Et – au passage – une rencontre mémorable (dans son bureau) avec le père d’Amélie, qui nous a quitté tout récemment, à l’époque Ambassadeur belge à Bangkok. Si cela tombe…j’ai aussi croisé Amélie dans les jardins de l’ambassade 🤔 lors de la réception organisée pour la délégation belge !

    Aimé par 1 personne

    1. Quelle vie, José, quelle vie! Tu nous la fais découvrir par tes superbes albums photos sur Facebook, pourquoi ne pas également nous la raconter ? Tu dis toujours que je devrais m’essayer à la littérature, pourquoi pas toi? de beaux récits de voyages fourmillant d’anecdotes, de découvertes, de rencontres, c’est bien plus palpitant que beaucoup de romans !

      J’aime

      1. J’ai choisi de raconter une partie de ma vie professionnelle en images…c’est beaucoup plus facile ! Ma mémoire « très sélective » ne me permettrait plus – aujourd’hui – d’ajouter des récits et des anecdotes…car j’ai vécu la plupart de ces voyages exotiques « en solitaire » et en toute « intériorité ». Pas sûr qu’un récit de mes rencontres « d’affaire » soit très passionnant 😉

        Aimé par 1 personne

  2. Jolis souvenirs de globe-trotteur, magnifique de se souvenir des belles choses de la Terre, et c’est vrai, les Andes sont époustouflantes, toutes emberlificotées dans tous les sens de pics, d aiguilles, de volcans même pas gentils, et de vallées d’altitudes et de neige étincelante et de gigantisme….mais la remarque extrêmement juste de AN me fait plaisir, et me réconcilie avec cette chère nippone manquée!
    Pendant tout un temps, après l avoir lue avec ferveur, je m étais lassée, des 50 pages de novembre un peu redondantes.
    Mais Rita, ce court texte me fait rebondir: il me faut ce bouquin!
    Merci cousine.

    Aimé par 1 personne

  3. C’est un tout petit bouquin qui relate son retour au Japon avec une équipe de télévision. Il y a beaucoup de très belles pages, notamment son retour à Kobé, sa découverte de Fukujima, ses retrouvailles avec Rinri… c’est sensible et délicat.

    J’aime

Votre commentaire

Entrez vos coordonnées ci-dessous ou cliquez sur une icône pour vous connecter:

Logo WordPress.com

Vous commentez à l’aide de votre compte WordPress.com. Déconnexion /  Changer )

Photo Facebook

Vous commentez à l’aide de votre compte Facebook. Déconnexion /  Changer )

Connexion à %s