Celui qui fut « l’homme le plus insulté de France »
Le 7 octobre 1895, un événement peu ordinaire eut lieu quai de Conti : le tsar Nicolas II, en visite officielle à Paris, vint prendre part à une séance de l’Académie française. Par ce geste, il voulait suivre, dit-il, l’exemple de son lointain ancêtre, Pierre le Grand.
Celui-ci n’avait à vrai dire, jamais assisté à une telle réunion. Il s’était bien rendu, en mai 1717, au siège de la Compagnie, qui se trouvait en ce temps-là au palais de Louvre ; mais, comme à son habitude, il n’avait averti personne de sa venue. Deux académiciens, qui se trouvaient là par hasard, s’empressèrent de lui montrer la salle des séances ; elle était déserte ; il repartit aussitôt.
Nicolas et son épouse, la tsarine Alexandra, voulaient assister, quant à eux, à une vraie séance, et on leur en offrit une. L’Académie était là quasiment au complet ; il n’y avait que deux absents, dont Hallemel, qui était, ce jour-là, à l’article de la mort.
Il y eut quelques discours de bienvenue ; un poème de circonstance sans grande valeur ; puis une délibération autour d’un mot du dictionnaire : le verbe « animer ». Les académiciens rivalisèrent d’érudition, de brio et d’humour, et le tsar participa lui-même à la discussion. Il avait l’air ravi, et prêt à prolonger longtemps sa présence en ce lieu. Mais il y avait encore ce soir-là une réception en son honneur à l’Hôtel de Ville ; puis un dîner de gala à la Comédie-Française… À dix-sept heures, le ministre français des Affaires étrangères, Gabriel Hanotaux, tapota du doigt sur sa montre avec un geste d’excuse. Le souverain acquiesça et se leva aussitôt. Le reste de l’assistance fit de même.
Trois semaines plus tard, on apprit le décès de Challemel. Et lorsqu’une date fut fixée pour l’élection de son successeur, on eut la surprise de voir arriver une lettre de candidature signée de ce même Hanotaux.
Il y avait dans cette démarche quelque chose d’incongru, et même de légèrement inconvenant. Le ministre était toujours à son poste, l’un des plus prestigieux de la République. Il venait d’assister, en cette qualité, à une séance privée. N’était-il pas en train de profiter de sa position pour « forcer la porte »? À l’Académie, on n’était pas peu embarrassé. Comment lui dire « non » sans donner l’impression d’insulter le gouvernement de la France? Comment lui dire « oui » sans donner l’impression d’obéir à une injonction des autorités?
Cela dit, le personnage avait indéniablement toutes les qualités requises. S’il s’était présenté dans d’autres circonstances, on n’aurait pas été surpris de sa candidature, on s’en serait même réjoui. C’était un historien talentueux, rigoureux dans sa recherche et élégant dans son expression. Homme de savoir, il était également un homme d’action à l’habileté reconnue ; sinon, comment aurait-il pu devenir, à quarante ans, le chef de la diplomatie française? Trop habile, maugréaient certains, qui ne parvenaient pas à s’accommoder de cette candidature intempestive.
Vint le jour où il fallait voter. C’était le 1er avril 1897. Il y avait, à cette séance-là, deux fauteuils à pourvoir. Pour l’un, l’élection se fit au premier tour. Pour l’autre, le ministre des Affaires étrangères fut mis « en ballottage » au premier tour, au deuxième, puis au troisième ; il finit par passer, au quatrième tour, de justesse, à une voix près. Telle avait donc été la « sagacité collective » de la Compagnie : n’ayant pas apprécié la manière, elle avait tenu à manifester son agacement ; mais elle l’avait fait avec retenue, avec mesure.
Hanotaux prit acte du petit camouflet, sans s’en formaliser, et sans en vouloir à ses confrères. Il s’installa dans son fauteuil pendant quarante-sept ans, et s’y montra bien plus assidu qu’on ne s’y attendait. Il est vrai que sa carrière politique allait bientôt s’interrompre abruptement, le contraignant à revenir à une existence tranquille, faite de recherche et d’écriture. C’est ce qui correspondait le mieux, d’ailleurs, à son tempérament comme à son talent. (…)
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Hanotaux n’a jamais été un doctrinaire ni un militant ; mais sa conception des choses n’était pas éloignée de celle des grands hommes qu’il a connus, servis et admirés. Quand, après un bref passage par le Parlement et le corps diplomatique, il devint en mai 1894, ministre des Affaires étrangères, la politique qu’il suivit prenait en compte leurs préoccupations. Cela lui assura quelques succès ; mais cela causa aussi sa perte.
Le dilemme auquel il avait dû faire face en arrivant au quai d’Orsay pourrait se résumer comme suit : engagé dans son bras de fer avec l’Allemagne, la France n’avait d’autre choix que de s’allier à l’Angleterre ; le problème, c’est que celle-ci le savait, et qu’elle en profitait. (…) Il serait resté dans les mémoires comme un grand ministre et un diplomate hors-pair si une de ses initiatives n’avait pas abouti à un échec retentissant : Fachoda.
Les péripéties de « l’incident » sont compliquées, mais les données de base sont simples. Voulant contraindre l’Angleterre à accepter une tutelle commune sur l’Égypte, Paris eut l’idée d’envoyer un corps expéditionnaire dans le sud du Soudan, qui planta le drapeau tricolore dans une localité appelée Fachoda.(…) C’était un coup de poker auquel les Britanniques répondirent par un autre coup de poker : ils se dirent prêts à aller jusqu’à l’affrontement armé. (…) La France ne pouvait prendre le risque d’un tel conflit. Ce fut elle qui finit par céder. (…) L’opinion réagit avec rage, avec amertume, avec rancœur. Et Hanotaux qui portait une responsabilité dans cette malheureuse entreprise, fut la cible des attaques les plus virulentes. Il dut quitter le quai d’Orsay en juin 1898, laissant à son successeur le soin de réparer, tant bien que mal, les pots cassés.
Il n’avait que quarante-quatre ans, et sa carrière politique était déjà brisée. À cause de cet incident, qui restera dans l’histoire comme une gigantesque maladresse ; et encore plus sans doute à cause d’une autre affaire, dans laquelle son rôle fut pourtant tout à fait marginal. (…) Peu d’affaires ont fait couler autant d’encre que celle qui est devenue tout simplement « l’Affaire ». (…) Dans le climat fortement polémique qui régnait en ces mois cruciaux de l’Affaire, Hanotaux en arriva à se faire détester de tous – des dreyfusards comme des antidreyfusards. (…) Il s’efforçait de se donner une image d’élévation et de sérénité, mais il ne tarda pas à comprendre qu’il était en train de perdre sur tous les fronts, et il en devint amer, et désabusé. Dans une lettre qu’il a écrite à un diplomate de sa connaissance, on peut lire : « Ces intellectuels qui, naguère encore, étaient mes collaborateurs, presque mes coreligionnaires, me sont devenus odieux. » (…)
Gabriel Hanotaux restera longtemps sur son fauteuil, à voir défiler les hommes, les régimes et les événements. Et à écrire, abondamment sur de nombreux sujets. Le nombre de ses ouvrages dépasse la centaine.
Il avait vécu son enfance et son adolescence sous le Second Empire ; il avait connu dans sa jeunesse la débâcle de 1870, l’invasion prussienne, la Commune de Paris, la résurrection de la République ; il allait connaître dans sa vieillesse la débâcle de 1940, l’Occupation allemande, la nouvelle mort de la République ; avant de s’éteindre paisiblement en sa quatre-vingt-onzième année, le 11 avril 1944, manquant de peu le débarquement en Normandie et la libération de Paris.
Son successeur sera élu six mois plus tard, le 12 octobre, lors d’une réunion exceptionnelle, pour laquelle on avait dû consulter le général de Gaulle en personne.
Amin MAALOUF, Un fauteuil sur la Seine – Quatre siècles d’histoire de France
Bonsoir, je ne suis pas un fan d’Histoire….avec un grand H..mais j’ai quand même fait l’effort de lire et commenter ton dernier opus pour éviter un nouvel épisode des sans-culotte🤣😎… Pas sûr que cet extrait de Maalouf – que j’admire beaucoup, par ailleurs m’ait convaincu de lire l’opus en entier… désolé.
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Ma dernière lecture (un essai) de cet auteur « Les identités meurtrières ».
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Ah! Divergence d’opinion avec monsieur Creuen….j’ai trouvé cela passionnant.
En fait si je comprends le Passage, le pauvre mec fut pris entre diverses affaires troubles Gouvernementales qui l’ont ratatiné « ben ben dret là »
Paf!
Je ne sais pas si ce monsieur Hanotaux était libre de plume, d’esprit et/ou d’opinion, mais c’est justement ce que je voudrais bien savoir. Car il a pu avoir une poids politique de parti sur le dos, mais quand même apparement il avait un veritable style et une réelle connaissance intellectuelle.
Cette énorme polémique Dreyfus fut a tous égards une bombe atomique dans l’hexagone, un révélateur( qui hélas n’a rien changé pendant la deuxième guerre mondiale….et je crois savoir encore maintenant….), et d’un bord ou de l’autre beaucoup sont passés a la chausse-trappe. Et franchement Fachoda…étonnant comme les français ont toujours été attires par le Soudan et pas loin Djibouti, le Tchad a cote’, c’est un peu comme si c’était le jardin d’arrière cours français, mais pourquoi s’obstinent ils dans cette galère?!
Et quand on pense que ce monsieur Hanotaux a vécu de Napoleon 3 a quasiment le débarquement…..quand meme , ça laisse rêveur!
Et puis… Maalouf, incontournable, enfin, dans mon top 10 des bonheurs de lire.
Ma question supreme est….comment vas tu faire pour continuer a nous titiller la cervelle quotidiennement?
Car maintenant tu es dans un engrenage infernal ou chaque matin je me dis…tiens tiens quelle sera la surprise du jour?!
Et « si » mais bien sur cela va arriver, donc « si « tu t’arrêtes, on va se dire….non mais qu’est-ce qu’elle nous fait la’?
Tu t’es embarquée peut être pas pour Cythère, cousine, ha ha!
Ps: quelle étonnante surprise de lire mon cousin dans courriels similaires….nostalgie.
PS2: petite chronique météo de mon coin….40 degrés avant hier.
18 degrés hier, mais vent de noroît dur,
6 degrés aujourd’hui, chandail et coupe vent et le chauffage s’est remis en route, et il a neigé a 35kms au nord d’ici…..si!
Si ce n’est le c19, la météo va nous achever!
Bon, serions nous vraiment destinés a mourir un jour!? Quelle ennuyeuse nouvelle…..
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