Au fil des mots (87) : « rock’n roll »

Musique de jeunes

   L’époque était animée. Après une longue traversée du désert, de Gaulle était revenu aux affaires pour sauver l’Algérie française menacée par les terroristes algériens. (…) Comme les amis de Franck ne parlaient que de ça, j’écoutais sans rien dire, en prenant l’air de celui qui comprenait. Je m’animais quand la conversation arrivait sur le mot « rock’n roll ». Quelques mois plus tôt, ça nous était tombé dessus sans prévenir. On écoutait la radio sans y prêter attention. Je bouquinais, vautré dans un fauteuil, Franck bossait. Une musique inconnue est sortie du poste. On a levé la tête en même temps en se regardant, incrédules. On s’est rapprochés de l’appareil, Franck a augmenté le son. Bill Haley venait de changer notre vie. Du jour au lendemain, c’est devenu notre musique qui envoyait les flonflons aux oubliettes. Les adultes détestaient, sauf papa qui adorait le jazz. C’était une musique de sauvages qui allait nous rendre sourds et plus bêtes qu’on ne l’était. On n’y comprenait rien, ça ne nous dérangeait pas. Franck et ses amis ont découvert un tas de chanteurs américains : Elvis, Buddy Holly, Little Richard, Chuck Berry et Jerry Lee Lewis sont devenus nos compagnons inséparables. (…)

  • Je suis content que tu sois venu, Michel. Je peux te demander un service ?

  Je lui ai juré qu’il pouvait me demander n’importe quoi. Il allait partir en Algérie pour longtemps et ne savait pas quand il reviendrait. Pas avant un an au moins, peut-être plus. Les permissions n’avaient plus lieu en métropole. Il voulait me confier un petit trésor. D’après lui, j’étais le seul digne de le conserver jusqu’à son retour. J’ai protesté, c’était une lourde responsabilité. Il a coupé court à mes tergiversations en posant la main sur deux caisses d’albums de rock. Cinquante-neuf exactement. Ses importations américaines achetées à prix d’or. Je restais sans voix, bouche ouverte.(…) J’ai voulu qu’on fasse une liste des albums qu’il me confiait. C’était inutile. Il les connaissait par cœur. (…)

   Quand j’ai ramené les disques, ça a fait toute une histoire. Ma mère voulait savoir d’où ils venaient, qui me les avait donnés et pour quelle raison, sous prétexte qu’à elle, personne ne lui avait rien donné, ni disques, ni quoi que ce soit d’autre. À cause des voisins, elle m’a imposé de les écouter en sourdine, ce qui, pour du rock’n roll, est une aberration. À plusieurs reprises, j’ai trimbalé pick-up et disques chez Nicolas qui habitait un immeuble moderne. On en profitait pour écouter Elvis et Jerry Lee Lewis à en avoir les oreilles qui bourdonnaient. Malgré ses demandes insistantes, j’ai refusé de les lui prêter. Puis, nos voisins du dessus ont déménagé. Leur appartement est resté vide plusieurs mois. J’ai augmenté le son. J’attendais que ma mère s’en aille et, juste avant son retour, je le baissais au volume réglementaire. Une bouffée d’oxygène binaire dans un monde monastique. Enfin, on vivait. Je restais des heures sur mon lit à écouter les disques en boucle et, si je n’y comprenais rien, je connaissais les paroles par cœur. Maria s’en fichait. Juliette s’est crue obligée de faire des remarques. Au départ, fervent amateur de variétés, elle se délectait de Gilbert Bécaud. Elle a basculé et a fini par adorer. Le rock produisait sur elle un effet miraculeux : elle se taisait. On augmentait le son. Jusqu’à l’écouter au volume normal auquel le rock doit être écouté : à la limite des capacités du haut-parleur. On sonnait à la porte. Je coupais le son. La voisine du quatrième voulait savoir si, par hasard, c’était chez nous que… Mais il n’y avait aucun bruit.

Jean-Michel GUENASSIA, Le Club des Incorrigibles Optimistes

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