Au fil des mots (23): « enfance »

Quiproquos poétiques

   Au retour, vers cinq heures, nous eûmes un goûter délicieux : confitures, brioches et biscuits. (…) Pendant ce temps, une nouvelle cérémonie de l’absinthe avait lieu à la table voisine, puis le poète et l’Infante, tendrement appuyés l’un sur l’autre, entrèrent à pas lents dans la maison.

    Comme nous descendions vers la balançoire, Isabelle saisit mon coude, et dit:

        « Attends. »

    Elle tendit l’oreille. j’entendis de faibles accords de piano, séparés par des silences.

         « Viens, me dit-elle. Ne fais pas de bruit. »

    Elle m’entraîna vers le coin de la maison, puis nous longeâmes furtivement la façade. J’entendis le murmure d’une voix, et des accords qui semblaient la suivre. Elle se glissa dans le vestibule, en me tirant par la main, et nous restâmes immobiles, plaqués contre le mur, près de la porte ouverte du « livigroub ».

    Le poète lisait des vers et l’Infante plaquait des accords assourdis.

    Il s’agissait d’une espèce de femme épouvantable, qui avait des griffes, et qui s’appelait une strije. Elle volait dans une « sylve », et elle voulait labourer le coeur du chevalier.

    La voix du lecteur était saccadée, les accords du piano durs et précipités. Le vaillant chevalier faisait tournoyer son épée, qui lançait des éclairs bleus ; mais ça ne lui servait à rien, car chaque fois qu’il coupait en deux cette strije, les deux morceaux se recollaient tout de suite à cause d’un enchantement fait par un sorcier, qui s’appelait Merlin, et qui n’aimait pas ce chevalier. Tout d’un coup, la voix du poète devint frémissante et désespérée, car le généreux jeune homme était tombé sur la bruyère, et la strije se jetait sur lui pour lui faire son affaire. Isabelle, qui mordillait son mouchoir, serra ma main nerveusement. Mais le piano sonna soudain une fanfare, sur laquelle parut la fée Mélusine, qui était belle comme le jour, et la voix devint triomphale : la fée n’eut qu’à faire un sourire, et la strije éclata dans un nuage de soufre, en poussant un cri horrible qui fit trembler les vitres du livigroub. Alors, Mélusine prit la main du chevalier, et lui dit des paroles d’amour merveilleuses. Le chevalier les écoutait, tout pâle de bonheur, et le piano était aussi content que lui… Enfin, ils partirent tous les deux dans une barque magique, sur les eaux d’un étang bleu, tout couvert de nénuphars, et autour de la barque il y avait des cygnes « neigeux » qui les accompagnaient vers le bonheur.

    Le piano fit trois accords prolongés, et s’arrêta au bord d’un grand silence. J’étais très ému à cause de la voix résonnante du récitant, à cause de la musique, et surtout parce que la main d’Isabelle était toujours dans la mienne. Ce fut, vraiment, un moment sublime.

    La voix de l’Infante – un peu enrouée – gémit soudain :

      « Ô Loïs ! Loïs! Vous n’avez jamais rien écrit de plus beau! »

    Isabelle toute pâle lâcha ma main et courut se jeter dans les bras de son père, dont le visage était couvert de larmes, et elle le serra sur son coeur en sanglotant, tandis que l’Infante, qui pleurait comme une fontaine, oscillait sur son tabouret, les yeux hagards et les épaules effondrées.

     Pour moi, je restais sur la porte, n’osant pas entrer dans tout ce sublime, et je me demandais pourquoi ce grand poète consacrait son génie à composer des vers qui faisaient tant de peine à toute la famille.

    Il me vit.

       « Tu as entendu? »

    Je fis un signe de la tête, en ouvrant les yeux tout grands, et Isabelle s’écria :

       « Oui, père. Ça le faisait trembler.

  • C’est un grand cygne ! dit-il en regardant sa femme. Un grand cygne! »

    Je ne compris pas qu’il voulait dire « un grand signe » ; mais comme je venais d’en voir une escadre voguer sur les nénuphars, je crus qu’il me comparait à ces nobles volatiles. J’en fus charmé, mais surpris.

    À ce moment, l’Infante, avec une énergie soudaine, se leva, et s’écria :

       « C’est la bombe ! Oui, Loïs, cette fois-ci, c’est la BOMBE ! »

    Je ne compris rien à cette annonce. Loïs hocha la tête, pensif.

       « N’allons pas si vite, dit-il. N’oubliez pas qu’il y a la coalition des éditeurs, et la barrière des vieux pompiers. »

    Je compris que la présence des pompiers était rendue nécessaire par l’explosion de la bombe. Mais où, et quand?  Comme je réfléchissais à cette question, il parla de nouveau, comme du fond d’un rêve.

      « Non, je ne veux pas révéler Belphégor avant d’avoir terminé la Sémiramis. Il importe au contraire de garder le plus profond secret ! »

    Il se tourna vers moi.

      « Tu vas me jurer de ne dire à personne que Belphégor est prêt à paraître. Lève ta main droite, et dis : ″Je le jure″ » .

    Je m’avançai, je levai la main, je jurai. Je fus tout fier d’avoir prêté serment dans une affaire aussi importante.

      « Plus tard, dit encore le poète, plus tard, tu pourras affirmer : ″J’étais présent à la première lecture privée des cent derniers vers de Belphégor.″ Oui, tu pourras le dire. »

    Il se tut un instant, essuya discrètement une larme à demi séchée.

     « On ne te croira probablement pas. Je te donnerai donc tout à l’heure un certificat autographe. »

    Je ne savais pas ce que c’était, mais ça me fit tout de même bien plaisir.

Marcel PAGNOL, Le Temps des secrets 

2 commentaires sur “Au fil des mots (23): « enfance »

  1. Imaginer ,c’est s’ouvrir à un autre monde , souvent meilleur , plus tendre et chaud comme une douce caresse ; c’est se sentir apprécié pour ses qualités et sa personnalité sociable mais c’est parfois une évasion dans un monde irréel et féerique pour fuir un quotidien dur , méchant et plein de souffrances .
    Quoi de plus beau que de rêver à deux ,de partager de petits secrets tout innocents et vivre son imaginaire habillées de vieilles frusques – mais valorisantes à nos yeux – qu’on en oubliait le temps qui passe …
    C’était un peu le monde de mon enfance pas toujours très gaie , pauvre , étrangère au pays mais aimée et choyée ( ST Nicolas ) par des parents soucieux de l’éducation et du bien-être de leurs 5 enfants .( Peu de souvenirs de mon père décédé en 1957 , j’avais 8 ans …)

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