Au fil des mots (101) : « nécropole »

Morts et vivants

    Comme toutes les grandes œuvres d’architecture religieuse, les minarets de la ville islamique se tendent vers le ciel, leurs pointes effilées indiquant la voie qui conduit vers la vie éternelle. Mais tout en bas, à leur pied, l’amère réalité de la condition humaine s’exhibait sans fard. Empruntant un dédale de ruelles, Brian est arrivé devant une porte derrière laquelle semblait commencer une ville dans la ville : 

  • Bienvenue à la cité des morts, a-t-il annoncé.

    À première vue, ce n’était qu’un autre quartier déshérité du Caire avec ses pauvres petites bicoques, certaines sans toit, mais comme son surnom l’indique cette zone était avant tout un cimetière, une nécropole qui n’abritait pas moins de quarante mille êtres vivants *.

    Quelques statistiques permettent de comprendre pourquoi un champ de tombes s’est transformé en zone d’habitation dans la principale métropole d’Afrique. Au cours des deux dernières décennies, le taux de natalité en Égypte a augmenté dans des proportions telles que les experts avancent qu’un million de nouveaux habitants s’ajoute à la population totale…tous les dix mois. Comme seuls quatre pour cent du territoire sont habitables, il est tout simplement impossible de trouver assez de places pour répondre à cette explosion démographique. (…) Quelques années avant mon voyage, j’avais glané dans la revue The Middle East quelques chiffres qui en disaient plus long que bien des discours : la capitale égyptienne ne dispose que de deux millions de logements pour trois millions de familles, ce qui signifie que quarante-deux pour cent de la population vit dans des taudis d’une seule pièce ; et même si l’État construit entre cinquante-cinq et soixante mille nouveaux logements chaque année, il en faudrait soixante-dix mille de plus pour répondre à la demande.

Bref, où se loger dans un tissu urbain aussi saturé ? La réponse, nombre de Cairotes l’avaient trouvée à la cité des morts. La tradition égyptienne étant d’inhumer les défunts dans un sarcophage protégé par un mausolée, quelqu’un a eu l’idée, il y a fort longtemps, d’installer sa famille dans l’un de ces petits édifices, et bientôt le cimetière est devenu une ville entière, avec ses boutiques et ses écoles au milieu des cryptes. En déambulant avec Brian dans cette nécropole où les hommes jouaient au trictrac dans les cafés et où les bouchers suspendaient leurs quartiers de bœuf et de mouton au-dessus d’une tombe, j’ai été assailli par le dilemme qui guette tout Occidental confronté au paradoxe du tiers-monde : fallait-il, tel un bon lecteur du Guardian pris de culpabilité socialisante tout en sirotant un verre de muscadet, s’indigner d’un système qui tolérait une vie aussi précaire et insalubre pour ses citoyens, ou accepter le fait que la cité des morts était une réponse obligée du pays à une crise du logement que ses ressources économiques ne lui permettaient pas de surmonter ?

    Brian semblait favoriser la seconde approche, à en juger par le ton égal sur lequel il m’a communiqué quelques informations sur le quartier. Ses longues années en Égypte lui avaient sans doute appris à ne pas imposer ses raisonnements d’Occidental aux réalités égyptiennes, à éviter de rejeter immédiatement des choix sociaux ou politiques sous prétexte qu’ils ne correspondaient pas à ce qui était la norme dans des pays plus développés. La cité des morts cairote était-elle fondamentalement différente des zones déshéritées comme Toxteth à Liverpool ou Ballymun à Dublin ? D’aucuns pourraient objecter que ces banlieues glauques disposent au moins de l’eau courante, d’un système d’égouts et de l’électricité, mais la persistance de pareils ghettos dans des sociétés parvenues à un haut niveau de prospérité n’est-elle pas, en soi, la preuve accablante que de sérieux problèmes demeurent ? Et donc comment « condamner » l’existence de la cité des morts ? L’Égypte, cauchemar des économistes, présentait juste une forme de pauvreté plus brutale et plus radicale que la nôtre.(…)

    Chaque société humaine a ses travers, évidemment, mais en circulant parmi ces mausolées où habitaient cinq ou six personnes, en humant les odeurs de cuisine montant des cryptes, on devait reconnaître que les divisions sociales, en Égypte, avaient pris des proportions inquiétantes. (…)

    Nous ne sommes pas attardés à la cité des morts. Avant de repartir, nous avons fait halte devant une école improvisée. Des dessins réalisés avec des crayons de couleur étaient collés sur les croisillons en pierre qui faisaient office de fenêtres, miracles de l’imagination enfantine dans un contexte aussi désolé… Plus loin, la lumière hachée d’une télé couleurs posée sur une tombe donnait d’étranges reflets à l’un de ces caveaux-taudis. 

* On estimait en 2008 à deux cent cinquante mille habitants la population de la cité des morts.

Douglas KENNEDY, Au-delà des pyramides (1988-2010)

3 commentaires sur “Au fil des mots (101) : « nécropole »

  1. Bonsoir et bravi pour la reprise ! J’ai approché cette cité des morts sans y pénétrer. J’avais aussi eu l’occasion de visiter une nécropole proche d’Istanbul, tout comme le mausolée funéraire de Khomeini à Téhéran, tous 2 pris d’assaut, les WE, par des familles entières qui y picniquaient ou jouaient au football le plus naturellement du monde. Intéressant de voir, en ce temps de Toussaint, comment la relation avec la mort diffère d’une culture à l’autre, voire d’un pays à l’autre d’une même confession. A demain 🤗

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  2. J’ai vu l’Egypte des pharaons et un peu de ce Caire envahi par les maisons et baraques disparates , une population grouillante , des enfants criants et s’accrochant à notre fiacre pour quémander ou vendre une horrible babiole , des odeurs diffuses de cuisine ou de crottin , et s’élevant par-dessus tout , la voix du muezzin …
    Pas de cimetière visité ( mais vu au passage ) de ces égyptiens d’aujourd’hui , descendants de l’invasion arabe en l’an 640 ( majorité de l’islam sunnite ) .
    De cette Egypte antique , j’ai pu visiter certaines tombes qui sont classées et surveillées : de nobles , princes et rois et reines .Tombes en forme de mastabas , pyramides ou hypogées . L’infinie beauté des tombes royales ( KV ou QV ) est à couper le souffle par la grandeur , les sculptures à même la roche , les textes variés bien alignés , les personnages peints , et cette explosion de couleurs toujours vives qui vous scotche sur place . On ne sait où poser le regard , on voudrait pouvoir toucher ces murs ( vivement interdit ) pour se mettre en symbiose avec ces admirables artisans car que serait une tombe sans leur remarquable qualité de travail .Passionnée et fascinée je suis par cette civilisation inégalée à mes yeux .

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