Au fil des mots (21): « miracle »

22 mai : cipolin, ophite, sérancolin, serpentin, cannelle, dauphin, porphyre, brocatin, obsidien, cinatique. Que de noms, de couleurs, de matières, alors que le plus beau, le seul qui vaille, est blanc, blanc, blanc, sans veines, rainures ni colorations.

    Le marbre lui manque.

   Sa douceur dans la dureté. la force délicate qu’il faut pour le travailler, le temps que l’on met à le polir.

  Michel-Ange referme en hâte son carnet quand Manuel entre dans sa chambre sans frapper.

  • Maestro, excusez-moi, mais nous étions préoccupés.

   Michelangelo pose sa plume.

  • Pourquoi, Manuel? Qu’est-ce qui t’inquiète donc tant que ça?

   Manuel a soudain l’air embarrassé. Décidément ce Florentin est mystérieux.

  • Mais maestro votre lampe a brûlé toute la nuit, et vous n’avez rien mangé depuis hier matin.

   Le singe semble écouter attentivement la conversation depuis son perchoir.

   Le sculpteur soupire.

  • C’est juste, tu as raison. Maintenant que tu me le dis, je crois que j’ai faim.

   Le jeune Grec semble tout à coup rassuré.

  • Je peux vous faire monter un repas, si vous le souhaitez.
  • C’est bien aimable, Manuel.

   Avant de sortir, encore sur le seuil, le drogman a une hésitation.

  • Puis-je vous poser une question, maître?
  • Mais bien sûr.
  • Qu’avez-vous fait toute la nuit à la lueur de la bougie? Avez-vous travaillé au pont?

   Michel-Ange sourit de la curiosité naïve du traducteur.

  • Non, au risque de te décevoir, non. Je me suis attelé à une tâche bien plus ardue, mon ami. Un vrai défi.

   L’artiste sent que la réponse ne satisfait pas entièrement son interlocuteur, qui reste immobile, la main sur la porte.

  • J’ai dessiné un éléphant, ajoute-t-il.

   Devinant qu’il n’en apprendra pas plus, Manuel abasourdi quitte la pièce pour se rendre aux cuisines.

*

Avant-hier singes et éléphants, aujourd’hui fer, argent, laiton. Dans la chaleur éblouissante de la forge, Mesihi montre à Michel-Ange le travail des artisans du sultan. L’équilibre le plus parfait entre dureté et ductilité, voilà ce qui confère à une dague ou un sabre sa résistance et son tranchant.

   C’est un privilège rare qu’a obtenu Mesihi auprès d’Ali Pacha pour le Florentin. Les arsenaux et leurs techniques sont gardés plus jalousement encore que le harem. Un peu à l’écart de la ville, pour éviter les risques d’incendie, on y forge les épées, les armures, les canons des couleuvrines et des arquebuses. Au cœur de cet arsenal, une petite manufacture réalise les plus belles lames, à l’aide de lingots d’un acier inimitable, importé d’Inde, où les dessins concentriques du damas sont déjà visibles.

   Michel-Ange est fasciné par l’activité des forgerons, par la puissance des forgeurs et des manieurs de soufflets. Le chef de l’atelier où Michel-Ange et Mesihi ont affaire est un Syrien, que le sultan a débauché aux mamelouks comme prise de guerre ; il n’a pas l’air d’être incommodé par la chaleur, ni de suer, alors que l’artiste est en nage sous son pourpoint.

  Michel-Ange a tiré de sa chemise le dessin qu’il a réalisé le matin après sa nuit éléphantesque ; c’est un poignard orné, à lame droite, symétrique sur l’axe de la garde, dans une proportion parfaite, de l’ordre des deux tiers. Le Syrien ouvre de grands yeux, fait comprendre à Mesihi qu’il est impossible de réaliser une chose pareille, une arme païenne, en forme de croix latine, que cela porte malheur, en irritant Dieu ; Mesihi de Pristina sourit et explique au Florentin que l’esquisse ne convient pas. Michel-Ange s’en étonne. C’est pourtant une forme pure. Peu soucieux de perdre son temps dans des arguties théologiques, le sculpteur demande une heure, une table, une mine de plomb et de l’encre rouge pour les motifs ; on l’installe dans une pièce à part, bien ventilée, où la chaleur est plus supportable.

    Mesihi ne le quitte pas des yeux.

   Il observe la main de l’artiste reproduire son dessin initial, en retrouver les proportions avec un compas ; puis courber légèrement la lame vers le bas, à partir du deuxième tiers, courbure qu’il compense par une inclinaison de la partie haute de la garede, ce qui donne à l’ensemble un imperceptible mouvement de serpent, ondulation qu’il va dissimuler par une frise simple, prenant appui sur la branche inférieure. Deux courbes qui se complètent et s’annulent dans la violence de la pointe.

   La croix latine a disparu pour laisser la place à un chef-d’oeuvre d’innovation et de beauté.

   Un miracle.

   Il a demandé une heure et, en quarante minutes, les deux tracés sont achevés, face et revers, ainsi quun médaillon pour le détail de la frise.

   Content de lui, Michel-Ange sourit ; il demande un peu d’eau, que Mesihi s’empresse de lui obtenir avant de courir montrer cette beauté au Syrien, qui s’émerveille à son tour.

   Puis il faut choisir le type de damas ; Michel-Ange se décide pour un acier des plus solides, assez sombre, dont les dessins quasi invisibles ne gêneront pas le décor.

   Ce sera une arme de roi.

   Le riche Aldobrandini devra donc en donner un prix royal.

   Heureux, les deux artistes retrouvent leur embarcation et quittent Scutari pour Stambul.

   À voguer ainsi sur les eaux calmes du Bosphore, Michel-Ange se rappelle la traversée qui sépare Mestre de Venise, où il s’est rendu dans sa jeunesse ; il n’est pas étonnant qu’il y ait beaucoup de Vénitiens ici, songe-t-il. Cette ville ressemble à la Sérénissime, mais dans des proportions fabuleuses, où tout serait multiplié par cent. Une Venise envahie par les sept collines et la puissance de Rome.

Mathias ENARD, Parle-leur de batailles, de rois et d’éléphants

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