Au fil des mots (85) : « bonheur »

Inspiration romaine  

   Je me suis presque endormi sur l’un de ces gros carnets de cuir ou, depuis tant d’années, je tente, sans jamais y parvenir vraiment, de garder vie aux impressions que je peux éprouver chaque fois que, je le devine, les semaines à venir, les mois, seront peut-être essentiels dans l’orientation de mon travail. Car c’était bien ce que représentait pour moi ce séjour à Rome à ce moment précis de ma vie : une étape, un second souffle, que sais-je ? La certitude, en tout cas, que je voulais aller plus loin. Ailleurs ? Ce seraient précisément les semaines que j’allais y passer, ces mois parfaitement imprévus, qui devraient me le dire.

   Le premier soir, j’ai donc écrit tard dans la nuit. L’orage, peu à peu, s’était éloigné, la pluie s’en était allée avec lui, demeurait le silence. Ce silence de Rome composé des bruits qu’on a lus chez Stendhal, Berlioz, Larbaud et tant d’autres ; des bruits qu’on a toujours connus quand même on ne les aurait jamais entendus, les cloches bien sûr, les fontaines, jusqu’à la pétarade lointaine d’un scooter qu’on appelle ici motorino, et puis des rires qui vous viennent de très loin, les ateliers d’artistes de la via del Babuino, les collèges de jeunes filles étrangères depuis longtemps assoupies et qui, cependant, murmurent, chuchotent et qui sourient… Le silence de Rome : toute la nuit, excité comme je l’étais par ce que j’espérais, j’ai veillé en silence. Loin, très loin, une musique de piano m’arrivait parfois, par bouffées. J’imaginais un compositeur oublié depuis des lustres dans l’un quelconque des pavillons de la Villa et qui, fatigué de ses recherches laborieuses, lassé de l’ordinateur et de ces machines qui ont remplacé le papier à musique de ses grands-pères, retrouvait doucement Schubert ou Schumann, Liszt…

   Au matin, la lumière était belle. J’ai simplement repoussé un volet, c’est une gifle de soleil qui j’ai reçue en plein visage. Je me suis dit qu’à vingt ans, lorsque j’ouvrais la fenêtre de cette chambre de bonne, tout en haut d’un immeuble 1900 qui donnait sur les jardins de l’Observatoire, c’était aussi une volée de lumière qui me frappait de plein fouet : à Paris, je n’avais devant moi qu’un jardin où des gosses piaillaient, ici, c’était l’aria di Roma tout entière. Mais je n’avais plus vingt ans…

   Je me suis préparé très vite pour entamer aussitôt une première promenade. J’étais décidé, ce matin-là, à explorer la Villa, le jardin, ses alentours : à rester chez moi, en somme. Il y avait du thé, des biscottes dans un placard de la cuisine, je ne me suis même pas rasé et l’impression de bonheur que j’ai ressentie en claquant derrière moi la porte de mon atelier a été, à nouveau, fulgurante : c’était mon atelier à moi, je faisais quelques pas sous la loggia, j’étais à Rome et chez moi ! 

Pierre-Jean REMY, Aria di Roma

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