Ma liaison avec Valentine dura près d’un an. Elle me transforma complètement. Je dus lutter constamment contre mes rivaux, affirmer et illustrer ma supériorité, marcher sur les mains, voler dans les boutiques, me battre, me défendre sur tous les terrains. (…) Ce Jan, comme je le détestais et comme je le déteste encore ! Je n’ai jamais su exactement ce qu’il y avait, entre lui et Valentine, et même aujourd’hui, je préfère ne pas y penser, mais il avait presque un an de plus que moi, allant sur ses dix ans, il avait une plus grande habitude des femmes, et tout ce que je savais faire, il le faisait mieux que moi. Il avait la mine patibulaire d’un chat de gouttière. (…) Je me souviens notamment d’un certain « jeu de la mort » que Jan et moi pratiquions sur la margelle d’une fenêtre au quatrième étage de l’immeuble, sous le regard de nos camarades éblouis.(…) Le jeu était très simple, et je crois vraiment que comparé à lui, la fameuse « roulette russe » n’est que gentil passe-temps de collégiens. Nous montions au dernier étage de l’immeuble, dans la cage d’escalier, nous ouvrions une fenêtre qui donnait sur la cour et nous nous asseyions aussi près que possible du vide, les jambes dehors. La fenêtre se prolongeait vers l’extérieur par un rebord de zinc qui ne devait pas avoir plus de vingt centimètres de largeur. Le jeu consistait à pousser le partenaire dans le dos d’un coup brusque, mais calculé de telle façon que le sujet glissât de la fenêtre sur le parapet et se trouvât assis sur l’étroite margelle extérieure, les jambes dans le vide. Nous jouâmes à ce jeu mortel un nombre incroyable de fois. (…) Je me souviens encore très bien de mes jambes suspendues dans le vide, de la margelle métallique et des mains de mon rival posées sur mon dos, prêtes à pousser. (…) Jan est aujourd’hui un personnage important du parti communiste polonais. Je l’ai rencontré, il y a une dizaine d’années, à Paris, dans les salons de l’ambassade de Pologne, au cours d’une réception officielle. Je l’ai reconnu tout de suite. C’était étonnant combien ce gamin avait peu changé.(…) Étant donné que nous étions là, l’un et l’autre, ès qualité, représentant nos pays respectifs, nous fûmes courtois et polis. Le nom de Valentine ne fut pas prononcé. Nous bûmes de la vodka. Il évoqua sa lutte dans la Résistance et je lui dis quelques mots de mes combats dans l’aviation. Nous bûmes encore un verre.
- J’ai été torturé par la Gestapo, me dit-il.
- J’ai été blessé trois fois, lui dis-je.
Nous nous regardâmes. Puis d’un commun accord, nous posâmes nos verres er nous dirigeâmes vers l’escalier. Nous montâmes au deuxième étage et Jan m’ouvrit la fenêtre : après tout, on était à l’ambassade polonaise et j’étais l’invité. J’avais déjà enjambé la fenêtre lorsque l’ambassadrice, une dame charmante et digne des plus beaux poèmes d’amour de son pays, sortit brusquement d’un des salons. Je retirai rapidement ma jambe et m’inclinai, avec un sourire aimable. Elle nous prit chacun par le bras et nous accompagna au buffet.
Il m’arrive de penser avec une certaine curiosité à ce que la presse mondiale aurait dit si l’on avait trouvé en pleine guerre froide, un haut fonctionnaire polonais ou un diplomate français, précipité d’une fenêtre de l’Ambassade de Pologne à Paris.
Romain GARY, La Promesse de l’aube
Ce que j’ai toujours admiré dans ce défi que tu t’es lancée pendant tous ces longs mois, et encore – tout particulièrement – dans « défi, c’est la pertinence du choix des extraits qui donnent l’envie d’en savoir plus, de découvrir ces personnages et souvent des auteurs non-encore abordés. Est-ce le génie du passeur ou le génie de l’auteur ? Je vous laisse deviner 😇😉. Bravo Rita ! Geh weiter !
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