Au fil des mots (37) : « mur »

Passage périlleux  

   La barrière s’est soulevée. Dès que j’ai enjambé la ligne blanche tracée sur le sol, le garde-frontière m’a attrapé par le bras.

  • Venez par ici, vous…

   Il m’a poussé dans la bicoque en préfabriqué du poste frontalier où nous ont rejoints le flic en civil et un gradé plus âgé dont la veste militaire était ornée de plusieurs décorations. Pas de siège dans cette petite pièce étouffante, seulement une longue table devant laquelle le garde m’a fait signe de me placer. (…) J’ai pris ma respiration, tentant de réprimer la peur qui montait en moi.

  • Vous habitez Berlin-Ouest.
  • Oui.
  • Vous y faites quoi?
  • Je prépare un livre
  • Quel genre de livre?
  • Un roman.
  • Un roman sur quoi?
  • Sur mon premier grand chagrin d’amour.

Il m’a lancé un regard mauvais.(…)

  • Pourquoi êtes-vous venu de ce côté, aujourd’hui?
  • Je voulais voir une exposition à l’Altes Museum.
  • Pourquoi?
  • Parce qu’elle m’intéressait. (…)
  • N’était-ce pas plutôt pour aller voir quelqu’un?
  • Pas du tout.
  • Vous mentez.
  • Vous en avez la preuve?

   J’étais presque certain qu’ils ne m’avaient pas vu entrer dans l’immeuble de Judit et qu’ils n’avaient donc aucune piste sérieuse. (…)

  • Je sais que vous mentez, a insisté l’officier. Et je voudrais contrôler le contenu de votre sac.

   J’ai affecté un air dégagé en déposant mon fardeau sur la table. Il en a sorti un bloc-notes vierge, mon paquet de tabac et le papier à rouler, divers crayons et stylos, une édition de poche de Notre agent à La Havane, de Graham Greene, et une tablette de chocolat Ritter à moitié entamée. Après avoir tout examiné, il m’a ordonné de vider mes poches : des clés, des pièces de monnaie et mon portefeuille, dont il a retiré toutes les cartes pour les inspecter.

  • Votre veste, maintenant, et votre montre aussi.

  Le flic en civil ne me quittait pas des yeux. Je n’en menais pas large, espérant que l’enveloppe dans ma ceinture n’était pas visible, à moins, bien sûr, qu’ils ne me demandent de retirer ma chemise… L’officier a vérifié chaque poche de ma vareuse, tourné et retourné dans sa main l’Omega noire des années 50 que mon grand-père m’avait offerte quand j’étais adolescent. J’ai senti la sueur commencer à couler dans mon dos ; malgré l’aplomb que j’avais affiché jusqu’ici, la perspective d’être retenu plusieurs jours pour tentative d’espionnage, contrebande ou quelque autre prétexte me remplissait de crainte.

  • Attendez ici, a déclaré l’officier.

  Il a fourré toutes mes affaires dans mon sac et, ainsi chargé, a quitté le poste de contrôle, le flic en civil sur ses talons. Le garde est sorti après eux, verrouillant la porte derrière lui. Je suis resté seul pendant au moins deux heures – une estimation, puisqu’ils avaient aussi emporté ma montre -, assis par terre, perdu dans mes pensées. L’isolement et la privation de toute distraction constituaient une forme de torture psychologique insidieuse qui sapait rapidement le moral. Avec, en plus, l’angoisse lancinante de se demander quel sort ils étaient en train de me réserver, quelle option ils choisissaient. Et dire que Petra avait enduré et surmonté ce traitement pendant des semaines.

   Soudain, la porte s’est ouverte, me tirant de cette spirale d’incertitude. Le garde-frontière est venu à la table, a laissé tomber mon sac dessus.

  • Debout. Voici vos affaires. Vérifiez qu’il ne manque rien. – J’ai obtempéré, confirmant d’un hochement de tête que tout était là. – Remettez votre veste. Bon. Tenez, votre passeport. Vous pouvez passer.

  Une multitude de questions se bousculaient dans mon cerveau : pourquoi avaient-ils soudain conclu que je n’étais pas suspect ? Pourquoi n’étaient-ils pas allés jusqu’à la fouille au corps, s’ils pensaient que je transportais quelque chose d’important ? Quelle avait été l’attitude de Judit, au final? Mais le principal était qu’ils m’avaient laissé libre, et je n’en demandais pas plus.

  Quelques minutes plus tard, j’étais revenu dans le secteur occidental et je dévalais les escaliers de la station de Kochstrasse. Une fois sur le quai, j’ai retiré l’enveloppe de mon jean et j’ai passé une bonne partie du trajet à la lisser sur mes genoux.

   Bientôt, j’étais au pied de notre immeuble et je cherchais la clé de la porte d’en bas, qui s’est ouverte à la volée. Petra s’est jetée dans mes bras.

  • Je guettais à la fenêtre depuis un temps fou, morte d’inquiétude, a-t-elle expliqué à voix basse après un premier baiser.
  • Hé, j’ai une heure d’avance!
  • Tu l’as vue?

   Je lui ai remis la petite liasse de photos.

  • L’enveloppe était cachée sur moi, donc elle est un peu froissée…

   Allant s’asseoir sur la première marche de l’escalier, Petra s’est mise à regarder les photos une par une, étouffant un cri de ravissement ou un sanglot à chaque image de Johannes. À la fin, elle ne retenait plus ses larmes et je suis venu près d’elle pour l’enlacer.

  • Je n’aurais dû te laisser aller là-bas, a-t-elle articulé entre ses larmes. Il ne fallait pas, mais… je voulais le voir, tellement… (…) 

   À mon réveil, Petra était assise dans le lit à côté de moi, une cigarette dans une main et, dans l’autre une photo de Johannes en train de contempler avec des yeux émerveillés le ballon qu’il tenait par un fil.

Douglas KENNEDY, Cet instant-là

 

 

3 commentaires sur “Au fil des mots (37) : « mur »

  1. Pour une raison inconnue mon courriel hier n’a pas voulu se manifester.
    J’y disais que cet auteur a une sensibilité littéraire et le nez fin concernant les femmes. Il les décrit avec erudition!
    J’ai presque tous ses livres. Le premier que j’ai lu est : l”Égypte autrement. Très interessant car il s’agit d’une époque révolue ou l’auteur jeune et sans le sou parcourt l’Egypte d’un bout a l’autre.
    je préfère le lire en anglais, car j’ai ses livres autant en français qu’en anglais, ceux-ci paraissant au moins 1 grande année avant les traductions…

    Aimé par 1 personne

  2. Les deux livres qui m’ont le plus marquée sont La poursuite du bonheur (le premier que j’ai lu) et L’homme qui voulait vivre sa vie. Il y en a un où j’ai littéralement frémi, Une relation dangereuse? Les charmes discrets de la vie conjugale? je ne sais plus, avec une femme sous une influence machiavélique et pourtant bien humaine… J’ai décroché avec La femme du Vème qui se passe pourtant à Paris mais où la dose de fantastique m’a dérangée. Ce que j’aime chez Kennedy justement, c’est qu’il nous embarque dans des histoires incroyables et qu’il y a pourtant une fin logique… Je t’avoue qu’après m’être shootée longtemps avec ses intrigues, j’ai eu envie de prendre un peu de distance et j’ai ses derniers livres qui attendent d’être lus… Curieusement, j’avais comme une peur d’être encore embarquée dans ces histoires qui font frémir dans la plus grande normalité ! Je vais m’y remettre. Celui-ci m’a plu car il décrit minutieusement la vie des deux Berlin si proches dans le temps et si loin dans nos mémoires. Et puis personne n’est ce que l’on croit et ce qu’il fait croire, du grand art au pays où tout le monde espionnait tout le monde… Un nouveau livre paraît après-demain en français… « Isabelle, l’après-midi » et ça se passe à Paris, où il vit quelques mois de l’année d’ailleurs.

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