Tout le malheur du monde
Adeline était la reine des pieds de porc et du veau Marengo. (…) Elle ne faisait pas seulement la cuisine : elle faisait la famille et la maison. Elle les tenait debout d’une main de fer et la rue de Fleurus se serait écroulée sur mon grand-père et sur moi si elle avait disparu. Elle prit Éric en amitié. Et Leila, plus encore. Éric et Leila entrèrent dans la société bourgeoise par la cuisine du même nom.
Tous les mercredis soir, nous étions six au 1bis rue de Fleurus. (…) Mon grand-père prenait Leila à sa droite et Éric à sa gauche. Le Professeur et moi étions assis en face de lui. Surgissant de son fourneau d’où sortaient des effluves plus délicieux que tous les parfums d’Arabie, Adeline apportait les plats brûlants sous les applaudissements des convives et s’installait en général entre Éric et le Professeur, juste en face de Leila. Nous nous mettions à parler. La raison tonnait en son cratère. Le légionnaire et le trotskiste échangeaient leurs fureurs. Les maréchaux de camp, les dames d’atours, les ducs et les pairs de notre lignée, que quelques croûtes encore représentaient aux murs dans leurs tenues d’apparat, se retournaient sur nous. Ils se frottaient les yeux. Ils n’en croyaient pas leurs oreilles.
Ce qui nous unissait, c’était l’amitié. C’était aussi le mécontentement. Sous des noms divers, le mécontentement est le sentiment dominant de notre temps. Les gens ne sont pas heureux. Ils se plaignent. Ils ont peur. (…) Le Membre*, consulté, estimait que les gens étaient plus malheureux hier et avant-hier qu’aujourd’hui. Mais qu’ils ont le loisir d’être plus mécontents dans les temps où ils sont moins malheureux que dans les temps où ils étaient moins heureux. Nous discutions un peu là-dessus. (…) Les sentiments d’hier sont impossibles à ressusciter. Et même ceux d’aujourd’hui sont difficiles à cerner. Dans le domaine des sentiments, personne ne peut presque rien dire. Sauf peut-être qu’aujourd’hui, il n’y a qu’à regarder autour de soi et à écouter les gens, presque tout le monde est mécontent de presque tout. Nous vivons dans un siècle où règne le ressentiment.
Nous parlions dans les rires de ce ressentiment. Nous le cultivions dans l’ironie et le paradoxe.(…) Comme nos dîners étaient gais! Souvent, à la fin, quand Adeline apportait ses crêpes Suzette ou ses profiteroles au chocolat, nous nous mettions à chanter. (…) Mon grand-père apprenait à chanter La Jeune Garde :
Prenez garde!
Les bourgeois, les curés
Les sabreurs et les gavés,
Prenez garde!
La Jeune Garde
Descend sur le pavé
Sur le pavé…
et L’Internationale dont les accents abhorrés n’avaient jamais résonné rue de Fleurus et qui apparaissait jusqu’alors à l’irascible vieillard comme l’oeuvre même du démon.
Éric, à son tour, se mettait à chanter à pleine voix (…) des chansons de marche de la Légion ou de l’infanterie de marine, où il était question de boudin, d’oies sauvages, de capitaines de légende, de camarades tombés sur les champs de bataille et de villes lointaines, au pied des vieux volcans ou au milieu des déserts.
Le monde était malheureux. Il l’avait toujours été. Maintenant que les causes du malheur reculaient peu à peu, sous les coups de la science et du progrès, il l’était encore et peut-être plus qu’avant. De grandes espérances étaient nées. Par une conspiration diabolique de l’histoire, elles n’avaient cessé d’être déçues. Chez les mineurs chassés de leurs mines, chez les pêcheurs privés de poisson, chez les paysans en déroute, chez les rentiers pris de panique, chez les écrivains épouvantés par les ombres gigantesques de leurs prédécesseurs, un sentiment d’injustice et de crainte toujours accrue devant l’avenir venait s’ajouter au sentiment de mécontentement.
- Rien ne va plus, disait mon grand-père en dépliant, l’air lourd, sa silhouette massive qui se souvenait du passé.
- Rien ne va plus, disait Éric, les lèvres presque closes, ivre d’avenir et de changement.
- Ah ! non ! criait le Membre, (…) ah! non! rien ne va plus.
Jean d’ORMESSON, Casimir mène la grande vie
*Le Professeur Amédée Barbaste-Zillouin était académicien, Membre de l’Institut de France
Un des derniers romans de JD’O lus en Afrique du Sud. Aussi un de mes préférés, dans une toute autre veine ! J’avais aussi emporté : Dieu, sa vie, son oeuvre (et son passionnant récit de la « lutte » avec Lucifer qui m’a bluffé !) et Histoire du Juif Errant (un peu plus indigeste pour moi). Un tout grand auteur, en effet. J’ai aussi adoré l’épopée en 3 tomes Le Bonheur à San Miniato, Le Vent du Soir et Tous les Hommes en sont fous lue il y a bien longtemps (à l’ère du papier…😉)
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Ah, l’épopée … quelle merveille! Je crois que je vais casser ma tirelire pour m’offrir son tome dans La Pléiade… ce sera mon premier.
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Ce bonhomme était toute une époque, dite avec humour, sarcasme parfois, et tellement pensé et jubilatoire.
On imagine absolument ce repas goûteux et iconoclaste, quel mélange explosif et jouissif!
Moi aussi j’ai quasiment tout lu.
Ce que je me suis amusée. J’attendais les parutions comme d’autre attendent celles d’Amélie Nothomb…..celle-ci aussi m’a bien amusée parfois. Mais je ne cours pas après.
La Pléiade est une merveille…..mais le poids de la brique me rebute.
Et je vois cousine, avec peu de surprise au final, que nous avons presque la même bibliothèque!
Bon été tout le monde: nous sommes passés de -12 il y a 16 jours à 30 degrés hier…..dur sur le coco!
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