Curcuma
Quand vous ouvrez la caisse qui trône près de la porte d’entrée, vous le sentez immédiatement, bien que votre cerveau ait besoin de quelques instants avant de reconnaître cette senteur subtile, légèrement amère comme la peau et presque aussi familière.
Effleurez-en de la main la surface, et la poudre jaune et soyeuse collera aux coussinets de votre paume et au bout de vos doigts. De la poussière d’aile de papillon.
Puis portez votre main à votre visage. Frottez-vous-en les joues, le front, le menton. N’hésitez pas. Depuis des millénaires, depuis que le monde est monde, les épouses – et celles qui aspirent à devenir des épouses – ont fait ce même geste. Cela effacera les taches et les rides, éliminera l’âge et la graisse. Pendant des jours, votre peau rayonnera d’un éclat jaune pâle, doré.
Chaque épice est liée à un jour particulier. Le curcuma est lié au dimanche, jour faste où la lumière grasse couleur de beurre dégouline dans les caisses, illuminant les légumes secs à faire tremper, jour où on prie les neuf planètes d’accorder amour et chance.
Curcuma, que l’on appelle aussi halud, qui veut dire jaune, couleur de point du jour et son de conche. Curcuma qui conserve, préserve la nourriture dans un pays de chaleur et de faim. Curcuma, épice de bon augure, qu’on met sur la tête des nouveau-nés pour leur porter bonheur, dont on saupoudre les noix de coco pour les pûjâ, avec lequel on frotte les bordures des saris de mariage.
Mais il y a plus encore. C’est pour cela que je les choisis seulement au moment précis où la nuit se transforme en jour, ces racines bulbeuses comme de noueux doigts bruns, c’est pour cela que je les broie seulement quand Svâti, l’étoile de la foi, resplendit, incandescente, au nord.
Quand je la tiens dans mes mains, l’épice me parle. Sa voix évoque le soir, le début du monde.
Je suis le curcuma qui surgit de l’océan de lait que les deva et les asura barattèrent pour en faire surgir les trésors de l’univers. Je suis le curcuma qui apparut après le poison et avant le nectar et se trouve, en conséquence, entre eux.
Oui, je chuchote en me balançant à son rythme. Oui, Curcuma, fortifiant pour les peines de cœur, onction pour les morts, espoir de renaissance.
Ensemble nous chantons cette chanson, comme nous l’avons fait si souvent.
Quand la femme d’Ahuja entre dans ma boutique ce matin avec des lunettes noires sur le nez, je pense tout de suite au curcuma. (…) La femme d’Ahuja a un prénom bien sûr. Lalitâ, trois syllabes liquides parfaitement adaptées à sa douce beauté. J’aimerais l’appeler par son prénom, mais comment le pourrais-je alors qu’elle ne se conçoit elle-même qu’en tant qu’épouse ?
Cela, elle ne me l’a pas dit. Elle ne m’a pas fait de confidences. Mais je le sais comme je sais bien d’autres choses.
Je sais par exemple qu’Ahuja est gardien sur les docks et qu’il aime bien boire un verre ou deux. Ces derniers temps, même trois ou quatre. (…)
Il y a quatre ans de cela, un voisin bien intentionné rendit visite à sa mère et lui dit « Bahenjî, y a un garçon, tout ce qu’il y a de bien, il vit à l’étranger, il gagne des dollars américains », et sa mère a dit « Oui ». (…)
Ahuja refuse que sa femme travaille. Ne suis-je pas assez mâle, assez mâle, assez mâle? Les mots s’entrechoquant comme des assiettes qu’on balaie du revers de la main de la table du dîner.
Aujourd’hui, j’enveloppe ses achats, parcimonieux, comme d’habitude : masoor dâl, deux livres d’atta, un peu de jîra. Puis je la vois regarder de ses yeux noirs comme un puits où se jeter dans la vitrine en verre un hochet d’enfant argenté.
Car ce que la femme d’Ahuja désire plus que tout, c’est un bébé. Sûrement un bébé arrangerait tout, même les interminables nuits de soupirs et de grognements, avec son poids qui la cloue sur le dos, et la chaude haleine, animale, aigre haletant au-dessus d’elle. (…) Le désir d’enfant, le plus profond des désirs, plus profond que celui de la richesse, d’un amant, ou même de la mort. Cela alourdit l’air de la boutique, l’empourpre comme avant l’orage. Cela sent le tonnerre. Met les nerfs à vif.
Ô Lalitâ, qui n’est pas encore Lalitâ, j’ai le baume dont tu as besoin pour apaiser ta brûlure. Mais comment te le donner, si toi-même, tu n’es pas prête à t’ouvrir à l’orage ? Comment si tu ne demandes rien?
Pour l’instant, je te donne du curcuma.
Une poignée de curcuma enveloppée dans un morceau de vieux papier journal en murmurant au-dessus les formules de guérison, glissée dans ton sac à provisions pendant que tu ne regardes pas. La ficelle nouée en un triple nœud en forme de fleur, et dedans le curcuma doux comme du satin, de la couleur de la meurtrissure qui coule sur ta joue de dessous le bord noir de tes lunettes de soleil.
Chitra Banerjee DIVAKARUNI, La Maîtresse des épices
Complément d’infos. Pour Dominique la Cosmique… (et pour les autres aussi!)
Oh la la, quelle invitation!
Ces peuples ont des pouvoirs magnétiques surprenants.
Une épice, tellement bien décrite, on voit sa couleur chaude, on touche le velours satiné de la poudre, et on respire ses effluves.
Drôle: j’en ai mis dans ma fricassée rapide de légumes du soir…cumin, curcuma séché que je trouve supérieur au frais comme a celui en poudre, quoique moins joli….on dirait des rognures d’ongles!, gingembre, noix de muscade, cardamome verte, beaucoup de basilic frais, des fleurs d’ail fraîches, de la fleur de sel de Victoria aux mûres sauvages…..je te jure, la courgette est toute ragaillardie: elle a enfin du goût, et du bon.
Mais ce passage est bien grave et silencieux des deux côtés des femmes. Triste aussi.
Le livre vaut sûrement le coup, coût? Ha ha.
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J’ai longtemps cru que le curcuma servait surtout de colorant dans les currys… et puis j’ai préparé moi-même mes currys, j’ai goûté cette poudre et j’ai revu mon jugement ! Que ta courgette soit toute ragaillardie, avec tout ce que tu as mis pour l’accompagner, je veux croire !!! J’ai acheté ce livre en 2004 et il coûtait 8,10€ en version poche (Picquier poche). Chaque chapitre porte le nom d’une épice. Je vais ajouter à l’article une photo de la 4ème de couverture, tu pourras te faire une petite idée de l’histoire ! Merci pour ton commentaire !
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