Au fil des mots (84) : « disparition »

Beau ténébreux

   J’avais pris froid la veille, en rentrant chez moi. Ma gorge était sèche, ce qui ne m’empêcha pas d’allumer une première cigarette en buvant mon café.

   Je décidai d’appeler Antoine. Mes mains tremblaient sur le clavier du téléphone, mais je me sentais forte d’un savoir nouveau. La sonnerie n’en finissait pas – il n’avait pas non plus de répondeur. J’ai dû raccrocher. Sans pouvoir laisser de trace. Il ne saurait pas que j’avais appelé. Était-ce une bonne chose ?(…) Je composai à nouveau le numéro. Encore de longues sonneries. J’avais besoin de les entendre pour matérialiser un peu plus l’endroit où il n’était pas, il me semblait que je pourrais le reconstituer uniquement à partir de leur résonance, et qu’il fallait que je sature l’espace, pour y laisser quelque chose. Je n’arrivais plus à raccrocher, assise sur mon matelas, le téléphone entre les jambes, le combiné sur l’oreille, ce lien que je jetais comme une ligne à la mer pour attraper le poisson qui me tenait en tension. (…)

   Je commençais à oublier qui j’appelais. J’attendais que quelqu’un me prenne dans ses bras et me secoue, que quelqu’un entre dans mon champ et change le décor, me ramène au monde. Il est souvent arrivé que ma mère me croie morte. J’étais autre part. Je la regardais sans la voir, ça lui faisait peur et elle me hurlait dessus. « Mais regarde-moi, bordel, regarde-moi avec tes vrais yeux ! » Je sortais alors de ma léthargie et d’un coup la voyais. (…)

   Mon corps s’est rappelé à moi. J’avais mal aux chevilles à force d’être assise en tailleur. Mes articulations étaient ankylosées, et des fourmis grimpaient sur le bras prolongé par ce combiné gris à petits trous, celui-là même qu’il y avait chez mes parents et que j’utilisais avec précaution parce qu’il sentait l’haleine de ma mère et que j’avais peur de tomber malade en m’en approchant trop. Un parfum d’angine mêlé à celui des antidépresseurs : l’odeur de mon enfance. Un goût de maladie médicamenteuse, le goût du combiné du téléphone. J’avais envie de vomir quand ma mère lavait une tache de chocolat au coin de mes lèvres avec son doigt et sa salive, parce que c’était la même salive au goût d’angine et de médicament qui se déposait sur le téléphone, l’unique téléphone de la famille.

   J’ai dû raccrocher et me lever pour que mon sang circule normalement dans mes veines. Je détestais cette impression de mort dans un membre – ne plus le sentir, le voir mais ne plus le sentir. Je secouai mon bras dans tous les sens pour qu’il retrouve une sensibilité. Peut-être, oui pourquoi pas, peut-être – cette idée s’était insinuée tandis que les tuuut s’étaient immiscés dans tout mon corps pour en battre le rythme -, peut-être qu’il m’avait en effet donné un faux numéro. C’était mal me connaître. J’étais tout à fait le genre de fille à rappeler vingt fois un numéro non attribué. (…)

   Au bout d’un long moment à appeler en vain, la fièvre commença à monter. Mes doigts tremblaient, mon front chauffait, je transpirais. Il fallait que je sorte. Mais pour aller où ? Je fis quelques pas au hasard et atterris dans une cabine téléphonique où je composai le numéro d’Antoine. Comme tout le reste de la journée, la sonnerie retentit dans le vide. Le mot me sauta littéralement à la gorge : disparition. Disparu. Non, Antoine n’avait certainement pas disparu. Il habitait Paris, il avait dû sortir, tout simplement. Disparition. Était-ce cette angoisse qu’on éprouvait à ne pouvoir joindre, à ne pouvoir savoir, à ne pouvoir même imaginer où l’autre est ? Je ne le connaissais pas suffisamment pour l’avoir perdu….

   Le lendemain, personne au bout du fil. Et le surlendemain. Et le jour d’après. Dix jours ont passé. Je savais qu’Antoine avait disparu de ma vie : il y était entré comme une météorite qui avait pris soin de tout détruire sur son passage pour ne laisser qu’un souvenir lumineux – une lumière noire. Je m’étais enflammée à son furtif contact. Et puis plus rien. Un peu de cendre. C’est tout.

Mazarine PINGEOT, Théa

 

 

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