Frissons perso en 1986 vers le massif du Nun-Kun…
Pause déjeuner, sur un replat herbu. Le chauffeur fait cuire quelque chose de noir dans un récipient fabriqué avec un vieux bidon d’huile moteur dont on a découpé le couvercle. Ensuite, il plonge directement dans la gamelle ses doigts dont il a négligé d’enlever le cambouis, émiette du riz dans sa sauce. Il nous invite à nous servir à notre tour, comme on le fait en Inde, où le partage est coutumier même aux plus pauvres. Puis on repart. (…)
Les gros blocs disparaissent. Le grand froid a tout éliminé, tout malaxé. Ne restent que des graviers. Les virages ont déroulé les heures. Le camion n’en finit pas de monter, poussivement, lâchant des nuages de fumée noire. Nous sommes à présent au milieu d’une colonne de véhicules de plus en plus serrés, peinant de conserve. On dirait qu’ils cherchent ensemble le grand cimetière des camions. De temps à autre, pour varier, leur succession est interrompue par des convois de camions militaires, remplis d’un petit moustachu en béret kaki et de ses sosies.
Le Zoji La* ne peut pas tarder. L’étroit vallon que nous avons remonté se resserre encore. Nous sommes cernés de parois verticales, entre lesquelles nous cherchons des yeux le passage où le camion se faufilera. Mais rien.
Nous avons du mal à le croire. Enfin, nous devons nous rendre à l’évidence : les petits carrés jaunes immobiles, là-haut, tout près du ciel, ce sont bien des camions semblables au nôtre. Un épaulement de la montagne nous avait caché la suite de la route. Elle bifurque à gauche, puis attaque directement la paroi, presque jusqu’en haut.
À présent, nous distinguons mieux. Le haut du trajet apparaît. Les poids lourd s’y hissent par une succession serrée d’épingles à cheveux. Nous n’avons plus devant nous qu’un tortillement précautionneux, obstiné, presque maniaque dans la répétition. Plus de bitume, mais une piste boueuse, si étroite que je n’imagine pas comment les mastodontes parviendront à se croiser. Le chauffeur joue plus énergiquement de son levier, la boîte de vitesses peine. La véritable ascension commence.(…)
Quelques mètres d’ascension s’achètent au prix de longues minutes d’immobilité, afin de laisser passer des morceaux de la colonne descendante. Ceux qui montent, dont nous sommes, se glissent entre l’autre engin et le précipice. Les pneus passent à quelques centimètres du trou. Dans certains passages trop délicats, il faut quitter le camion et marcher. (…)
À présent, il y a peut-être mille mètres à la verticale entre le point où nous nous trouvons et le fond du ravin. De loin en loin, disséminées dans le bas des pentes, de minuscules taches jaunes. Ce sont les camions qui ont versé. Le Zoji La prélève son tribut. (…)
Les gros pneus patinent sur le bord du précipice. La terre se tasse, s’effrite, mais la piste ne s’effondre pas sous la masse. Avec la pente, le moindre obstacle devient une source de complication. On s’arrache des fondrières, on franchit des plaques de roche, on traverse des ruisseaux dans un temps ralenti. (…) Les plaisanteries que nous n’avons cessé d’échanger sur cette progression se sont raréfiées. Le grand vide, à droite, a fini par les absorber.
Arrive le moment où, pente trop raide, obstacle trop consistant, la bête n’en peut plus. Le chauffeur a beau secouer ses leviers, elle oscille, puis recule. Les freins, épuisés, ne la retiennent plus, elle glisse à reculons sur la piste boueuse. En arrière, le virage que nous venons de franchir se rapproche, et derrière le virage, le vide, les taches jaunes au fond. La glissade s’étire interminablement. Je me prépare à sauter. C’est très haut.
Le grouillot a quitté le marchepied où il reste planté en permanence, soulevé une roche presque aussi grosse que lui, avec laquelle il tente de bloquer les roues du poids lourd. Mais l’engin continue sa régression, manque d’écraser le gamin. Des camionneurs arrêtés lui prêtent main-forte. Le camion cesse de reculer. Enfin, on repart.
Il faudra encore une nuit à Kargil, noire bourgade sur la ligne de cessez-le-feu avec le Pakistan ; deux cols, le Namik La et le Fatu La à 4150 m, pour atteindre les terres tibétaines. Ce dernier col sépare deux mondes radicalement antithétiques : d’un côté, l’islam, le Cachemire, ses barques et ses nénuphars. De l’autre, le bouddhisme, le Tibet, ses montagnes nues. (…) Nous étions roulés dans le sublime comme dans une vague, pris et soulevé par lui, et puis repris encore, dans un ressac de formes et de lumières. Le camion émergeait, replongeait dans une écume de montagnes irréelles, se jetait dans des abysses où se bousculaient des milliers de concrétions rocheuses aux formes délirantes. Montagnes violettes, orange, vertes, ou safran, ou bleu électrique, ou roses, ou même noires. (…) Une orgie spectaculaire, à ne plus savoir où regarder. Aucun paysage, depuis, ne m’a autant bouleversé. J’ai eu l’impression de saisir, dans les formes du monde, quelque chose qui n’était plus tout à fait du monde.
Pierre JOURDE, Le Tibet sans peine
*La = col
Bonsoir.
J’ai cru – vraiment pendant quelques lignes – que tu nous racontais une de vos aventures himalayenne… et que tu avais écris un « premier » chapitre de tes mémoires….
Impressionnant !
J’attends « ta suite »…😊
J’aimeAimé par 1 personne
J’avais tenu un petit journal à l’époque mais où est-il ? le jour où je commencerai la fouille méthodologiquement archéologique de mon grenier, je le retrouverai… merci pour ton commentaire!
J’aimeJ’aime