Une histoire à la Hopper
Ben s’est approché d’une des fenêtres qui s’ouvrent sur l’océan. De là, il observe négligemment les bateaux qui croisent sur la baie, ceux qui rentrent au port. C’est un spectacle auquel il est habitué, auquel il pourrait ne plus prêter attention et qui, cependant, continue de l’émerveiller, comme les enfants le sont devant le sapin de Noël. Oui, c’est un émerveillement d’enfance. Avec le temps, il a appris à reconnaître certaines embarcations, à être impressionné par le yacht des Dawson, à s’amuser du bruit de ferraille du rafiot du vieux Carter, à apprécier la mécanique de précision du hors-bord de Ted Jackson. Il est rasséréné de savoir que c’est son monde à lui, même s’il n’est pas un homme de la mer. Il appartient à cette société du littoral, il a sa place parmi les gens de Cape Cod. Bien sûr, il n’est pas un milliardaire, il ne possède rien mais il se sent de cette communauté et aucun de ses voisins, quelle que soit sa condition, ne lui dénierait cette appartenance. Le soleil est encore assez haut alors que l’heure est avancée, mais c’est pour faire illusion quelques instants encore. D’ici peu, il deviendra rasant puis ira s’enfoncer, là-bas, dans l’océan tranquille.
Par intermittence, Ben jette de brefs coups d’œil vers la salle : il fait semblant de ne pas apercevoir, assis sur deux tabourets, accoudés au comptoir luisant, les deux fauves qui se font face, comme s’ils se préparaient à une attaque ou à une étreinte. Il les observe, sans se dévoiler, et il retrouve leur intimité d’avant, cette position du corps qui les identifie au premier regard, cette proximité qu’il leur a connue, cette manière de se pencher vers l’autre qui est autant un abandon qu’une méfiance, autant une reddition qu’une revendication de liberté. Leurs visages pourraient se frôler mais c’est comme s’ils s’ignoraient. Leurs mains pourraient se rejoindre mais ils optent, inconsciemment ou pas, pour l’immobilité, les peaux pourraient entrer en contact mais ils prennent garde de ne pas faire, surtout pas, un faux mouvement. Et au fond, lorsqu’ils vivaient ensemble, ils se comportaient déjà ainsi, toujours au bord de s’enlacer et toujours jaloux de leur indépendance. C’est vrai qu’ils n’ont pas changé, qu’ils ressemblent à ceux qu’ils ont été. Ben les abandonne pour s’en retourner à l’océan.
« Tu estimes que j’ai eu tort ? Tort de venir, je veux dire ?
- Je ne sais pas. Comment savoir ?
(…) Louise veut bien réfléchir à l’interrogation devant laquelle on la flanque, mais elle réclame du temps. Elle réclame de la tranquillité pour s’approprier cette interrogation, pour remettre de l’ordre dans ses idées tout simplement. Pour l’heure, elle choisit de répondre à côté, de désappointer Stephen mais le mutisme vaut mieux qu’une approximation, n’est-ce pas ? Et le mystère lui-même est préférable au mensonge, non?
Lui, il se repent de sa question, aussitôt posée. (…) Si Louise estime, en effet, qu’il n’a rien à faire là, que son retour est une provocation ou une erreur, il ne sert sans doute à rien de prolonger la conversation. (…) Il se souvient comme elle a souffert, il entend encore les reproches qu’elle lui a adressés : elle aurait pu avoir davantage de mémoire et refuser toute idée de dialogue avec lui. S’il se trouve encore chez Phillies, c’est qu’elle ne le déteste pas tout à fait, et que sa bonne étoile ne l’a pas abandonné.(…)
Comme s’il avait suivi le cheminement de la pensée de Louise, Ben constate que, si la beauté peut passer ou lasser, si elle peut s’estomper ou finir par ennuyer, le charme, en revanche, ça ne part jamais, c’est là, pour toujours, ça reste, intact. Louise et Stephen ont égaré un peu de leur jeunesse, la peau a perdu un peu de son éclat, les gestes sont devenus plus lents, plus lourds, moins enfantins, le ton de la voix s’est posé mais le charme n’a pas varié. Leur capacité de séduction n’a pas été entamée. Il les revoit, non comme il les a vus, mais comme il les a aimés. Ils sont resplendissants et il est pris de l’envie folle d’être leur ami, à tous les deux, à nouveau.
La porte du café tinte.
Philippe BESSON, L’arrière-saison
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