Au coin de la rue aux Pois, je l’arrêtai sous mes fenêtres.
» Monsieur Tchaïkovski, j’habite ici. N’est-ce pas un bel immeuble? La rue est pourvue d’un éclairage électrique – le seul qui existe à Saint-Pétersbourg.
- En Amérique, tout marche à l’électricité, l’éclairage des maisons comme celui des rues. Il suffit de tourner un bouton. J’ai fait rire mes hôtes en leur demandant une bougie.
- Malheureusement, un étage entier est trop grand pour moi. Treize fenêtres en façade, je ne sais combien de pièces !
- Savez-vous ce que signifie pour nous le chiffre 13?
- En France, il porte malheur.
- C’est pire en Russie. Le chiffre 13 détruit. Chiffre du diable en personne !
- Le diable se loge bien ! m’exclamais-je. Il s’est payé une cariatide de chaque côté de la porte, des frontons arrondis au-dessus des fenêtres de l’étage noble, quatre putti italiens sur chacune des façades, des bow-windows à l’angle, une belle couleur jaune sur le tout. »
Tchaïkovski soupira.
« Pourquoi est-il si difficile de se loger à Saint-Pétersbourg? J’aimerais tant moi aussi dénicher quelque chose…
- Eh bien! dis-je, je vous cède volontiers cet appartement.
- Il n’en est pas question.
- Vous seriez à égale distance de la salle de la Philharmonie et du théâtre Mariinski. Toutes les répétitions, vous pourriez y aller à pied.
- Votre générosité me touche, mais…
- Le propriétaire m’a laissé un demi-queue Becker. Pas un Bechstein, comme je vous l’ai dit tout à l’heure. Un Becker, votre marque préférée.
- Vous jouez du piano?
- Après avoir entendu vos Nuits blanches sous les doigts de votre neveu, je n’oserais plus m’asseoir au clavier… Quelle pitié, si ce magnifique instrument restait inutilisé… (…)
- De toute façon, le loyer doit être très élevé.
- Mille roubles par mois.
- Vous voyez. Je n’ai pas les moyens… en ce moment », dit-il en rougissant.
Il releva la tête, aperçut le numéro de l’immeuble, tressaillit.
« 13! Vous habitez au 13 ! Trop de 13, décidément. Ce serait de mauvais augure pour moi ». (…)
Effrayé de le voir retomber dans ses pressentiments funèbres, je lui indiquai les vingt-trois fenêtres en face de mon immeuble.
« Savez-vous qui possède cet hôtel? Un vieux chameau, la femme qui passe pour la plus méchante de Saint-Pétersbourg. Ornement de la cour de Nicolas Ier, elle a presque cent ans mais toujours une langue de vipère.
- La comtesse Golitsine? s’écria-t-il avec une vivacité imprévue.
- Elle-même », confirmais-je, croyant l’amuser et l’attirer par ce piquant voisinage.
Piotr Illich avait soudain pâli. Rougir et pâlir tout à tour, je n’ai jamais vu un homme se décolorer si vite pour un mot, puis s’abandonner, l’instant d’après, au flot de sang inondant ses joues.
- « La comtesse Golitsine? reprit-il à mi-voix. Je ne savais pas qu’elle habitait ici. Elle a mené la cabale contre un de mes opéras, cette malheureuse Enchanteresse, qui n’enchanta personne. Ce fut un épouvantable fiasco, suite aux manoeuvres de cette peste.
- Eh bien ! votre gloire est aujourd’hui si bien établie qu’elle doit se mordre ce de ce qui lui reste de peau sur les doigts. Elle se taira désormais, sous peine d’être ridicule.
- N’en croyez rien. Car entre-temps, je me suis vengé, et comment! On a dit que le modèle de la Dame de pique était Mme von Meck. Calomnie. Je garde une trop grande reconnaissance à Nadejda, pour me permettre de critiquer les motifs qui l’ont décidée un jour à me retirer ses bienfaits. Le modèle de la Dame de pique n’est autre que la comtesse Golitsine. Elle s’est d’ailleurs reconnue.
- Vous êtes donc quittes », dis-je en riant.
Il secoua la tête
« C’est la guerre entre nous. Planter ma tente devant son hôtel serait une folie. Elle s’acharnerait contre moi, elle ne me laisserait pas de répit. Et souvenez-vous-en, c’est la Dame de pique qui gagne. Elle a détruit Hermann, elle me détruirait à mon tour. (…) Merci encore de votre offre, monsieur. Si j’avais le choix, j’habiterais le quartier de mon ancien camarade d’études et ami Fiodor Ignatievitch Stravinski… Canal Krioukov, à proximité de cette famille. Ah ! voilà mon vrai, mon seul foyer… Je n’ai pas menti à Anatole : sans le désir de contenter ces quatre diablotins qui me l’avaient réclamé en cadeau de Noël, je n’aurais jamais écrit Casse-Noisette… La mère aussi, je l’aime beaucoup… À la première occasion, je vous emmène dîner là-bas… (…)
Nous nous séparâmes à l’angle de la Perspective. Piotr Illich me parut si revigoré que j’estimai inutile de l’accompagner plus loin.
Dominique FERNANDEZ, Tribunal d’honneur
Mais qu’est-ce que c’est que cette intrigue?
C’est bizarre et compliqué….avec les russes ce n’est jamais simple!
Pourtant sa musique est une enchantement, qui me fait bien souvent frissonner. C’est magnifique.
J’aimeAimé par 1 personne
« La Dame de pique » est une œuvre de Pouchkine devenue un des opéras de Tchaïkovski, un œuvre terrible avec la damnation d’Hermann qui a semé le malheur autour de lui à cause d’une combinaison de cartes détenue par une vieille comtesse, qui pourrait assouvir sa passion du jeu, le rendre riche et ainsi digne de sa fiancée Lisa… Le livre de Fernandez raconte une autre histoire, celle de Tchaïkovski lui-même. Vivant son homosexualité comme un fardeau, une damnation, il est tombé amoureux d’un jeune officier proche du tsar. Cette liaison a fait scandale et Tchaïkovski, « le compositeur » russe emblématique a été traîné devant un tribunal d’honneur. On pense que sa mort (il a bu de l’eau contaminée pendant une épidémie de choléra) serait un suicide pour éviter cette infâmie… Personnellement, je trouve la musique de Tchaïkovski déchirante mais quand elle paraît amusante comme dans Casse-Noisette…
J’aimeJ’aime
Non mais….plus compliqué que cela est introuvable!
Il n’y a pas que des déchirements. As-tu vu ce film étonnant, merveilleux, magique et chinois: » le Virtuose »?
Il y a un morceau de Tchaikovsky dont je n’arrive pas a retrouver l’information, et pourtant c’est une atmosphère magnifique que j’aime beaucoup, et qui est le let-motiv du film.
Je ne savais pas Tchaikovsky homosexuel….et encore maintenant en Russie c’est une tare passible d’hôpital psychiatrique…..c’est exactement ce que j’ai dit: la Russie et les Russes ce n’est jamais simple.
Merci pour les infos,
Mais je ne lirai pas le livre, ca doit plomber l été….
J’aimeJ’aime