Au fil des mots (48) : « vent »

Mistral gagnant

   « On peut dire qu’on a de la chance d’être en Provence. »

   C’est bien vrai, songions-nous, on peut le dire. Si c’était ça l’hiver, nous n’aurions pas besoin de tout notre attirail de mauvais temps – bottes, manteaux et chandails épais comme la main – que nous avions apporté d’Angleterre. Nous rentrâmes à la maison, réchauffés et l’estomac bien rempli, en faisant des paris sur la date à laquelle nous prendrions notre premier bain de l’année, et pleins d’une compassion perverse pour ces malheureux vivant sous des climats plus rudes qui devaient supporter de vrais hivers.

   Cependant, à quelque quinze cents kilomètres au nord, le vent qui avait pris naissance en Sibérie prenait de la vitesse pour la dernière partie de son trajet. On nous avait raconté des tas d’histoires à propos du mistral. Il rendait fou bêtes et gens. On le tenait pour une circonstance atténuante dans les crimes de sang. Il soufflait quinze jours d’affilée, déracinant les arbres, renversant des voitures, brisant des poteaux télégraphiques, cassant les carreaux, précipitant les vieilles dames dans les caniveaux, gémissant dans les maisons comme un fantôme maléfique et glacé, provoquant des épidémies de grippe, de scènes de ménage, d’absentéisme dans les bureaux, des rages de dents, des migraines : en Provence, tous les problèmes dont on ne pouvait rendre responsables les politiciens, on en rejetait la faute sur ce sâcré vingue dont les Provençaux parlaient avec une sorte d’orgueil masochiste.

   Encore une exagération bien française, nous disions-nous. S’il leur fallait affronter les rafales qui soufflent sur la Manche et se courber sous la pluie pour qu’elle vous gifle le visage à l’horizontale, alors ils sauraient peut-être ce que c’était un véritable vent. Nous écoutions leurs récits et, pour faire plaisir aux conteurs, faisions semblant d’être impressionnés.

   Nous étions donc mal préparés quand le premier mistral de l’année déboula en hurlant dans la vallée du Rhône, vira à gauche et vint fouetter le mur ouest de la maison avec assez de violence pour faire valser quelques tuiles dans la piscine et arracher de ses gonds une fenêtre imprudemment laissée ouverte. La température baissa de vingt degrés en vingt-quatre heures. Elle tomba à zéro, puis à moins six. On releva à Marseille des vents de cent quatre-vingts kilomètres à l’heure. Ma femme faisait la cuisine en manteau. Nous cessâmes de parler de notre premier bain pour évoquer avec nostalgie le chauffage central. Et puis, un matin, dans un bruit des branches sèches qui se brisent, les canalisations éclatèrent les unes après les autres sous la pression de l’eau qui du jour au lendemain avait gelé à l’intérieur.

   Elles pendaient du mur, gonflées et obstruées par la glace. M. Colombani les examina de son regard professionnel de plombier.

   « Oh là là ! Fan de lune ! fit-il. Oh là là ! » Il se tourna vers son apprenti qu’il appelait invariablement jeune homme ou petit. « Tu vois ce que nous avons ici, petit. Des conduites à nu. Pas d’isolation. De la plomberie Côte d’Azur. À Cannes ou à Nice, ça ferait l’affaire, mais ici… »

   Il émit un gloussement désapprobateur et agita son doigt sous le nez du petit, pour souligner la différence entre les doux hivers de la Côte et le froid mordant que nous subissions maintenant, (…) nous débita la première série de conférences et d’un recueil de pensées que j’allais écouter avec un plaisir croissant au cours de l’année qui commençait. Nous eûmes droit ce jour-là à une dissertation géographique sur l’âpreté de plus en plus marquée des hivers provençaux.

   Depuis trois années, les hivers avaient été sensiblement plus rudes que personne n’en gardait le souvenir : assez froids même pour tuer de vieux oliviers. Mais pourquoi? M. Colombani m’octroya deux secondes symboliques pour réfléchir à ce phénomène avant de développer avec entrain sa thèse, en me tapant de temps en temps du doigt sur la poitrine pour s’assurer que je lui accordais bien toute mon attention.

   Il était clair, déclara-t-il, que les vents qui amenaient le froid de Russie arrivaient en Provence avec une plus grande rapidité qu’autrefois : ils mettaient de moins en moins de temps pour arriver à destination et n’avaient donc pas le loisir de se réchauffer en route. Et la raison en était – M. Colombani s’accordait ici une pause brève mais spectaculaire en haussant les sourcils à mon intention – un changement dans la configuration de l’écorce terrestre. Mais oui. Quelque part entre la Sibérie et Ménerbes, la courbure de la Terre s’était atténuée. Elle s’aplatissait ! Ce qui permettait au vent de prendre un itinéraire plus direct vers le sud. C’était tout à fait logique. Malheureusement, la deuxième partie de l’exposé (pourquoi la Terre s’aplatit) fut coupée net par le bruit sec d’une nouvelle canalisation qui éclatait et mon éducation fut interrompue. M. Colombani attaqua à la lampe à souder un travail de virtuose.

   Les effets du climat sur les habitants de la Provence sont immédiats et évidents. Ils s’attendent à voir tous les jours le soleil, leur humeur en souffre quand il ne se montre pas. Quant à la pluie, ils la prennent comme une offense personnelle : ils secouent la tête en échangeant entre eux leurs doléances dans les cafés, ils contemplent le ciel avec une profonde méfiance, comme si une nuée de sauterelles allait s’abattre sur le village, et ils cheminent d’un pas dégoûté parmi les flaques d’eau. S’il survient quelque chose de pire encore qu’un jour de pluie, par exemple si le thermomètre descend en dessous de zéro, le résultat est stupéfiant : le gros de la population disparaît.

   Comme le froid persistait à la mi-janvier, le silence s’abattit sur les bourgs et les villages. Les marchés hebdomadaires, animés et bruyants en temps normal, se réduisaient à un noyau d’intrépides commerçants prêts à affronter les engelures pour gagner leur pitance, battant la semelle et buvant de temps en temps une petite goutte de leurs flasque. Les clients ne s’attardaient pas : ils achetaient et s’en allaient, prenant à peine le temps de compter leur monnaie. Les cafés barricadaient portes et fenêtres et fonctionnaient dans une forte odeur de fumée de tabac. On ne traînait plus dans les rues.

   Notre vallée était en pleine hibernation… (…) Le temps froid apportait aussi des plaisirs moins privés. Sans parler du calme des paysages déserts, l’hiver en Provence a un parfum particulier, accentué par le vent, l’air sec et pur. En me promenant dans les collines, il m’arrivait souvent, avec l’odeur de feu de bois sortant d’une cheminée invisible, de sentir une maison avant de l’apercevoir. C’est une des odeurs les plus primitives de l’existence…

Peter MAYLE, Une année en Provence

3 commentaires sur “Au fil des mots (48) : « vent »

  1. Ah, je vais le relire. C’est le meilleur de sa production littéraire.
    Il paraîtrait donc que nous sommes en Provence …la girouette ne girouette plus et reste obstinément tournée plein nord, les nuages défilent, on remet le chandail, il fait 5 ce matin!
    Ceci a l’avantage d’avoir fait disparaître les nuées ardentes de moustiques.
    Mais bon, promener les chiens avec gants et bonnet en juin à 6h45 dans un sublime soleil orange, reste quand même anecdotique….on gèle!
    Alors bonne journée les belges à une terrasse sans doute, puisque tout se remet en marche……mon Simon penseur, 15 Ans, nous a dit hier: 1 mois trop tôt, on va y goûter! Il a sûrement raison.

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  2. Sans être au Canada, on a eu le même phénomène avec même de timides gelées au sol il y a une dizaine de jours. Maintenant, on tourne entre 10°C et 24°C nuit/jour. C’est bien. Je dois dire que le déconfinement a été très progressif ici, et prudent. Pour l’instant, l’épidémie semble vraiment s’éteindre. Mais nous restons vigilantes. Si nous nous sommes offert un petit resto et un verre en terrasse, pour le reste en ville on garde le masque. Obligatoire dans les transports en commun et dans de nombreux commerces avec des jauges limitées pour les plus petites boutiques : un ou deux clients à la fois. Beaucoup de gens sont masqués en ville, même des jeunes. L’opéra et le philharmonique misent désormais sur des salles « normales » dès la rentrée en septembre, peut-être encore avec masques, on verra. Tu as raison, c’est le meilleur livre de Peter Mayle, à la fin il « tirait sur la corde » ! Je me suis lancée dans la relecture des livres de Marlena de Blasi… j’adore Mille jours en Toscane. Il me reste Un palais à Orvieto, et celui-là si je me souviens bien, je ne l’avais pas fini à l’époque. Je vais y retourner!

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