Au fil des mots (98) : « meurtre »

Florence mortifère   

   Où était passé son enthousiasme, son envie de créer, sa passion d’inventer ? Il se sentait épuisé, comme s’il avait couru pendant des heures à travers les champs de son enfance, sans but précis. Les séances de pose lui paraissaient toujours interminables. Au début, il s’occupait en retournant mille fois dans sa tête toutes les pensées qui l’obsédaient. Au fil des jours, son esprit s’était vidé. Il offrait son image en pâture à Verrocchio, sans songer le moins du monde à l’usage que ce dernier en ferait. Insensiblement, son corps devenait objet. Cette œuvre qui prenait peu à peu naissance sous ses yeux, elle n’était pas sienne. Il ne s’agissait pour lui que de céder, à titre temporaire, une image dont il ne se sentait nullement dépositaire pour toujours. S’il mettait beaucoup de fougue à revendiquer son talent, il ne tirait aucune fierté de sa grande beauté, se contentant de constater l’effet qu’elle produisait sur les autres. Il savait gré à Verrocchio de le soutenir, mais sans pour autant s’en montrer dupe. Depuis quelque temps, il avait appris à vivre avec des ombres qui le suivaient quand il marchait dans les rues de la ville. Il les retrouvait jusque dans les endroits où il aurait aimé se retrouver seul. 

   Aujourd’hui, il était resté plus tard que de coutume à l’atelier. Verrocchio travaillait au visage de son David, et éprouvait quelque peine à capter chez son modèle l’émotion qu’il recherchait. L’artiste avait fait montre d’une très mauvaise humeur, refusant obstinément de libérer Vinci avant d’avoir résolu le problème qui l’obsédait.

   Le jour étant tombé depuis longtemps quand Vinci quitta l’atelier en éprouvant un grand soulagement. Pieter lui avait proposé d’aller boire un verre dans une auberge, mais il n’en ressentait nullement l’envie. Il regrettait d’ailleurs de ne pas accorder davantage d’attention à ce jeune homme qui ne cessait de lui apporter son appui. Et en peu de temps, à bien y réfléchir, ce petit Flamand était devenu son ami le plus sûr et le plus cher.

   En arrivant devant chez lui, il résolut d’inviter Pieter le lendemain soir pour le remercier de toute sa sollicitude. Il gravit les marches menant au premier étage de la maison, traversa le grand couloir et parvint à la raide échelle de bois qui conduisait à son atelier. (…) Par-delà le cliquetis des cadenas, il crut distinguer un bruit différent : net et rapide, tel celui d’un petit animal qui s’échappe, surpris par un visiteur indésirable. Il songea tout d’abord à un chat qui se serait faufilé à travers les poutres du toit ou peut-être même un rat.  Saisissant une torche dans le couloir, il poussa enfin l’huis de son atelier. Comme il appréciait de retrouver cet endroit, où il s’était composé son propre univers ! (…)

   À la lueur de la torche, il ne lui fallut pas longtemps pour discerner les contours de la silhouette qui gisait à même le sol. L’expression de ce jeune homme d’une vingtaine d’années ne trahissait aucune crainte. Entièrement dévêtu, il portait la main à son cou, un cou sur lequel ressortait une longue et profonde entaille rouge. Face à lui, un chevalet supportait une toile. En contraste frappant avec la blancheur du tissu, de larges traits rouges et bruns y figuraient. Une simple esquisse, effectuée rapidement mais d’excellente facture, représentant un ange prenant son envol pour échapper aux flammes : celles de l’enfer, qui ravagent le sol et dévorent les hommes ; la fournaise de laquelle seul peut s’échapper un ange puisant son énergie dans la force du divin. (…)

   Réagissant enfin, Vinci éteignit sa torche et patienta quelques instants pour habituer ses yeux à l’obscurité. Au milieu de pièce, il discernait le corps du jeune homme ; sa masse claire étincelant du plus profond de la nuit à la manière d’une apparition. Un spectre venu des ténèbres pour harceler les humains ; une nouvelle source d’angoisse pour le peintre qui sentait son cœur éclater dans sa poitrine. (…)

  Vinci jeta un dernier regard à son atelier, puis s’accrocha à un madrier latéral pour gagner la poutre faîtière. (…) Parvenu à l’air libre, il s’accrocha aux tuiles supérieures et entama sa pénible progression. Il se pencha pour jeter un coup d’œil dans la rue, essayant de repérer son suiveur, et basculant vers l’avant. (…) Il était devenu une bête traquée.

Patrick WEBER, l’ange de Florence

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