Espionnage industriel
Il ne faut jamais croire les monarques et encore moins leurs domestiques. Charles Machy avait annoncé à Nicolas d’Assan qu’il avait tout son temps puisque, la résolution d’une guerre majeure pour son royaume occupant le roi, celui-ci ne visiterait sa verrerie qu’en septembre. L’adjoint du lieutenant général de police, qui était venu en avril, revint en mai, pour annoncer cette fois la royale visite en juin.
La veille du jour choisi, toute la région fut mise sous une cloche de verre. Les soldats et la police étaient partout. Le Cotentin donnait l’impression d’être occupé par une armée ennemie.
Le jour dit, Valognes accueillit dignement son souverain. On avait caché les tas de fumier, repeint les façades des maisons, sablé les places de gravillon, rangé les voitures et les échafaudages. Des draps de couleur et des guirlandes de fleurs entrelacées avaient été tendus de clocher à clocher et de fenêtre à fenêtre. Les hommes avaient mis leur chapeau et leur chemise blanche et les femmes se présentaient la gorge et les bras nus.
Malgré la chaleur des fours, le roi, muni d’un écran protecteur de vue, se promena partout et examina tout en détail. Devant lui on souffla une glace. Sur sa demande on lui montra la façon de polir le verre et de l’étamer. Émerveillé de la rapidité et de la perfection de l’opération, il posa quantité de questions aux ouvriers et invita Colbert, tout courbé par l’autorité royale, à leur distribuer cent cinquante doubles. Les apprentis observèrent la scène près des parois brûlantes du four ou perchés sur la réserve de bois qui le couronnait.
Le roi promit à Nicolas d’Assan de lui accorder le privilège qui lui permettrait d’exploiter la nouvelle méthode de fabrication des glaces qu’il prétendait avoir trouvée. Il promit aussi de soulager la misère de la région à l’aide d’un futur programme d’assistance publique. Il évoqua, grandiloquent, l’édification d’un nouvel Hôpital Général rattaché à l’Hôtel-Dieu de Gisors « capable de recevoir non seulement des civils et des militaires mais aussi plusieurs centaines d’enfants trouvés ».
Le roi était resté en tout et pour tout à peine une heure. Le message qu’il avait délivré à Valognes était destiné aux courtisans qui l’accompagnaient ; aux ambassadeurs contraints de le suivre ; aux ouvriers italiens auxquels, au-delà des frontières, il promettait des cadeaux, de l’argent, des logements, des exemptions, des prérogatives, des privilèges – sa clémence.
Le roi parti, Nicolas d’Assan sut qu’il avait été utilisé. La pièce de théâtre qui venait d’être donnée sous ses yeux, applaudie par les courtisans de la scène, les belles dames des loges et les bourgeois du parterre, devait servir la gloire du roi, celle de Colbert, et dans une moindre mesure celle de Marc-Antoine de la Rivette qui glougloutait comme un dindon.
Nicolas d’Assan eut un mauvais pressentiment. Cette visite constituerait l’apogée de sa carrière de verrier et son erreur fondamentale. En souvenir de son passage, il avait offert au monarque un médaillon en verre coulé et biseauté, peint en grisaille au revers, pour souligner le profil altier du roi. Sa technique de fabrication était entièrement nouvelle : par coulage sur table de métal, au lieu du soufflage à la vénitienne.
En même temps qu’il offrait le médaillon au roi, il vit dans le regard de Marc-Antoine de la Rivette que ce procédé serait immédiatement récupéré et adapté industriellement par la Manufacture Royale des Glaces de Miroirs sans qu’il en tire aucun profit. Pire, Nicolas d’Assan avait exhibé sa réussite, ce qui constituait une faute majeure. Il en était sûr, on allait détruire sa verrerie et l’empêcher de dépasser en splendeur la Manufacture Royale qui devait être la seule à pouvoir affirmer que les glaces sortant de ses ateliers augmentaient tous les jours de taille, accroissaient constamment leur degré de netteté et recueillaient des éloges universels.
Cette visite, c’était la foudre qui venait de lui tomber sur la tête…
Gérard de CORTANZE, Miroirs
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