Le syndrome de Stendhal
Lettre de Jonathan à Alessandro
2 juin 1879, Venise
Je dois être un romantique qui s’ignore ! Je n’ai pas voulu arriver à Venise trop simplement, comme tous les visiteurs. Sans doute ai-je cherché, en sens inverse, la route que vous auriez suivie avec Paolo. J’ai pris un bateau à Brescia et j’ai goûté, tremblant dans le vent frais, la lente découverte de la lagune, le dévoilement progressif de San Giorgio, de la Douane et de la Salute, du palais ducal et de la Piazzetta, la bouche paresseuse du Grand Canal… Il flottait une brume légère, bleutée. Les bâtiments ne furent d’abord que des silhouettes mangées d’eau, piquées d’ocre, de rose, d’or… Et puis ils ont surgi, jaillissant de l’eau et de la lumière éclatée sur les vaguelettes, rutilants comme les cristaux que vos compatriotes se plaisent à tailler pour rivaliser avec les étoiles. Les campaniles, ceux de San Giorgio ou de Saint-Marc, et leur fausse humilité, la Salute ronde comme un gâteau de fête qu’il ne faut manger que des yeux, le palais des Doges, rose et malgré cela orgueilleux, d’une accablante simplicité… Venise! Des gondoliers sont venus charger des passagers du bateau. Étranges personnages… J’ai compris qu’il fallait être méfiant et prudent. Vos concitoyens semblent avoir décidé de se venger de leurs défaites en se payant sur le dos des malheureux qui, comme moi, tombent amoureux de leur ville sans pour autant songer à l’envahir ! Pas plus de quelques jours, du moins, et sans aucun rêve de conquête qu’amoureuse ! J’ai donc posé le pied sur la Piazzetta et ai couru dans la basilique. Quel éblouissement! Je vous entends ricaner. C’est vrai, je découvre ce que vous connaissiez par cœur avant même d’avoir quitté votre berceau. Et j’arrive en temps de paix et de prospérité recouvrée. Des restaurations plus ou moins heureuses, à ce qu’on m’a expliqué, ont été entreprises partout – certaines ont fait plus de tort que les dommages qu’elles étaient supposées réparer. Les Autrichiens, je ne vous étonnerai pas, ont été les plus maladroits en la matière. Ils ont bâti sur le Grand Canal, à hauteur de l’Académie, un pont métallique… Je vous laisse imaginer!
J’ai trouvé à me loger dans une auberge vieillotte mais accessible à ma bourse, dans le quartier de San Pietro, l’orphelinat que dirigeait le père Baldassare. Je ne m’y suis pas rendu immédiatement. J’ai d’abord voulu m’imprégner de cette ville ; j’ai marché en tous sens, durant trois jours et presque trois nuits, et je pense que pas une ruelle, pas une église, pas une toile ne m’a échappé ! Je suis saturé de beauté! Il faudra une vie pour digérer tout cela… N’aller voir qu’un Tintoret, qu’un Titien, qu’un Véronèse, qu’un Giorgione par jour ; n’écouter qu’un concert… Mais quand on sait qu’on ne pourra rester, on est pris de frénésie, on veut tout voir, tout mémoriser – au risque de ne rien retenir.
Vincent ENGEL, Requiem vénitien
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