Au fil des mots (36): « fauteuil »

Celui qui fut « l’homme le plus insulté de France »

   Le 7 octobre 1895, un événement peu ordinaire eut lieu quai de Conti : le tsar Nicolas II, en visite officielle à Paris, vint prendre part à une séance de l’Académie française. Par ce geste, il voulait suivre, dit-il, l’exemple de son lointain ancêtre, Pierre le Grand.

   Celui-ci n’avait à vrai dire, jamais assisté à une telle réunion. Il s’était bien rendu, en mai 1717, au siège de la Compagnie, qui se trouvait en ce temps-là au palais de Louvre ; mais, comme à son habitude, il n’avait averti personne de sa venue. Deux académiciens, qui se trouvaient là par hasard, s’empressèrent de lui montrer la salle des séances ; elle était déserte ; il repartit aussitôt.

   Nicolas et son épouse, la tsarine Alexandra, voulaient assister, quant à eux, à une vraie séance, et on leur en offrit une. L’Académie était là quasiment au complet ; il n’y avait que deux absents, dont Hallemel, qui était, ce jour-là, à l’article de la mort.

   Il y eut quelques discours de bienvenue ; un poème de circonstance sans grande valeur ; puis une délibération autour d’un mot du dictionnaire : le verbe « animer ». Les académiciens rivalisèrent d’érudition, de brio et d’humour, et le tsar participa lui-même à la discussion. Il avait l’air ravi, et prêt à prolonger longtemps sa présence en ce lieu. Mais il y avait encore ce soir-là une réception en son honneur à l’Hôtel de Ville ; puis un dîner de gala à la Comédie-Française… À dix-sept heures, le ministre français des Affaires étrangères, Gabriel Hanotaux, tapota du doigt sur sa montre avec un geste d’excuse. Le souverain acquiesça et se leva aussitôt. Le reste de l’assistance fit de même.

   Trois semaines plus tard, on apprit le décès de Challemel. Et lorsqu’une date fut fixée pour l’élection de son successeur, on eut la surprise de voir arriver une lettre de candidature signée de ce même Hanotaux.

  Il y avait dans cette démarche quelque chose d’incongru, et même de légèrement inconvenant. Le ministre était toujours à son poste, l’un des plus prestigieux de la République. Il venait d’assister, en cette qualité, à une séance privée. N’était-il pas en train de profiter de sa position pour « forcer la porte »? À l’Académie, on n’était pas peu embarrassé. Comment lui dire « non » sans donner l’impression d’insulter le gouvernement de la France? Comment lui dire « oui » sans donner l’impression d’obéir à une injonction des autorités?

   Cela dit, le personnage avait indéniablement toutes les qualités requises. S’il s’était présenté dans d’autres circonstances, on n’aurait pas été surpris de sa candidature, on s’en serait même réjoui. C’était un historien talentueux, rigoureux dans sa recherche et élégant dans son expression. Homme de savoir, il était également un homme d’action à l’habileté reconnue ; sinon, comment aurait-il pu devenir, à quarante ans, le chef de la diplomatie française? Trop habile, maugréaient certains, qui ne parvenaient pas à s’accommoder de cette candidature intempestive.

   Vint le jour où il fallait voter. C’était le 1er avril 1897. Il y avait, à cette séance-là, deux fauteuils à pourvoir. Pour l’un, l’élection se fit au premier tour. Pour l’autre, le ministre des Affaires étrangères fut mis « en ballottage » au premier tour, au deuxième, puis au troisième ; il finit par passer, au quatrième tour, de justesse, à une voix près. Telle avait donc été la « sagacité collective » de la Compagnie : n’ayant pas apprécié la manière, elle avait tenu à manifester son agacement ; mais elle l’avait fait avec retenue, avec mesure.

   Hanotaux prit acte du petit camouflet, sans s’en formaliser, et sans en vouloir à ses confrères. Il s’installa dans son fauteuil pendant quarante-sept ans, et s’y montra bien plus assidu qu’on ne s’y attendait. Il est vrai que sa carrière politique allait bientôt s’interrompre abruptement, le contraignant à revenir à une existence tranquille, faite de recherche et d’écriture. C’est ce qui correspondait le mieux, d’ailleurs, à son tempérament comme à son talent. (…)

    Hanotaux n’a jamais été un doctrinaire ni un militant ; mais sa conception des choses n’était pas éloignée de celle des grands hommes qu’il a connus, servis et admirés. Quand, après un bref passage par le Parlement et le corps diplomatique, il devint en mai 1894, ministre des Affaires étrangères, la politique qu’il suivit prenait en compte leurs préoccupations. Cela lui assura quelques succès ; mais cela causa aussi sa perte.

Le dilemme auquel il avait dû faire face en arrivant au quai d’Orsay pourrait se résumer comme suit : engagé dans son bras de fer avec l’Allemagne, la France n’avait d’autre choix que de s’allier à l’Angleterre ; le problème, c’est que celle-ci le savait, et qu’elle en profitait. (…) Il serait resté dans les mémoires comme un grand ministre et un diplomate hors-pair si une de ses initiatives n’avait pas abouti à un échec retentissant : Fachoda.

   Les péripéties de « l’incident » sont compliquées, mais les données de base sont simples. Voulant contraindre l’Angleterre à accepter une tutelle commune sur l’Égypte, Paris eut l’idée d’envoyer un corps expéditionnaire dans le sud du Soudan, qui planta le drapeau tricolore dans une localité appelée Fachoda.(…) C’était un coup de poker auquel les Britanniques répondirent par un autre coup de poker : ils se dirent prêts à aller jusqu’à l’affrontement armé. (…) La France ne pouvait prendre le risque d’un tel conflit. Ce fut elle qui finit par céder. (…) L’opinion réagit avec rage, avec amertume, avec rancœur. Et Hanotaux qui portait une responsabilité dans cette malheureuse entreprise, fut la cible des attaques les plus virulentes. Il dut quitter le quai d’Orsay en juin 1898, laissant à son successeur le soin de réparer, tant bien que mal, les pots cassés.

   Il n’avait que quarante-quatre ans, et sa carrière politique était déjà brisée. À cause de cet incident, qui restera dans l’histoire comme une gigantesque maladresse ; et encore plus sans doute à cause d’une autre affaire, dans laquelle son rôle fut pourtant tout à fait marginal. (…) Peu d’affaires ont fait couler autant d’encre que celle qui est devenue tout simplement « l’Affaire ». (…) Dans le climat fortement polémique qui régnait en ces mois cruciaux de l’Affaire, Hanotaux en arriva à se faire détester de tous – des dreyfusards comme des antidreyfusards. (…) Il s’efforçait de se donner une image d’élévation et de sérénité, mais il ne tarda pas à comprendre qu’il était en train de perdre sur tous les fronts, et il en devint amer, et désabusé. Dans une lettre qu’il a écrite à un diplomate de sa connaissance, on peut lire : « Ces intellectuels qui, naguère encore, étaient mes collaborateurs, presque mes coreligionnaires, me sont devenus odieux. » (…)

  Gabriel Hanotaux restera longtemps sur son fauteuil, à voir défiler les hommes, les régimes et les événements. Et à écrire, abondamment sur de nombreux sujets. Le nombre de ses ouvrages dépasse la centaine.

   Il avait vécu son enfance et son adolescence sous le Second Empire ; il avait connu dans sa jeunesse la débâcle de 1870, l’invasion prussienne, la Commune de Paris, la résurrection de la République ; il allait connaître dans sa vieillesse la débâcle de 1940, l’Occupation allemande, la nouvelle mort de la République ; avant de s’éteindre paisiblement en sa quatre-vingt-onzième année, le 11 avril 1944, manquant de peu le débarquement en Normandie et la libération de Paris.

  Son successeur sera élu six mois plus tard, le 12 octobre, lors d’une réunion exceptionnelle, pour laquelle on avait dû consulter le général de Gaulle en personne.

Amin MAALOUF, Un fauteuil sur la Seine – Quatre siècles d’histoire de France

 

Au fil des mots (35) : « lecture »

Livre, lecteur, lecture : trio pour duo d’auteurs   

   La lecture est un refuge par temps de laideur – Les livres : bunkers de papier. Ils nous offrent d’échapper à cet impératif de la modernité, ce nouveau commandement des sociétés transparentes : « Être joignable. » Rester joignable est une injonction que l’on devrait réserver aux détenus en liberté conditionnelle, aux porteurs de bracelets électroniques. Lire, c’est le contraire : on se coupe, on s’isole, on s’installe dans l’histoire et, si elle vous captive, le monde peut s’écrouler. Les seules personnes joignables, ce sont l’auteur et le lecteur. L’un parle : sa voix provient parfois du fond des âges ou de très loin dans l’espace. L’autre reçoit cinq sur cinq. La communication est parfaite, ça capte ! Tout lecteur est coupable de préférer le commerce de ses petites stèles de papier au contact avec ses semblables. Le spectacle est réjouissant de ces gens enfouis dans leur livre. Ils l’ouvrent, le monde se ferme. (…)

   Lire nous confirme que la solitude est un trésor. Un livre peut changer une vie. Et dire qu’il n’y a aucune mise en garde d’inscrite sur la couverture ! Lire c’est laisser une parole s’élever dans le silence, vous traverser, vous emporter et vous laisser, métamorphosé, sur le rivage de la dernière page. Pour que cette alchimie opère, il faut être seul. (…)

   Les livres fécondent le temps – Soudain, on ouvre l’objet. Ce qu’il recèle nous attendait. Le texte se tient là, intact. Le livre appartient à la haute technologie énergétique : la pensée en puissance est accumulée entre les pages et attend l’opération de la lecture pour se libérer. Lire, c’est s’installer dans la longue durée, transformer le temps en présent continu et refuser de vivre comme ces hamsters dans leurs roues. On dirait que les modernes ne tiennent plus en place. Regardez ces e-mails que s’envoient les hommes pressés. Ils écrivent : « Je reviens vers vous afin de rebondir sur votre réaction. » Ils reçoivent les informations du monde en temps réel. Ils professent une opinion sur tout. « Bougez plus », leur intime la publicité. Ces gens-là vont finir par se faire mal. Ils feraient mieux d’affaler les voiles, de s’asseoir et d’ouvrir un livre. Le livre nous institue dans le droit de nous tenir immobile et silencieux, en sécurité, parmi la frénésie du monde. Le droit d’être inutiles et indifférents à toute autre chose qu’à la pensée d’un absent. D’ailleurs, les livres, regardez-les : ils se tiennent bien tranquilles, debout, serrés, alignés, en rang sur les étagères. mais à l’intérieur ! Quelles tempêtes ! Quels bouillonnements!

   Le pouvoir poétique des livres? – (…) La lecture offre un magasin de références infinies pour célébrer une situation, bénir une rencontre, saluer un événement au moyen d’une belle phrase, d’un vers ou un d’un aphorisme. Les hommes dotés d’une mémoire livresque excellent à ce jeu. Je me souviens d’avoir traversé les forêts de Chenonceaux et de Chambord avec un ami. Nous allions à pied sous les hautes futaies et le moindre événement amenait aux lèvres de mon compagnon des phrases imprimées en lui. Une branche oscillait, il citait Giono. Un reflet sur l’eau et c’était Bachelard. La vision d’une maison mélancolique lui évoquait Mauriac. Une jolie fille sortait d’une église, il se souvenait de Matzneff. Un mot, un fragment, surgissaient du fond de sa mémoire et éclataient à son esprit comme les bulles de gaz à la surface des tourbières. (…) Pour lui, la vie consistait à jeter des ponts de singe entre les livres et le réel. Et je me disais qu’il avait raison. Peut-être que la réalité ne suffit pas. C’est pour cela qu’on a inventé la littérature. Pour entretenir une conversation intérieure.

Sylvain TESSON, Géographie de l’instant

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Au fil des mots (34): « fratrie »

La parenthèse inattendue   

   La lumière du soir était très belle. Toute la campagne, ocre, bronze, vieil or, se reposait de sa longue journée. Vincent nous a demandé de nous retourner pour admirer son donjon.

   Une splendeur.

  • Vous vous moquez…
  • Pas du tout, pas du tout… fit Lola, toujours soucieuse de l’Harmonie Universelle.

   Simon s’est mis à entonner :

  • Ô mon châtôôôôô, c’est le plus bôôô des châtôôôôôôô…

   Simon chantait, Vincent riait et Lola souriait. Nous marchions tous les quatre au milieu d’une chaussée fissurée d’herbes folles à l’entrée d’un petit village de l’Indre. Il flottait dans l’air une odeur de goudron tiède, de menthe et de foin coupé. Les vaches nous admiraient et les oiseaux s’appelaient à table.

   Quelques grammes de douceur.

   Nous sommes entrés dans une salle des fêtes surchauffée qui sentait encore la sueur et la vieille chaussette. Les tatamis étaient empilés dans un coin et la mariée se tenait assise sous un panier de basket. Elle avait l’air un peu dépassée par les événements.

   Tablées façon banquet d’Astérix, vin de pays en cubis et zizique à plein volume.

   Nous avons embrassé la mariée à tour de rôle. (…) Nous nous sommes assis à un bout de table, accueillis à bras ouverts par les deux tontons qui étaient déjà bien partis.

  • Gé-rard ! Gé-rard ! Gé-rard ! Hé, les gosses ! Allez chercher à manger pour nos amis! Gérard ! Où qu’il est passé, crénom de Dieu?

   Gérard est arrivé avec son cubi et la fête a commencé.

   Après la macédoine à la mayonnaise dans sa coquille Saint-Jacques, le méchoui dans ses frites à la mayonnaise, le fromage de chèvre et les trois parts de vacherin, tout le monde s’est poussé pour laisser la place à Guy Macroux et son orchestre de charme.

   Nous étions comme des bienheureux. L’oreille aux aguets et les mirettes grandes ouvertes. À droite, la mariée ouvrait le bal avec son père sur du Strauss à bretelles, à gauche les tontons commençaient à se bastonner méchamment à propos du sens interdit devant la boulangerie Pidoune.

   Tout cela était pittoresque. 

   Non. Mieux que ça et moins condescendant : savoureux.

   Guy Macroux avait un faux air de Dario Moreno. Petite moustache au Régécolor, gilet flamboyant, joaillerie de prix et voix de velours.
   Aux premières mesures d’accordéon, tout le monde était en piste. (…) Lola et moi étions déchaînées et j’ai dû rouler ma jupe pour suivre le rythme.(…)

   Ensuite on a eu La jar’telle ! La jar’telle !  La jar’telle ! avec ses débordements et son pesant de gros saucissons. La jeune épousée avait été brouettée jusque sur une table de ping-pong et… hof… ça ne vaut pas la peine d’être raconté… Ou alors c’est moi qui suis trop délicate…

   Je suis sortie. Lola est venue me rejoindre for ze moonlight cigarette (…)

C’est Simon qui nous a réveillés, il était allé chercher des croissants au village.

  • De chez Pidoule? lui ai-je demandé en bâillant.
  • De chez Pidoune.

   Ce jour-là, Vincent n’a pas ouvert les grilles. « Fermé pour cause de chutes de pierres », a-t-il écrit sur un bout de carton.

   Il nous a fait visiter la chapelle. Avec Nono, ils avaient déménagé le piano du château jusque devant l’autel et tous les anges du ciel n’avaient plus qu’à swinguer en rythme.

   Nous avons eu droit à un petit concert.

   C’était amusant de se retrouver là un dimanche matin. Assis sur un prie-Dieu. Sages et recueillis dans la lumière des vitraux à écouter une nouvelle version de toque, toque, toque on heaven’s door…

   Lola voulait visiter le château de fond en comble. J’ai demandé à Vincent de nous refaire son show. Nous étions écroulés de rire.

   Il nous a tout montré : l’endroit où la châtelaine vivait, ses gaines, sa chaise percée, ses pièges à ragondins, ses recettes de pâtés au ragondin, sa bouteille de gnôle et son vieux Bottin mondain tout graisseux d’avoir été tant tripoté. Et puis le cellier, la cave, les dépendances, la sellerie, le pavillon de chasse et l’ancien chemin de ronde.

   Simon s’émerveillait de l’ingéniosité des architectes et autres experts en fortifications. Lola herborisait.

   J’étais assise sur un banc de pierre et je les observais tous les trois.

   Mes frères accoudés au-dessus des douves.(…) Et ma Lola à genoux, dessinant au milieu des marguerites et des pois de senteur… Le dos de ma sœur, son grand chapeau, les papillons blancs qui s’y risquaient, ses cheveux retenus dans un pinceau, sa nuque, ses bras qu’un récent divorce avait décharnés et le bas de son tee-shirt, sur lequel elle tirait pour estomper ses couleurs ; cette palette de coton blanc qu’elle aquarellait peu à peu…

   Jamais je n’ai autant regretté mon appareil photo.

   On va mettre ça sur le compte de la fatigue mais je me suis surprise à patauger dans la guimauve. Grosse bouffée de tendresse pour ces trois-là et intuition que nous étions en train de vivre nos dernières tartines d’enfance…

   Depuis presque trente ans qu’ils me faisaient la vie belle… Qu’aillais-je devenir sans eux? Et quand la vie finirait-elle par nous séparer?

   Puisque c’est ainsi. Puisque le temps sépare ceux qui s’aiment et que rien ne dure.

   Ce que nous vivions là, et nous en étions conscients tous les quatre, c’était un peu de rab. Un sursis, une parenthèse, un moment de grâce. Quelques heures volées aux autres…

   Pendant combien de temps aurions-nous l’énergie de nous arracher ainsi du quotidien pour faire le mur?  Combien de permissions la vie nous nous accorderait-elle encore?  Combien de pieds de nez? Combien de petites grattes? Quand allions-nous nous perdre et comment les liens se distendraient-ils?

   Encore combien d’années avant d’être vieux?

   Et je sais que nous en étions tous conscients. Je nous connais bien.

   La pudeur nous empêchait de parler, mais à ce moment précis de nos chemins, nous le savions.

   Que nous vivions au pied de ce château en ruine la fin d’une époque et que l’heure de la mue approchait. Que cette complicité, cette tendresse, cet amour un peu rugueux, il fallait s’en défaire. Il fallait s’en détacher. Ouvrir la paume et grandir enfin.

   Il fallait que les Dalton, eux aussi, partent chacun de leur côté dans le soleil couchant…

Anna GAVALDA, L’échappée belle

Au fil des mots (33): « nostalgie »

Sehnsucht à la nippone   

   Le 4 avril, l’éditeur nippon m’a organisé une interview. La journaliste m’attend à l’Institut français ainsi que l’admirable Corinne Quentin, l’interprète français-japonais la plus connue de Tokyo. (…) Souvent, je comprends ses questions, et je réponds dans mon japonais de cuisine. (…) Quand je suis dépassée, Corinne vient à mon aide. Je tends l’oreille pour apprendre et j’ai des surprises. Pour traduire combien je suis nostalgique de mes jeunes années dans le Kansai, j’entends l’interprète dire « nostalgic » au lieu de l’adjectif « natsukashii », que je tiens pour l’un des mots emblématiques du japonais.

   Après l’interview, dans le taxi qui nous conduit au restaurant réservé par l’éditeur, j’essaie de tirer ça au clair avec Corinne.

  • « Natsukashii »  désigne la nostalgie heureuse, répond-elle, l’instant où le beau souvenir revient à la mémoire et l’emplit de douceur. Vos traits et votre voix signifiaient votre chagrin, il s’agissait donc de nostalgie triste, qui n’est pas une notion japonaise.

   À la question de savoir si la madeleine de Proust est nostalgique ou « natsukashii », elle penche pour la deuxième option. Proust est un auteur nippon. (…)

   6 avril. Ce soir, nous prendrons l’avion pour Paris, via Dubai. (…) À l’aéroport, je m’assieds devant un écran géant qui donne en temps réel la météo du monde entier. Fascinée, je reste là pendant des heures. À la nuit tombée, je monte dans l’avion, la tête pleine des températures de Johannesburg et d’Helsinki. Je m’endors aussitôt.

   Quelques heures plus tard, je suis réveillée par l’intuition qu’il me faut regarder le paysage : j’ouvre le volet du hublot et ce que je découvre me coupe le souffle. L’avion est en train de survoler les sommets de l’Himalaya, dont la blancheur suffit à éclairer les ténèbres. Nous sommes si près de la cime que je rentre le ventre à l’idée de toucher l’Everest. De ma vie, je n’ai eu une vision aussi sublime. Je rends grâce au Japon à qui je la dois.

   Je demeure collée à la vitre, à dévisager ces colosses enneigés. La nuit est bénie, qui rend possible cette contemplation : de jour, la violence de la lumière m’aurait obligée à détourner les yeux. (…) Je côtoie ces géants avec d’autant plus d’extase qu’ils m’ignorent. Ils répondent à mon amour par l’indifférence bienveillante des chefs-d’oeuvre. C’est aussi divin que de lire un très grand livre : je peux sangloter d’exaltation, le texte s’en fiche. Que j’aime cette solitude de l’émerveillement! Qu’il est bon de n’avoir de comptes à rendre à personne face à l’infini.

   Hélas, il n’est pas vrai qu’il n’y a personne. Il y a moi, que je ne parviens jamais à abolir. Et aussitôt, j’interviens : « Jure-toi, Amélie, que tu n’auras plus jamais de chagrin ni même de mélancolie ; qui a frôlé l’Everest n’en a pas le droit. Le maximum que je t’autorise, désormais, c’est la nostalgie heureuse. »

   Nez au hublot, j’énumère les régions réelles ou fantasmatiques que survole l’avion : Tibet, Népal, Ladakh, Cachemire, Pakistan – monde grandiose que le nôtre!

Amélie NOTHOMB, La Nostalgie heureuse

 

Au fil des mots (32) : « couleurs »

Feux tricolores

   À quand remonte l’utilisation des premiers feux tricolores dans la signalisation urbaine? J’ai cherché à répondre à cette question il y a une trentaine d’années, alors que je travaillais sur la genèse du code de la route et sur le rôle dévolu aux couleurs. En ce domaine, les travaux sérieux étaient rares, les documents fiables, pratiquement inexistants. N’ayant guère trouvé d’informations à la Bibliothèque nationale, ni aux Archives nationales, j’eus l’idée de visiter la bibliothèque des Ponts-et-Chaussées, pensant trouver dans un tel endroit des études spécialisées portant sur ce sujet, notamment des articles allemands publiés entre les deux guerres dans des revues peu accessibles.

   Cette bibliothèque, alors située à Paris rue des Saints-Pères, était en travaux. Je dus me rendre dans une annexe, en banlieue. À l’usage, elle se révéla décevante : rien dans les usuels, rien dans les fichiers. Passant outre ma timidité, je m’adressai au bibliothécaire de service dans la salle de lecture et lui expliquai ma recherche. Il prit un air affligé, me fit répéter ma demande et résuma celle-ci d’une formule interrogative : « L’histoire des feux rouges? » Je précisai que je travaillais plus largement sur les débuts de la signalisation urbaine en Europe et aux États-Unis. Cela sembla l’accabler davantage. Il me fit comprendre qu’il devait aller consulter un collègue assis à un autre bureau au fond de la salle, peut-être son supérieur hiérarchique. Je le suivis des yeux, observai les deux hommes échanger quelques mots, regarder dans ma direction de manière soupçonneuse, puis reprendre leur conversation, jusqu’à ce que le second bibliothécaire y mette fin en plaçant son index sur sa tempe et en le tournant dans les deux sens, signifiant probablement par ce geste que j’étais un lecteur de la famille des cinglés, travaillant sur un sujet ridicule, et que je leur faisais perdre leur temps. J’étais sans doute venu un mauvais jour.

   Je sortis bredouille de ma visite à la bibliothèque des Ponts-et-Chaussées – ou du moins de son annexe provisoire – mais confirmé dans l’idée qu’il était bien difficile de faire comprendre autour de moi combien l’histoire des couleurs n’était pas un objet d’étude totalement futile. Ce n’était pas la première fois que je me heurtais à l’incompréhension d’un interlocuteur, parent, ami, collègue ou étudiant. Au mieux, l’histoire des couleurs relevait de la « petite histoire », des recueils d’anecdotes et de curiosa ; au pire, elle traduisait de la part de celui qui s’y adonnait des préoccupations infantiles, obscures ou méprisables. Une telle situation n’était pas celle des années 1880, à l’âge du scientisme et du positivisme, mais bien celle des années 1980, à l’époque de la sémiologie, de l’histoire des mentalités et de la glorieuse pluridisciplinarité !

   Quelques années plus tard, différentes séances de travail dans plusieurs bibliothèques allemandes et britanniques me permirent de reconstituer les grandes lignes de l’histoire des feux tricolores et de constater que, sur de nombreux points, la signalisation routière était l’héritière de la signalisation ferroviaire, elle-même fille de la signalisation maritime, née au XVIIIème siècle. Sur route comme sur mer, les premiers feux étaient bicolores et opposaient le rouge et le vert. En ville, le plus ancien a été installé à Londres, en décembre 1868, au coin de Palace Yard et de Bridge Street. Il s’agissait d’une lanterne à gaz pivotante, manœuvrée par un agent de la circulation. Mais le système était dangereux puisque l’année suivante une explosion blessa mortellement l’agent venu allumer les lampes. Londres se montra néanmoins largement pionnière sur ce terrain ; Paris ne l’imita qu’en 1923 et Berlin, l’année suivante. Le premier feu parisien fut placé au carrefour des boulevard Sébastopol et Saint-Denis ; il était entièrement rouge, le vert ne faisant son apparition qu’au début des années 1930. Entre-temps, les feux bicolores avaient gagné les États-Unis : Salt Lake City, 1912 ; Cleveland 1914 ; New York, 1918.

   Pourquoi a-t-on choisi ces deux couleurs, le rouge et le vert, pour réglementer la circulation, d’abord sur mer, puis sur rail et enfin sur route? Le rouge est certes la couleur du danger et de l’interdiction depuis des époques anciennes (il l’est déjà plus ou moins dans la Bible), mais pendant des siècles le vert n’a rien à voir avec la permission ou le laissez-passer. Au contraire, il jour le rôle de couleur du désordre, de la transgression, de tout ce qui va à l’encontre des règles et des systèmes établis. En outre, il n’est pas pensé comme un contraire du rouge, comme peuvent l’être le blanc – depuis toujours – et le bleu – depuis le Moyen Âge central. Mais le classement des couleurs change dans le courant du XVIIIème siècle, lorsque s’imposent les théories de Newton, qui a découvert le spectre quelques décennies plus tôt, puis que se diffuse dans le monde savant l’opposition entre couleurs primaires et couleurs complémentaires. Le rouge, couleur primaire, a désormais pour complémentaire le vert. Les deux couleurs commencent à faire couple et, puisque le rouge est la couleur de l’interdiction, le vert, sa complémentaire, presque son contraire, devient peu à peu celle de la permission. Sur mer puis sur terre, entre 1780 et 1840, on prend l’habitude de « donner le feu vert » pour autoriser le passage. Une nouvelle histoire des codes chromatiques se met en place. Le vert devient signe de laissez-passer, et même de liberté. Il l’est encore aujourd’hui.

Michel PASTOUREAU, Les couleurs de nos souvenirs

Au fil des mots (31): « ingrédients »

Gastronomies croisées

   Alixe possédait bien un exemplaire du livre d’Antonio Latini, le père de Francesco, Scalco alla moderna, mais elle ne parlait pas italien. Faisant contre mauvaise fortune bon cœur, elle sollicita l’aide du Napolitain. Il s’illumina, battit l’air de ses bras et poussa un cri de triomphe.

  • Nous allons faire le plus délicieux des soupers italiens ! déclara-t-il. Mon père serait fier de moi.

   Soudain son visage se figea et il s’exclama d’une voix blanche:

  • C’est impossible ! Je ne peux pas le faire!

   Agacée, Alixe répliqua : 

  • Qu’est-ce qui te prend? Tu deviens fou? Il y a un instant tu dansais de joie et maintenant tu renonces…
  • Je viens de penser qu’il n’y a pas à Paris les ingrédients nécessaires.
  • Ne sois pas ridicule ! Paris regorge de victuailles.
  • Mais pas la délicieuse ricotta de Calabre, des câpres de Rossano, des raisins secs de Belvedere, des olives de Gaeta…
  • Arrête tes bêtises ! Il y a d’excellentes olives de Provence et du Languedoc chez tous les épiciers de Paris
  • Jamais je ne trouverai les superbes choux-fleurs de Chiai, les exquises salades du Pausilippe, les lapins d’Ischia, les soubressades de Nola…
  • Francesco, tu te contenteras des marchés parisiens, l’interrompit Alixe.

   Il lui lança un regard furibond, se précipita vers la porte.

  • Attends une minute et tu comprendras.

  Alixe entendit une cavalcade dans l’escalier et il revint, tenant à la main le livre de son père. Il lui mit sous le nez :

  • Regarde, la zuppa di vongole, comment veux-tu que je la fasse? 
  • Je ne sais même pas ce que sont les vongole.
  • De jolis coquillages qu’on fait ouvrir et ensuite frire avec des herbes, des épices, des petits artichauts. On rajoute du bouillon de poisson, des pistaches et un jus de citron.
  • Eh bien, on s’en passera!
  • Quel dommage ! Et les scorfani et les cannolichi, vous en avez ici?
  • Je ne veux pas le savoir ! Débrouille-toi pour trouver des plats au goût français. Des chapons, des poulardes, des lièvres, des gigots de veau, tu as l’embarras du choix.
  • Mais un repas napolitain sans les fruits de la mer est impensable, s’indigna Francesco.
  • Vous devriez aller en Bretagne, vous y trouveriez tout ce qui vous manque, lança d’un ton enjoué Trescoat qui venait d’entrer.(…)
  • Bien entendu, je ne pourrai pas, non plus, faire de zuppa de gambari. Vos crevettes, ici, ne sont que de pauvres avortons qui n’ont rien à voir avec les superbes pièces qu’on trouve à Sorrento ou Vico. Et les seppie, les cefali, les calamari, je vais devoir m’en passer.
  • Calamari? Voulez-vous parler des calamars, ces étranges animaux marins au corps flasque et gélatineux et aux filaments blanchâtres? insista Trecoat
  • Quelle horreur! s’indigna Alixe. Et tu voudrais nous faire manger de telles monstruosités? Tu veux, toi aussi, empoisonner le Régent? (…)

   La lutte entre Alixe et Francesco sur le choix des mets du repas napolitain fu acharnée. Il fallut deux journées pour arriver à un accord entre les deux parties. La cuisine avait tout d’un champ de bataille où les habitués de la maison ne faisaient plus que passer la tête et se retiraient bien vite, de peur de recevoir un mauvais coup. Alixe (…) refusa le potage aux tripes, le riz à l’espagnole, le potage d’oignons farcis, qu’elle jugeait trop communs, ainsi que le pâté à la napolitaine, trop compliqué. Après une longue et âpre discussion, elle céda sur le pâté de poissons à condition que les fruits de mer se limitent aux moules.

   Le Napolitain pleura presque de ne pouvoir faire sa délicieuse salade de fleurs de romarin, mais obtint gain de cause pour sa Salade royale et sa crème Paradis. Il se désola que la saison rendît impossible la réalisation de la célèbre sauce tomate de son père.

  • Tu ne vas pas recommencer ! s’indigna Alixe. Il est impensable de manger ce genre de saleté en France. Ta tomate est une très jolie plante décorative, mais on sait bien qu’elle est toxique.
  • Ma pauvre Alixe ! Tout le monde en mange à Naples et personne n’en meurt. C’est délicieux, à la fois acide et sucré. Tu ne sais pas ce que tu perds.

   La volaille à la mauresque, le poulet frit, le lapin fraci, les paupiettes de veau farcies ne suscitèrent aucune objection de la part d’Alixe. (…) La préparation du repas fut émaillée d’autres disputes, notamment sur la quantité d’épices utilisée par Francesco. Alors qu’il s’apprêtait à arroser généreusement des épinards de sucre et de cannelle, Alixe lui saisit le bras.

  • Tu es fou ! Tu fais une cuisine qui n’a plus cours depuis presqu’un siècle. Tu devrais savoir qu’on a remplacé les épices par les herbes potagères. Aucun palais français ne saurait souffrir cette cuisine gothique.(…)

   Croyant détendre l’atmosphère, Trescoat crut bon de raconter la senteur du poivre et des épices à l’arrive à Zanzibar. Élise et Honoré, au bout de la table, discutaient des mérites de l’oeillet et des tubéreuses.

   Accompagné de Marivaux, Massialot choisit ce moment pour faire une apparition. Il fit deux pas dans la cuisine, pila net et les narines grandes ouvertes, commença à humer et fronça les sourcils.

  • Quels horribles ragoûts êtes-vous en train de préparer ? Ça pue la cannelle à plein nez.

   Il se précipita vers les fourneaux, souleva les couvercles et se mit à hurler:

  • Arrêtez-moi tout ça !

   Francesco vint se planter devant lui, l’air combatif.

  • Ces plats ont été servis au roi Charles IV d’Espagne. Votre Régent s’en contentera.
  • Ce n’est pas de la politique, c’est de la cuisine, riposta Massialot.

   Alixe poussa un soupir, dénoua son tablier, prit Marivaux par le bras et l’entraîna hors de la cuisine en lui murmurant:

  • Je n’en peux plus de cette maison de fous. Conduisez-moi dans un endroit où je n’aurai pas à entendre leurs stupides querelles.

   Il l’emmena au Procope, rue Mazarine, où il avait ses habitudes, la Comédie-Française se trouvant à quelques pas de là. (…) Alixe commanda un sorbet à la violette et une tasse de chocolat. Marivaux se contenta d’un café.

Michèle BARRIÈRE, Les Soupers assassins du Régent

Au fil des mots (30): « retraite »

À Sant’Erasmo

    Après de sobres adieux, Brunetti quitta Paola, prit le numéro 1 de San Silvestro à Ca’ d’Oro et marcha jusqu’aux Fondamente Nuove, où il arriva à temps pour le bateau de 10h25. Comme c’était le milieu de la semaine, il n’y avait pas grand monde sur l’énorme numéro 13, et, même si l’on était en juillet, il identifia peu de touristes parmi les passagers. (…) Il avait appelé le numéro de Davide Casati, que Paola lui avait donné, et prévenu l’homme qu’il descendrait à l’arrêt Capannone à 10h53. Il supposa que le grognement qu’il entendit en guise d’accusé de réception incluait la promesse qu’il serait là pour l’accueillir. (…)

    « Signor Brunetti? » demanda une voix. Le commissaire se tourna et vit un homme à la solide carrure, portant une chemise d’un bleu décoloré et un pantalon en velours côtelé marron, élimé aux genoux. Ses yeux bleu clair ressortaient dans son visage tavelé par le soleil. (…)

    « Davide Casati », dit l’homme du même ton bourru qu’au téléphone. (…)

   Brunetti se hâta derrière Casati qui se dirigeait vers une corde attachée à un des pieux. Lorsqu’il le rattrapa, Brunetti regarda le canal où il vit flotter un mètre plus bas un puparìn, dont le bois étincelait au soleil. Proche parent de la gondole, le puparìn était la barque d’aviron préférée de Brunetti, nerveuse et légère dans l’eau ; il n’en avait jamais vu un aussi joli que celui-ci. Même le banc de nage brillait à la lumière, comme si Casatti l’avait rapidement briqué avant de quitter le bateau. (…) Il ne put s’empêcher de s’écrier : « Mon Dieu, quelle belle barque! » et de passer sa main droite sur le bord, se délectant de ce contact doux et frais. Il se tourna vers Casati et lui demanda : « Qui l’a fabriquée?

  • C’est moi, il y a bien longtemps. »

   Brunetti ne réagit pas tout de suite, trop occupé à observer les lignes où les planches s’assemblaient à la perfection, les courbes délicates de la coque, le plancher qui ne montrait aucun signe d’humidité ni de saleté. (…) Un mouvement soudain les écarta du quai, la rame de Casati plongea dans l’eau, et ils étaient partis.(…) Impossible de déceler une variation du rythme, ni le moindre à-coup au moment où la poussée de la rame changeait de force ; c’était un seul et unique mouvement vers l’avant, tel un oiseau montant en flèche dans des courants d’air ascensionnels, ou une paire de skis dévalant une pente. C’était un wiiiiii ou un shhhhh aussi difficiles à décrire qu’à entendre, même au milieu du silence de la lagune.(…) Voyant l’équilibre parfait de son mouvement, d’avant en arrière, les mains maîtrisant aisément la rame, Brunetti se dit qu’aucun homme de son âge, ou même plus jeune, ne pourrait ramer comme Casati le faisait, parce qu’il gâcherait la beauté du geste en voulant épater la galerie. Les gouttes tombant du plat de la rame frappaient la surface presque imperceptiblement, avant qu’elle ne plonge dans l’eau et ne revienne en arrière. Son père ramait ainsi en son temps.

   C’était la perfection même. Brunetti songea que c’était aussi beau qu’un magnifique tableau, ou qu’une voix merveilleuse. Il se retourna vers l’avant et regarda sur la droite au moment où ils empruntèrent un canal apparemment plus large.

    « C’est juste là », annonça Casati dans son dos.(…) 

   Casati se dirigea vers la villa, suivi du commissaire. L’homme ouvrit la porte, ce qui exhorta Brunetti à lui demander : « Vous ne fermez pas à clef? »

   Casati le regarda comme s’il lui avait parlé dans une tout autre langue que le vénitien, puis répondit : « Non, non, pas ici.

  • Comme quand j’étais petit », dit Brunetti, en espérant avoir donné la réplique appropriée.

   Ce fut apparemment le cas, car Casati sourit. « Entrez, signore. »

   Le tour de la maison dura environ un quart d’heure. Casati commença par le rez-de-chaussée où un escalier central menait à l’étage supérieur. Dans un vaste salon, situé au premier, se trouvaient des fauteuils dépareillés, dont le seul point commun avec le canapé était d’avoir l’air confortable, malgré l’usure ; la bibliothèque – Brunetti eut un soupir de soulagement à sa vue – comportait quatre murs couverts de livres. (…) Dans l’énorme cuisine, qui occupait la partie arrière du bâtiment, le sol en tomettes semblait d’origine et les six portes-fenêtres donnaient sur un jardin ceint d’un mur.

   Au milieu du jardin s’étalait un océan de fleurs – uniquement des fleurs – , qui poussaient librement et sans ordre apparent de variété, de couleur ou de taille. Brunetti reconnut les roses, les soucis et les zinnias et vit d’autres catégories de fleurs qui lui semblaient familières, mais dont il ignorait le nom. Le mur arrière était couvert de plantes grimpantes : des concombres et des potirons, visiblement, ainsi que quelques arbres fruitiers disposés en espalier. Les arbres qu’il avait vus depuis l’eau se trouvaient près du mur de droite et en face d’eux s’étendait une longue rangée de boîtes colorées, posées sur des supports à hauteur de la taille. Une plate-bande tout aussi longue de romarin et de lavande courait sur le côté gauche. C’était une débauche de teintes et de formes, se déployant selon son bon plaisir et pourtant, le tout composait un ensemble étrangement gracieux.

    Casati appela Brunetti depuis le devant de la maison et le commissaire suivit sa voix.           « Je vais vous montrer votre chambre », l’informa-t-il, je suis désolé que vous ne soyez pas plus près de la salle de bains, mais cette chambre donne sur le jardin.

  • C’est parfait », dit Brunetti en embrassant les lieux du regard. Il aimait les pièces carrées, qui répondaient à son penchant pour l’harmonie. (…)

   Curieux de découvrir la vue, Brunetti alla jeter un coup d’œil. En s’approchant, il sentit la lumière inonder ses pieds et réchauffer ses chevilles nues. Voilà le canal, songea-t-il, et juste de l’autre côté se trouve Cavallino-Treporti.

   Il se tourna vers Casati et répéta : « C’est parfait. Merci. (…) Je vous remercie d’être venu me chercher et d’avoir porté ma valise ». Sans lui laisser le temps de parler, Brunetti ajouta :  » Et de ramer avec autant d’élégance. »

Donna LEONE, Les disparus de la lagune

 

Au fil des mots (29) : « russe »

    Au coin de la rue aux Pois, je l’arrêtai sous mes fenêtres.

       » Monsieur Tchaïkovski, j’habite ici. N’est-ce pas un bel immeuble? La rue est pourvue d’un éclairage électrique – le seul qui existe à Saint-Pétersbourg.

  • En Amérique, tout marche à l’électricité, l’éclairage des maisons comme celui des rues. Il suffit de tourner un bouton. J’ai fait rire mes hôtes en leur demandant une bougie.
  • Malheureusement, un étage entier est trop grand pour moi. Treize fenêtres en façade, je ne sais combien de pièces !
  •  Savez-vous ce que signifie pour nous le chiffre 13?
  • En France, il porte malheur.
  • C’est pire en Russie. Le chiffre 13 détruit. Chiffre du diable en personne !
  • Le diable se loge bien ! m’exclamais-je. Il s’est payé une cariatide de chaque côté de la porte, des frontons arrondis au-dessus des fenêtres de l’étage noble, quatre putti italiens sur chacune des façades, des bow-windows à l’angle, une belle couleur jaune sur le tout. »

   Tchaïkovski soupira.

    « Pourquoi est-il si difficile de se loger à Saint-Pétersbourg? J’aimerais tant moi aussi dénicher quelque chose…

  • Eh bien! dis-je, je vous cède volontiers cet appartement.
  • Il n’en est pas question.
  • Vous seriez à égale distance de la salle de la Philharmonie et du théâtre Mariinski. Toutes les répétitions, vous pourriez y aller à pied.
  • Votre générosité me touche, mais…
  • Le propriétaire m’a laissé un demi-queue Becker. Pas un Bechstein, comme je vous l’ai dit tout à l’heure. Un Becker, votre marque préférée. 
  • Vous jouez du piano?
  • Après avoir entendu vos Nuits blanches sous les doigts de votre neveu, je n’oserais plus m’asseoir au clavier… Quelle pitié, si ce magnifique instrument restait inutilisé… (…)
  • De toute façon, le loyer doit être très élevé.
  • Mille roubles par mois.
  • Vous voyez. Je n’ai pas les moyens… en ce moment », dit-il en rougissant.

   Il releva la tête, aperçut le numéro de l’immeuble, tressaillit.

    « 13! Vous habitez au 13 ! Trop de 13, décidément. Ce serait de mauvais augure pour moi ». (…) 

    Effrayé de le voir retomber dans ses pressentiments funèbres, je lui indiquai les vingt-trois fenêtres en face de mon immeuble.

    « Savez-vous qui possède cet hôtel? Un vieux chameau, la femme qui passe pour la plus méchante de Saint-Pétersbourg. Ornement de la cour de Nicolas Ier, elle a presque cent ans mais toujours une langue de vipère.

  • La comtesse Golitsine? s’écria-t-il avec une vivacité imprévue.
  • Elle-même », confirmais-je, croyant l’amuser et l’attirer par ce piquant voisinage.

   Piotr Illich avait soudain pâli. Rougir et pâlir tout à tour, je n’ai jamais vu un homme se décolorer si vite pour un mot, puis s’abandonner, l’instant d’après, au flot de sang inondant ses joues.

  • « La comtesse Golitsine? reprit-il à mi-voix. Je ne savais pas qu’elle habitait ici. Elle a mené la cabale contre un de mes opéras, cette malheureuse Enchanteresse, qui n’enchanta personne. Ce fut un épouvantable fiasco, suite aux manoeuvres de cette peste.
  • Eh bien ! votre gloire est aujourd’hui si bien établie qu’elle doit se mordre ce de ce qui lui reste de peau sur les doigts. Elle se taira désormais, sous peine d’être ridicule.
  • N’en croyez rien. Car entre-temps, je me suis vengé, et comment! On a dit que le modèle de la Dame de pique était Mme von Meck. Calomnie. Je garde une trop grande reconnaissance à Nadejda, pour me permettre de critiquer les motifs qui l’ont décidée  un jour à me retirer ses bienfaits. Le modèle de la Dame de pique n’est autre que la comtesse Golitsine. Elle s’est d’ailleurs reconnue.
  • Vous êtes donc quittes », dis-je en riant.

   Il secoua la tête

    « C’est la guerre entre nous. Planter ma tente devant son hôtel serait une folie. Elle s’acharnerait contre moi, elle ne me laisserait pas de répit. Et souvenez-vous-en, c’est la Dame de pique qui gagne. Elle a détruit Hermann, elle me détruirait à mon tour. (…) Merci encore de votre offre, monsieur. Si j’avais le choix, j’habiterais le quartier de mon ancien camarade d’études et ami Fiodor Ignatievitch Stravinski… Canal Krioukov, à proximité de cette famille. Ah ! voilà mon vrai, mon seul foyer… Je n’ai pas menti à Anatole : sans le désir de contenter ces quatre diablotins qui me l’avaient réclamé en cadeau de Noël, je n’aurais jamais écrit Casse-Noisette… La mère aussi, je l’aime beaucoup… À la première occasion, je vous emmène dîner là-bas… (…)

   Nous nous séparâmes à l’angle de la Perspective. Piotr Illich me parut si revigoré que j’estimai inutile de l’accompagner plus loin.

Dominique FERNANDEZ, Tribunal d’honneur

 

Au fil des mots (28) : « femme »

Caffè

    Je n’ai pas envie de rentrer aussitôt. Je me sens légère. Sans enfant, sans sac à langer, sans poussette.(…) Je me sens libre. Il fait beau.

    J’ai envie d’aller boire un verre, en terrasse. De fumer une clope. De laisser le soleil me caresser la peau.

    Mais je ne fume pas et la seule terrasse que j’aperçois est celle du PMU du coin. Tout de suite, ça fait moins rêver.

    Je vais m’asseoir sur un banc, prendre un peu de vitamine D en jouant au lézard, puis je retournerai à ma course du quotidien.

    En Italie, il y a toujours quelqu’un pour prendre un café. J’ai grandi dans un village de 800 habitants, et peu importe l’heure, le jour ou la saison, il y a toujours une personne assise au bar.

    Le bar, c’est une institution. C’est là, en plein milieu, comme l’église, pour soigner les plaies, s’écouter, s’entendre, s’aider. La véritable signification de « Viens, on prend un café », on la connaît. On le sait, dès le début, que ce n’est qu’un prétexte, qu’une excuse pudique pour signifier : « Viens, je t’écoute, dis-moi ce qui ne va pas. Bois, ça va aller. Regarde, c’est chaud et réconfortant, et ça te donne de la force. »

    Personne n’a l’air de le savoir ici, pourquoi? J’aimerais trouver, là, à la terrasse d’un bar familier, un vieillard, une tante, un cousin éloigné, un ami. J’aimerais trouver quelqu’un qui me dirait : »Hé, Annarè, viens, assieds-toi. Prends un café, c’est pour moi. Comment tu vas? » Alors je répondrais que ça ne va pas, que je suis perdue, que j’ai peur. Je répondrais que ça m’aiderait qu’on me donne les clés, la combinaison mathématique pour aller mieux, pour comprendre, pour pardonner, pour avancer sans plus jamais regarder en arrière.

    Mais il n’y a personne. Ils ne sont pas là. Je ne vois que des inconnus, des visages fermés. Personne ne m’appelle plus jamais « Annarè ». Je suis « Anna' », avec l’accent tonique pas à la bonne place.

    Je suis Anna, une inconnue, une femme parmi tant d’autres. Seule, assise sur un banc. À espérer je ne sais quoi. À prier je ne sais qui.

Serena GIULIANO, Ciao Bella

 

Depuis 28 jours que je vous propose un texte chaque soir, je n’avais pas l’habitude de commenter mon choix. Je vais déroger à cette règle.

J’ai acheté ce petit livre hier après-midi sur un coup de cœur impulsif, séduite par le résumé apéritif, ça parle d’Italie… J’en ai entrepris la lecture la nuit dernière, insomnie oblige. J’en suis au premier tiers et je me dis que l’auteure (désolée, je déteste « autrice ») nous livre un texte certes léger et simple sous la forme d’un journal tenu épisodiquement du 6 août 2010 au 31 mars 2018, mais en abordant des sujets lourds qui font le quotidien des femmes. C’est léger, oui, c’est pétillant, c’est parfois très amusant, c’est moderne dans l’expression proche de la langue parlée. Mais quels traumatismes, elle se traîne aux basques, Annarè ! Comme nous toutes.

Chaque petit texte a un titre en italien, c’est délicieux. Je les savoure comme des bonbons. Annarè y parle de la nonna adorée, de la nourriture, du pays natal, de la difficile intégration dans la société française, de l’amitié, de la maternité, des enfants, du travail féminin dévalorisé ; mais aussi du machisme violent et criminel de l’homme napolitain qu’est son père, qui la hante rétrospectivement et la détruit à petit feu dans sa vie de femme malgré un compagnon tellement empathique.

Oui, ce petit livre n’a l’air de rien mais sans trop y toucher, il questionne, il témoigne, il bouleverse. Il est léger comme une plume mais violent comme les coups.

Bref, terriblement italien. C’est une grappa odorante qui vous séduit d’abord le nez puis vous arrache la gorge et vous fait venir les larmes aux yeux.

Un caffè al bar ! En ces temps où les cafés et restaurants sont toujours inaccessibles, on se rend compte combien ils sont indispensables dans le tissage humain et le maintien des liens sociaux qui nous manquent tellement pour l’instant, et notamment à ceux qui vivent seuls.

 

Au fil des mots (27) : « destin »

Petit bandit corse

   « Achille, dépêche-toi, viens m’aider! » Je suis arrivé en rechignant. Je n’aimais pas seconder ma mère dans son service, quand elle avait son tablier blanc, mais ce jour-là, je m’en souviendrai toujours, a été le plus important de ma vie, la fin de mon enfance. Elle savait ce qu’elle faisait, en criant  un peu trop fort : « Achille ! Achille! » (…)

    C’est parce que je portais ce prénom et que j’étais « grec » – en réalité je me sentais surtout corse, ça me plaisait quand j’entendais dire « un vrai petit bandit corse » – que M. Reinach, comme je le nommais alors sans me douter qu’un jour je pourrais l’appeler par son prénom, m’avait choisi. Sans ma mère, qui disait « l’occasion n’a qu’un cheveu », en relevant son chignon, je n’aurais jamais su saisir cette chance. (…)

    Ma mère habitait une chambre au premier étage de la maison des domestiques qui dépendait de la villa Eiffel, avec vue sur la pointe des Fourmis. J’avais la petite chambre voisine, nos deux fenêtres étaient côte à côte, et je laissais la mienne ouverte le plus souvent possible. Aujourd’hui j’ai encore du mal à m’endormir si je n’entends pas le bruit des vagues. (…) De nos jours, cette petite maison où logeaient aussi les jardiniers serait la plus cotée, on peut directement descendre se baigner entre les rochers bleus, mais, à l’époque où la famille Eiffel s’était installée, la maison de maître était au centre du grand jardin. Il n’aurait pas été élégant de construire au bord de l’eau.

    Dans ce qui était presque un parc, Eiffel avait installé des pluviomètres, des baromètres, des thermomètres, un sismographe, un héliographe Campbell et un anémomètre Robinson, dissimulés derrière de fausses arcades romaines et des vases Médicis. Pour moi, c’étaient des jouets avec des aiguilles et des chiffres. Ses fabriques de jardin étaient « scientifiques ». M. Eiffel relevait lui-même ses appareils, et comparait les résultats avec d’autres stations climatiques de son invention, qui se trouvaient je crois à Bordeaux et à Meudon… Brandissant ses feuilles de papier millimétré, il prouvait à tout son personnel ce que tous ici savaient : Beaulieu bénéficie d’un micro-climat favorable. Moyennant un bon régime on y finissait centenaire sans trop de difficultés. Quand je l’ai connu, il ne montait plus vraiment à cheval, comme il l’avait fait durant des années, mais continuait à afficher son amour du sport en organisant des tournois d’escrime dont on parlait dans Le Petit Niçois et que ses amis suivaient avec passion, allongés sur des « transalantiques » à rayures bleues et blanches. J’aimais aussi beaucoup son bateau, L’Aïda, avec lequel il nous emmenait tous, sans trompettes ni tambours, maître et maisonnée, faire des pique-niques dans les environs. Tout l’équipage entonnait, bouches fermées, la grande marche triomphale de l’opéra de Verdi.

    Ma mère avait peu à peu réussi à se faire admettre aux cuisines et elle en avait vite pris le gouvernail : elle en imposait, elle savait diriger, elle aimait la variété, elle inventait des recettes qui ne ressemblaient pas à celles de Paris. Son régime de produits frais plaisait à M. Eiffel, à qui son médecin avait déconseillé les sauces, les graisses, les préparations lourdes. Grâce à ma mère, il avait découvert le cédrat du cap Corse, dont il raffolait. (…) Ma mère en glissait des morceaux dans des poissons frais, péchés du jour : personne n’avait jamais goûté cela! Sauf peut-être Alexandre le Grand – dit un jour M. Reinach – quand  il est arrivé, avec son armée, en vue des contreforts de l’Himalaya : « Le cédrat de Mme Leccia, c’est plus rare que le caviar de la Caspienne! » Ma mère ne rougissait pas, elle savait que c’était vrai.

    Les murs de nos chambres étaient blanchis à la chaux, comme dans les monastères du nord de la Grèce que j’ai visités quelques années plus tard. L’intérieur de la villa Eiffel, en comparaison, me semblait un vrai palais : lustres de Venise, tapisseries des Flandres, bahuts gothiques, tapis de Smyrne, tables Henri II croulant sous les services de Sèvres, des fleurs partout débordant de vasques de porphyre, des plafonds à caissons et des boiseries comme dans un manoir anglais. Sur une commode tombeau paradait un bon gros cartel en écaille Boulle qui me fascinait, les nappes étaient brodées, amidonnées, les serviettes pliées avec art, rien n’évoquait une résidence balnéaire, rien ne disait non plus qu’on était chez le génial créateur de la tour Eiffel. Ma mère s’était rendue indispensable, moi je faisais mon éducation ; j’allais au petit lycée de Nice, une carriole attelée payée par M. Eiffel transportait tous les matins les enfants du village… Je n’avais pas encore ma bicyclette, je ne rêvais que de ça et d’une canne à pêche que j’avais vue dans une vitrine à Villefranche. J’étais entré un jour, avec mon porte-monnaie à la main, le vendeur a bien ri quand il a compris que j’avais pris la longueur, affichée à côté du plus beau modèle, pour le prix. Ma passion, sinon, depuis l’âge de dix ans, c’étaient les soldats de plomb. M. Eiffel en avait de très beaux, il me laissait ouvrir les boîtes et les installer sur la table de la salle à manger quand il n’y avait pas d’invité, il m’en avait acheté aussi. (…) Ma mère était fière qu’on me laisse jouer dans le salon, elle y passait sans raison, avec un plateau d’argent à la main, je faisais mine de ne pas la voir.

    Nous nous appelons Leccia, comme beaucoup de Corses, le nom de jeune fille de maman était Stephanopoli, elle ne l’avait pas oublié. Ce fameux jour, à la fin du déjeuner, dans le parc de la maison des Eiffel, ma mère a donc eu l’idée de crier mon prénom par-dessus la haie. Elle avait une jolie voix. M. Reinach a relevé la tête : « Il y a ici quelqu’un qui s’appelle Achille? »

Adrien GOETZ, Villa Kérylos