Vous rêvez de haute-couture? Bonne lecture!
Défilé
Paris, automne 2015
J’ai l’impression de vivre dans un théâtre de marionnettes. Je suis invitée à un défilé de mode. Au premier rang sont alignées des actrices célèbres lunettées de noir alors que règne l’obscurité. Elles ne doivent pas être assez payées pour sourire. L’une, dont la crinière noire ébouriffe toujours les photos, a trois longs cheveux, un de chaque côté, et un autre derrière. Une autre est habillée comme le Petit Chaperon rouge, grasse comme si elle avait dévoré le loup. Une troisième n’en a que pour son caniche, glissé dans son manteau de fourrure, sa poitrine est si exposée qu’on croirait qu’elle va lui donner le sein. Une autre encore, je sais que c’est mal de le penser, est le sosie d’une guenon. Au bout du rang, une influenceuse en chef de la beauté aurait bien besoin d’une douche. Leurs chaussures me fascinent : des sandales peu raccord avec la météo, des chaussures de ski à talons aiguilles, des mocassins de bénédictines. La plupart souffrent de n’avoir pas mangé depuis plusieurs jours, la seule action sensée serait de leur donner un sandwich. Elles sont toutes défraîchies, malgré leurs vêtements neufs, on dirait qu’elles sortent du bal du dernier volume de La Recherche du temps perdu. Leurs yeux sont rivés sur leur téléphone. Elles font très bien semblant de s’ennuyer. On hésite : sont-elles empaillées ou évadées du musée Grévin? Seule Catherine Ringer, la chanteuse des Rita Mitsouko, a l’air vivante avec son chignon gris et sa robe paysanne roumaine. Et moi, vêtue d’un vieux manteau, je me sens saine comme Heidi sur sa montagne.
Le show commence, les portables se lèvent, toutes regardent le défilé par le biais de ce filtre. La plupart des mannequins sont couvertes de boutons mal dissimulés par un emplâtre de fond de teint luisant, leurs sourcils sont brossés à l’envers, j’ai peur que leurs jambes immenses et tordues ne s’emmêlent jusqu’à les précipiter par terre sur le podium. Elles ne ont pas belles, elles sont maigres. Pourquoi ne sont-elles pas à l’école, certaines n’ont même pas l’âge du brevet. Mais les robes sont somptueuses, je suis éblouie, emportée par mon enthousiasme, j’applaudis à tout rompre, comme mes fils à la fin du cirque. Ma voisine me regarde avec mépris, décale ses fesses de dix bons centimètres pour créer une ligne Maginot entre nous, histoire de bien montrer qu’elle ne connaît pas la plouc que je suis. Ici, les femmes applaudissent comme des petits vieux en fin de vie, du bout de la main où est blotti le dernier iPhone; c’est pratique et grotesque.
Puis tout le monde se chuchote que c’était très moche avant d’aller féliciter chaudement le couturier selon un rituel organisé. « Surtout ne pas lui tendre la main, il ne supporte pas qu’on le touche. Et ne lui dis pas que c’était magnifique, il déteste, dis-lui que c’était moderne », me glisse l’amie initiée retrouvée dans la file d’attente vers la coulisse. Le maître a des cheveux d’une drôle de couleur, assurément pas d’origine, un sourire figé sur une bouche de cent vingt-deux dents blanches, presque transparentes, et il est habillé en majorette.
Je pense à mon frère, tout à coup, mon roi nu me semble plus vivant que tous ces visages dépourvus de rides, et ses amis au regard effacé plus sensés que cette assemblée de fausses-semblantes. Qui est mort, qui a tort? Ces gens ne savent même pas qu’ils ont perdu la raison.
Olivia de LAMBERTERIE, Avec toutes mes sympathies