Une salade de fruits, de légumes et de fleurs en peinture ? Bonne découverte!
Quelques minutes plus tard, confortablement installé sur un canapé à l’antique, Rodolphe et la duchesse partageaient une salade de fruits de saison copieusement arrosée de liqueur de prune. La pièce, un petit salon où l’empereur conservait près de lui quelques-uns de ses tableaux favoris, était propice aux confidences et aux tendres aveux. Au grand soulagement de l’empereur, Margaret avait repris meilleure mine. Un sourire timide commençait à éclairer son visage. Rodolphe ne désespérait pas de le voir se muer bientôt en franche gaieté. En présence de cette belle femme et dans la solitude de sa compagnie, il ne songeait plus à sa propre mélancolie. Il souhait éviter maintenant qu’elle ne l’encombrât de la sienne. Il avait oublié sa délectation morose au pied de la fontaine tout autant que l’irritation d’en avoir été distrait. À présent il ne pensait plus qu’au plaisir. La liqueur de prune n’était sans doute pas étrangère à l’euphorie nouvelle qui s’emparait de lui.
- Savez-vous qui était Vertumme, madame? lança-t-il soudain avec une pointe de malice dans l’œil.
- Aucunement, sire, et je m’en réjouis car Votre Majesté peut ainsi me l’apprendre, répondit la duchesse en mordant dans une tranche de pomme.
Lady Margaret, en son for intérieur, se sentait soulagée de la brusque métamorphose de Rodolphe. Cela lui économiserait la peine d’inventer un mensonge en plus au sujet de son soi-disant chagrin. Elle se fichait évidemment de Vertumme comme de sa première paire de bas.
L’empereur se leva, s’approchant d’un petit rideau qui pendait au mur. Le regard passionnément intéressé que lui lança la duchesse ouvrit les vannes de son lyrisme.
- Ancien dieu des Étrusques adopté par les Romains, Vertumme veillait à l’éclosion des fleurs et présidait à la maturation des fruits. les jardins étaient son empire. À son ordre souverain obéissait la nature tout entière afin que la pomme rubiconde, la carotte au nez pointu, le poireau à barbiche, le navet potelé rejoignent à foison la cerise délicate, la timide framboise et toutes ces splendeurs qui enchantent le goût en une intarissable et prodigieuse corne d’abondance…
Le prince s’interrompit pour reprendre son souffle poétique devant une Margaret éberluée par cette soudaine avalanche potagère aussi incongrue qu’inopinée. Rodolphe dut se sentir brusquement en panne d’inspiration car il se contenta de tendre la main vers le rideau en achevant ainsi son discours :
- Ce dieu, madame, le voici, s’offrant à vos regards dans son humble splendeur…
Le rideau avait glissé sur sa tringle, dévoilant à lady Dorchester la plus singulière peinture qu’elle eût jamais contemplée. C’était, à n’en pas douter, un portrait d’homme en buste mais où l’humaine nature était entièrement traitée sous la forme d’un étonnant assemblage de fruits, de fleurs et de légumes. En dépit du caractère grotesque de cette image, il s’en dégageait une troublante majesté qui forçait à la retenue au moment même où l’on aurait pu en rire. En s’approchant du tableau pour mieux en déchiffrer le mystère, Margaret se félicita de n’avoir point ri. Elle venait de découvrir une ressemblance extraordinaire entre le personnage légumier et l’empereur lui-même. Celui-ci se tenait d’ailleurs à côté de la toile, bombant le torse, fronçant les sourcils et pointant le menton à la manière de son image peinte. C’était sans doute la première fois dans l’histoire de la peinture que le modèle s’efforçait de ressembler à son portrait.
- Ce chef-d’oeuvre est de mon cher ami Arcimboldo. Qu’en dites-vous, madame? demanda Rodolphe avec un ravissement presque enfantin dans la voix.
- Sémélé contemplant Jupiter dans toute sa gloire ne fut pas davantage éblouie que je le suis moi-même, sire, répondit Margaret tout en tournant vers l’empereur un regard savamment chaviré. Vit-on jamais divinité plus aimable que Votre Majesté? ajouta-t-elle à mi-voix.
La mine plus réjouie encore que sur le tableau, Rodolphe tourna vers elle la grosse poire de son nez et ses paupières en forme de cosse de petits pois se plissèrent dans un sourire. Tout en s’avançant vers lui, Margaret se dit qu’il n’y avait plus qu’à faire sa récolte.
Thierry BOURCY, François-Henri SOULIÉ, Le Songe de l’astronome
- Arcimboldo, Rodolphe II de Habsbourg