Au fil des mots (20): « consul »

Enquête piano    

    Depuis qu’il s’était attelé à l’affaire du meurtre de la marina, Aurel était imperméable à toute autre émotion. Mais son aptitude à la rêverie, comme un muscle exercé par le sport, donnait une grande force à ses évocations de Jacques Mayères et du petit monde qui commençait à apparaître autour de lui. (…)

    Il alla chercher une bouteille de tokay et en but presque la moitié d’un coup. Puis il se mit au piano, toujours face au portrait de Mayères. Il se laissait guider par son inspiration et s’étonnait de voir sortir du clavier des mélodies de Satie. Dans le chaos un peu douloureux des Gymnopédies, le visage de Mayères se dépouilla. Éclairés par la seule lumière des bougies, les rides s’effaçaient, les cheveux reprenaient de l’épaisseur… Il avait vingt ans. C’était un gamin écrasé par un père autoritaire, un petit dernier auquel on n’avait pas réservé beaucoup d’attention. Un soir, dans un bal, il rencontre une fille un peu plus âgée que lui. Elle est enfant unique, ses parents ont dû la choyer. Et ensuite… Aurel fixait le portrait et son esprit l’entraînait loin. (…)

      Il ne voyait pas le temps passer pendant que son esprit s’évadait ainsi. La matinée était déjà avancée quand il se réveilla, couché en slip dans le canapé à côté du piano. Deux bouteille de tokay jonchaient le sol. Il avala un comprimé pour le mal de tête. Puis il alla se faire un café et fila au consulat. Il avait promis à la sœur de Mayères d’aller la chercher à l’aéroport.(…)

     La route longeait des villas blanches flambant neuves qui témoignaient de l’extension récente de la ville. Les nouveaux riches faisaient preuve d’un goût architectural calamiteux. Des frontons et des colonnades fleurissaient partout mais hors de propos, plaqués sur des façades modernes. Le soleil écrasait cela et la proximité de la mer rendait le paysage assez beau, malgré tout. Mais Aurel ne parvenait pas à l’apprécier. L’absence de nuages, la violence de la lumière, l’étrangeté de la végétation provoquaient en lui une irrépressible tristesse. Pour se protéger, il chercha dans sa poche ses lunettes de glacier et les chaussa avec fébrilité. (…) 

     L’aérogare était vétuste et la circulation des passagers extrêmement confuse. Des grappes de gens se coagulaient devant toutes les portes, obstruaient les couloirs en encombraient le hall avec les bagages. Aurel était habitué à la foule. Il avait été élevé dans un pays désorganisé où il fallait faire la queue à tout propos. Ce qui était difficile pour lui, c’était de conserver dignité et volonté dans de telles ambiances. Son premier réflexe dans la foule était de retrouver la soumission et la passivité que le monde communiste exigeait de ses sujets. Or, à présent, il devait garder l’initiative, fendre la multitude, jouer des coudes, se faire reconnaître des autorités. Pour vaincre son inhibition, il jugea préférable de garder ses lunettes. C’est dans une obscurité presque totale qu’il se mit à se frayer un chemin, poussant les femmes, heurtant les valises, bousculant les enfants. Il entendit autour de lui des cris et des injures. Néanmoins, l’audace de cet aveugle aux yeux bouchés par des lunettes noires, lancé à pleine vitesse dans la foule, suscitait l’étonnement si bien que tout le monde s’écartait et qu’il parvenait à avancer.

    Il réussit à atteindre la porte d’arrivée des passagers du vol de Paris. Un planton guinéen empêchait le passage. Il lui fourra sa carte diplomatique sous le nez et put entrer dans la zone réservée aux voyageurs.(…)

  • Madame Mayères, je suppose?

    Elle n’avait aucune idée de ce à quoi ressemblait Aurel. Un instant, elle dévisagea avec stupeur ce petit homme sanglé dans un imperméable et qui portait sur le nez des lunettes d’alpiniste.

  • Je suis Aurel Timescu, consul de France, brailla-t-il pour couvrir le bruit de la foule.

    Il lui tendit une carte de viste. Puis il ôta ses lunettes et découvrit deux petits yeux timides qui la furent rire. (…)

  • Vous êtes déjà venue à Conakry?
  • Jamais. À vrai dire, je ne connais pas l’Afrique.

    Aurel faillit dire : « Moi non plus. »

  • J’ai réservé une chambre au Radisson par Internet. Vous connaissez?
  • Bien sûr, c’est un des plus grands hôtels de la ville. Nous allons vous y conduire. Vous pourrez déposer votre valise et vous rafraîchir.(…)

    Le bâtiment construit tout en verre et d’une architecture très moderne était assez dépouillé ; les grands volumes du hall étaient meublés par de gigantesques lustres d’assez belle allure. Le rez-de-chaussée était au niveau de la mer. Un piano à queue trônait au milieu du hall. Aurel ne put s’empêcher de s’en approcher. Il souleva timidement le couvercle du clavier et debout, le bras tendu, frappa quelques notes. Un serveur vint lui demander ce qu’il désirait boire et, au passage, l’encouragea à jouer s’il en avait envie.

    Aurel commanda un verre de vin blanc et s’assit du bout des fesses sur le tabouret tapissé de rouge. Il commença à jouer très doucement un morceau de Schumann. Le serveur, en posant le verre sur le piano, lui fit de nouveau un signe encourageant. Comme celle qu’il attendait prenait son temps dans sa chambre, sans doute pour téléphoner, Aurel se laissa emporter peu à peu par la musique. Ce piano était décidément un instrument magnifique. Il rendait dans les graves des sons sublimes. C’est pour aller dans ces octaves qu’il passa à une pièces de Chostakovitch. Elle n’était guère compatible avec la discrétion et la douceur. Pour donner à cette mélodie chaotique l’ampleur qu’elle méritait, Aurel en vint à frapper les touches avec vigueur. Des employés se penchèrent à la rambarde des étages supérieurs qui ouvraient sur le hall. Des marmitons pointaient le nez à la porte de la  cuisine. Un groupe de touristes qui bronzaient près de la piscine à l’extérieur vinrent voir, intrigués, ce qui se passait dans le grand salon. Aurel se rendit vaguement compte qu’on l’observait et retrouva ses vieux réflexes de pianiste de bar. Il se mit à jouer une salsa du Buen Vista Social Club, répondant aux sourires par de petits cris.

Tout à coup, il sentit une main sur son épaule.

  • Monsieur le Consul…

    Jocelyne Mayères. Il se leva d’un bond et fit claquer le couvercle du clavier

  • Excusez-moi! dit-il en regardant autour de lui avec épouvante.

Jean-Christophe RUFIN, Le suspendu de Conakry, Les énigmes d’Aurel le Consul.

Un personnage hors du commun : quel homme, quelle destinée, quelle inspiration, quelle plume! C’est un héros des temps modernes. Je n’ai pas encore découvert toute son œuvre littéraire et cela me ravit, il me reste des trésors, je jubile!

Les énigmes d’Aurel le Consul ont un deuxième opus et je m’en réjouis!  Ce personnage Mitteleuropa border-line, pas frais, qui fume et qui boit, à des années-lumière du politiquement correct du Quai d’Orsay, c’est jouissif!

Et le reste de son œuvre… j’ai lu « Immortelle randonnée » et « Le Tour du monde du roi Zibeline », des merveilles! Prix Goncourt avec « Rouge baiser ». Et qu’il soit Académicien français au fauteuil d’Henri Troyat me comble d’aise!  Qu’il soit l’ami de Sylvain Teysson, bravo!  Et « Le Collier rouge » (dont on vient de repasser le film), c’est lui!

Partez à sa rencontre, vous ne le regretterez pas.

Sa biographie hallucinante : https://fr.wikipedia.org/wiki/Jean-Christophe_Rufin

Bref, je suis totale fan!