Au fil des mots (30): « retraite »

À Sant’Erasmo

    Après de sobres adieux, Brunetti quitta Paola, prit le numéro 1 de San Silvestro à Ca’ d’Oro et marcha jusqu’aux Fondamente Nuove, où il arriva à temps pour le bateau de 10h25. Comme c’était le milieu de la semaine, il n’y avait pas grand monde sur l’énorme numéro 13, et, même si l’on était en juillet, il identifia peu de touristes parmi les passagers. (…) Il avait appelé le numéro de Davide Casati, que Paola lui avait donné, et prévenu l’homme qu’il descendrait à l’arrêt Capannone à 10h53. Il supposa que le grognement qu’il entendit en guise d’accusé de réception incluait la promesse qu’il serait là pour l’accueillir. (…)

    « Signor Brunetti? » demanda une voix. Le commissaire se tourna et vit un homme à la solide carrure, portant une chemise d’un bleu décoloré et un pantalon en velours côtelé marron, élimé aux genoux. Ses yeux bleu clair ressortaient dans son visage tavelé par le soleil. (…)

    « Davide Casati », dit l’homme du même ton bourru qu’au téléphone. (…)

   Brunetti se hâta derrière Casati qui se dirigeait vers une corde attachée à un des pieux. Lorsqu’il le rattrapa, Brunetti regarda le canal où il vit flotter un mètre plus bas un puparìn, dont le bois étincelait au soleil. Proche parent de la gondole, le puparìn était la barque d’aviron préférée de Brunetti, nerveuse et légère dans l’eau ; il n’en avait jamais vu un aussi joli que celui-ci. Même le banc de nage brillait à la lumière, comme si Casatti l’avait rapidement briqué avant de quitter le bateau. (…) Il ne put s’empêcher de s’écrier : « Mon Dieu, quelle belle barque! » et de passer sa main droite sur le bord, se délectant de ce contact doux et frais. Il se tourna vers Casati et lui demanda : « Qui l’a fabriquée?

  • C’est moi, il y a bien longtemps. »

   Brunetti ne réagit pas tout de suite, trop occupé à observer les lignes où les planches s’assemblaient à la perfection, les courbes délicates de la coque, le plancher qui ne montrait aucun signe d’humidité ni de saleté. (…) Un mouvement soudain les écarta du quai, la rame de Casati plongea dans l’eau, et ils étaient partis.(…) Impossible de déceler une variation du rythme, ni le moindre à-coup au moment où la poussée de la rame changeait de force ; c’était un seul et unique mouvement vers l’avant, tel un oiseau montant en flèche dans des courants d’air ascensionnels, ou une paire de skis dévalant une pente. C’était un wiiiiii ou un shhhhh aussi difficiles à décrire qu’à entendre, même au milieu du silence de la lagune.(…) Voyant l’équilibre parfait de son mouvement, d’avant en arrière, les mains maîtrisant aisément la rame, Brunetti se dit qu’aucun homme de son âge, ou même plus jeune, ne pourrait ramer comme Casati le faisait, parce qu’il gâcherait la beauté du geste en voulant épater la galerie. Les gouttes tombant du plat de la rame frappaient la surface presque imperceptiblement, avant qu’elle ne plonge dans l’eau et ne revienne en arrière. Son père ramait ainsi en son temps.

   C’était la perfection même. Brunetti songea que c’était aussi beau qu’un magnifique tableau, ou qu’une voix merveilleuse. Il se retourna vers l’avant et regarda sur la droite au moment où ils empruntèrent un canal apparemment plus large.

    « C’est juste là », annonça Casati dans son dos.(…) 

   Casati se dirigea vers la villa, suivi du commissaire. L’homme ouvrit la porte, ce qui exhorta Brunetti à lui demander : « Vous ne fermez pas à clef? »

   Casati le regarda comme s’il lui avait parlé dans une tout autre langue que le vénitien, puis répondit : « Non, non, pas ici.

  • Comme quand j’étais petit », dit Brunetti, en espérant avoir donné la réplique appropriée.

   Ce fut apparemment le cas, car Casati sourit. « Entrez, signore. »

   Le tour de la maison dura environ un quart d’heure. Casati commença par le rez-de-chaussée où un escalier central menait à l’étage supérieur. Dans un vaste salon, situé au premier, se trouvaient des fauteuils dépareillés, dont le seul point commun avec le canapé était d’avoir l’air confortable, malgré l’usure ; la bibliothèque – Brunetti eut un soupir de soulagement à sa vue – comportait quatre murs couverts de livres. (…) Dans l’énorme cuisine, qui occupait la partie arrière du bâtiment, le sol en tomettes semblait d’origine et les six portes-fenêtres donnaient sur un jardin ceint d’un mur.

   Au milieu du jardin s’étalait un océan de fleurs – uniquement des fleurs – , qui poussaient librement et sans ordre apparent de variété, de couleur ou de taille. Brunetti reconnut les roses, les soucis et les zinnias et vit d’autres catégories de fleurs qui lui semblaient familières, mais dont il ignorait le nom. Le mur arrière était couvert de plantes grimpantes : des concombres et des potirons, visiblement, ainsi que quelques arbres fruitiers disposés en espalier. Les arbres qu’il avait vus depuis l’eau se trouvaient près du mur de droite et en face d’eux s’étendait une longue rangée de boîtes colorées, posées sur des supports à hauteur de la taille. Une plate-bande tout aussi longue de romarin et de lavande courait sur le côté gauche. C’était une débauche de teintes et de formes, se déployant selon son bon plaisir et pourtant, le tout composait un ensemble étrangement gracieux.

    Casati appela Brunetti depuis le devant de la maison et le commissaire suivit sa voix.           « Je vais vous montrer votre chambre », l’informa-t-il, je suis désolé que vous ne soyez pas plus près de la salle de bains, mais cette chambre donne sur le jardin.

  • C’est parfait », dit Brunetti en embrassant les lieux du regard. Il aimait les pièces carrées, qui répondaient à son penchant pour l’harmonie. (…)

   Curieux de découvrir la vue, Brunetti alla jeter un coup d’œil. En s’approchant, il sentit la lumière inonder ses pieds et réchauffer ses chevilles nues. Voilà le canal, songea-t-il, et juste de l’autre côté se trouve Cavallino-Treporti.

   Il se tourna vers Casati et répéta : « C’est parfait. Merci. (…) Je vous remercie d’être venu me chercher et d’avoir porté ma valise ». Sans lui laisser le temps de parler, Brunetti ajouta :  » Et de ramer avec autant d’élégance. »

Donna LEONE, Les disparus de la lagune