Au fil des mots (29) : « russe »

    Au coin de la rue aux Pois, je l’arrêtai sous mes fenêtres.

       » Monsieur Tchaïkovski, j’habite ici. N’est-ce pas un bel immeuble? La rue est pourvue d’un éclairage électrique – le seul qui existe à Saint-Pétersbourg.

  • En Amérique, tout marche à l’électricité, l’éclairage des maisons comme celui des rues. Il suffit de tourner un bouton. J’ai fait rire mes hôtes en leur demandant une bougie.
  • Malheureusement, un étage entier est trop grand pour moi. Treize fenêtres en façade, je ne sais combien de pièces !
  •  Savez-vous ce que signifie pour nous le chiffre 13?
  • En France, il porte malheur.
  • C’est pire en Russie. Le chiffre 13 détruit. Chiffre du diable en personne !
  • Le diable se loge bien ! m’exclamais-je. Il s’est payé une cariatide de chaque côté de la porte, des frontons arrondis au-dessus des fenêtres de l’étage noble, quatre putti italiens sur chacune des façades, des bow-windows à l’angle, une belle couleur jaune sur le tout. »

   Tchaïkovski soupira.

    « Pourquoi est-il si difficile de se loger à Saint-Pétersbourg? J’aimerais tant moi aussi dénicher quelque chose…

  • Eh bien! dis-je, je vous cède volontiers cet appartement.
  • Il n’en est pas question.
  • Vous seriez à égale distance de la salle de la Philharmonie et du théâtre Mariinski. Toutes les répétitions, vous pourriez y aller à pied.
  • Votre générosité me touche, mais…
  • Le propriétaire m’a laissé un demi-queue Becker. Pas un Bechstein, comme je vous l’ai dit tout à l’heure. Un Becker, votre marque préférée. 
  • Vous jouez du piano?
  • Après avoir entendu vos Nuits blanches sous les doigts de votre neveu, je n’oserais plus m’asseoir au clavier… Quelle pitié, si ce magnifique instrument restait inutilisé… (…)
  • De toute façon, le loyer doit être très élevé.
  • Mille roubles par mois.
  • Vous voyez. Je n’ai pas les moyens… en ce moment », dit-il en rougissant.

   Il releva la tête, aperçut le numéro de l’immeuble, tressaillit.

    « 13! Vous habitez au 13 ! Trop de 13, décidément. Ce serait de mauvais augure pour moi ». (…) 

    Effrayé de le voir retomber dans ses pressentiments funèbres, je lui indiquai les vingt-trois fenêtres en face de mon immeuble.

    « Savez-vous qui possède cet hôtel? Un vieux chameau, la femme qui passe pour la plus méchante de Saint-Pétersbourg. Ornement de la cour de Nicolas Ier, elle a presque cent ans mais toujours une langue de vipère.

  • La comtesse Golitsine? s’écria-t-il avec une vivacité imprévue.
  • Elle-même », confirmais-je, croyant l’amuser et l’attirer par ce piquant voisinage.

   Piotr Illich avait soudain pâli. Rougir et pâlir tout à tour, je n’ai jamais vu un homme se décolorer si vite pour un mot, puis s’abandonner, l’instant d’après, au flot de sang inondant ses joues.

  • « La comtesse Golitsine? reprit-il à mi-voix. Je ne savais pas qu’elle habitait ici. Elle a mené la cabale contre un de mes opéras, cette malheureuse Enchanteresse, qui n’enchanta personne. Ce fut un épouvantable fiasco, suite aux manoeuvres de cette peste.
  • Eh bien ! votre gloire est aujourd’hui si bien établie qu’elle doit se mordre ce de ce qui lui reste de peau sur les doigts. Elle se taira désormais, sous peine d’être ridicule.
  • N’en croyez rien. Car entre-temps, je me suis vengé, et comment! On a dit que le modèle de la Dame de pique était Mme von Meck. Calomnie. Je garde une trop grande reconnaissance à Nadejda, pour me permettre de critiquer les motifs qui l’ont décidée  un jour à me retirer ses bienfaits. Le modèle de la Dame de pique n’est autre que la comtesse Golitsine. Elle s’est d’ailleurs reconnue.
  • Vous êtes donc quittes », dis-je en riant.

   Il secoua la tête

    « C’est la guerre entre nous. Planter ma tente devant son hôtel serait une folie. Elle s’acharnerait contre moi, elle ne me laisserait pas de répit. Et souvenez-vous-en, c’est la Dame de pique qui gagne. Elle a détruit Hermann, elle me détruirait à mon tour. (…) Merci encore de votre offre, monsieur. Si j’avais le choix, j’habiterais le quartier de mon ancien camarade d’études et ami Fiodor Ignatievitch Stravinski… Canal Krioukov, à proximité de cette famille. Ah ! voilà mon vrai, mon seul foyer… Je n’ai pas menti à Anatole : sans le désir de contenter ces quatre diablotins qui me l’avaient réclamé en cadeau de Noël, je n’aurais jamais écrit Casse-Noisette… La mère aussi, je l’aime beaucoup… À la première occasion, je vous emmène dîner là-bas… (…)

   Nous nous séparâmes à l’angle de la Perspective. Piotr Illich me parut si revigoré que j’estimai inutile de l’accompagner plus loin.

Dominique FERNANDEZ, Tribunal d’honneur