Caffè
Je n’ai pas envie de rentrer aussitôt. Je me sens légère. Sans enfant, sans sac à langer, sans poussette.(…) Je me sens libre. Il fait beau.
J’ai envie d’aller boire un verre, en terrasse. De fumer une clope. De laisser le soleil me caresser la peau.
Mais je ne fume pas et la seule terrasse que j’aperçois est celle du PMU du coin. Tout de suite, ça fait moins rêver.
Je vais m’asseoir sur un banc, prendre un peu de vitamine D en jouant au lézard, puis je retournerai à ma course du quotidien.
En Italie, il y a toujours quelqu’un pour prendre un café. J’ai grandi dans un village de 800 habitants, et peu importe l’heure, le jour ou la saison, il y a toujours une personne assise au bar.
Le bar, c’est une institution. C’est là, en plein milieu, comme l’église, pour soigner les plaies, s’écouter, s’entendre, s’aider. La véritable signification de « Viens, on prend un café », on la connaît. On le sait, dès le début, que ce n’est qu’un prétexte, qu’une excuse pudique pour signifier : « Viens, je t’écoute, dis-moi ce qui ne va pas. Bois, ça va aller. Regarde, c’est chaud et réconfortant, et ça te donne de la force. »
Personne n’a l’air de le savoir ici, pourquoi? J’aimerais trouver, là, à la terrasse d’un bar familier, un vieillard, une tante, un cousin éloigné, un ami. J’aimerais trouver quelqu’un qui me dirait : »Hé, Annarè, viens, assieds-toi. Prends un café, c’est pour moi. Comment tu vas? » Alors je répondrais que ça ne va pas, que je suis perdue, que j’ai peur. Je répondrais que ça m’aiderait qu’on me donne les clés, la combinaison mathématique pour aller mieux, pour comprendre, pour pardonner, pour avancer sans plus jamais regarder en arrière.
Mais il n’y a personne. Ils ne sont pas là. Je ne vois que des inconnus, des visages fermés. Personne ne m’appelle plus jamais « Annarè ». Je suis « Anna' », avec l’accent tonique pas à la bonne place.
Je suis Anna, une inconnue, une femme parmi tant d’autres. Seule, assise sur un banc. À espérer je ne sais quoi. À prier je ne sais qui.
Serena GIULIANO, Ciao Bella
Depuis 28 jours que je vous propose un texte chaque soir, je n’avais pas l’habitude de commenter mon choix. Je vais déroger à cette règle.
J’ai acheté ce petit livre hier après-midi sur un coup de cœur impulsif, séduite par le résumé apéritif, ça parle d’Italie… J’en ai entrepris la lecture la nuit dernière, insomnie oblige. J’en suis au premier tiers et je me dis que l’auteure (désolée, je déteste « autrice ») nous livre un texte certes léger et simple sous la forme d’un journal tenu épisodiquement du 6 août 2010 au 31 mars 2018, mais en abordant des sujets lourds qui font le quotidien des femmes. C’est léger, oui, c’est pétillant, c’est parfois très amusant, c’est moderne dans l’expression proche de la langue parlée. Mais quels traumatismes, elle se traîne aux basques, Annarè ! Comme nous toutes.
Chaque petit texte a un titre en italien, c’est délicieux. Je les savoure comme des bonbons. Annarè y parle de la nonna adorée, de la nourriture, du pays natal, de la difficile intégration dans la société française, de l’amitié, de la maternité, des enfants, du travail féminin dévalorisé ; mais aussi du machisme violent et criminel de l’homme napolitain qu’est son père, qui la hante rétrospectivement et la détruit à petit feu dans sa vie de femme malgré un compagnon tellement empathique.
Oui, ce petit livre n’a l’air de rien mais sans trop y toucher, il questionne, il témoigne, il bouleverse. Il est léger comme une plume mais violent comme les coups.
Bref, terriblement italien. C’est une grappa odorante qui vous séduit d’abord le nez puis vous arrache la gorge et vous fait venir les larmes aux yeux.
Un caffè al bar ! En ces temps où les cafés et restaurants sont toujours inaccessibles, on se rend compte combien ils sont indispensables dans le tissage humain et le maintien des liens sociaux qui nous manquent tellement pour l’instant, et notamment à ceux qui vivent seuls.