Au fil des mots (15): « filature »

La série des Enquêtes de Victor Legris a pour héros Victor Legris, un libraire  propriétaire de la librairie L’Elzévir, sise au 18 rue des Saints-Pères, dans le Paris des années 1890-1900. Passionné de photographie et d’ouvrages anciens, il se trouve mêlé à des affaires criminelles qui défraient la chronique. Parmi les autres personnages qu’il côtoie : Kenji Mori, son père adoptif et son associé ; Joseph, commis de librairie et friand de comptes rendus d’affaires criminelles dans les journaux. La série permet de suivre l’évolution familiale des différents personnages mais aussi de croiser de nombreuses célébrités de l’époque et de se promener dans le Paris du tournant du siècle. Un vrai plaisir!

La vie parisienne

    La rue du Faubourg-Montmartre en ribote flamboyait sous les réverbères à becs jaunes. Les noctambules ralentissaient l’allure jusqu’à s’amasser en un flot dense et animé devant la façade d’un café-concert qui annonçait en lettres de flammes : Folies-Bergère. Victor et Joseph sautèrent d’un fiacre et se mêlèrent aux groupes que fendaient parfois les carrioles d’un marchand d’oranges ou d’un débiteur de pâtisseries. Joseph acheta au vol deux galettes à la frangipane et s’engouffra à la suite de Victor dans le jardin d’hiver abrité sous une vaste tente. (…) Des bambocheurs s’enterpellaient en anglais, en allemand ou en espagnol. Un municipal louchait sur une bande de jeunes gens à casquette, le mégot collé aux lèvres, l’injure prête à jaillir. Des familles austères venues là pour les clowns, les acrobates et les lutteurs côtoyaient cette foule interlope. Ils les suivirent, atteignirent un guichet, payèrent leur ticket d’entrée et pénétrèrent dans une salle de spectacle en forme de fer à cheval. Une âcre odeur de tabac leur emplit les poumons. Un ballet tiré de l’histoire romaine s’achevait. Patriciens et Sabines dansaient joyeusement sur le Forum.

  • L’Enlèvement des Sabines, déchiffra Joseph sur son programme. J’ignorais que ce théâtre était destiné à fournir des enseignements pédagogiques.
  • Anatomiques, Joseph, anatomiques.

    Une ouvreuse les mena à une loge ornée de velours rouge. Tassés l’un contre l’autre, ils s’efforcèrent de distinguer la scène à travers le brouillard de fumée accumulé jusqu’au plafond. La galerie du premier, surmontée d’un lustre lové dans un dôme, leur apparaissait semblable à une brochette de fantômes blanchâtres.(…)

    Les lumières s’estompèrent, il y eut des roulements de tambours et des miaulements de clarinette. La superbe Miranda, reine du diabolo, tint le public en haleine sous le halo d’un projecteur jusqu’à ce qu’une donzelle suspendue à un trapèze par les mâchoires lui chipa la vedette. Un kangourou boxeur, un chameau valseur, un coq arithméticien démontrèrent à l’assistance l’égalité de l’animal avec l’homme. Victor et Joseph rongeaient leur frein. (…) L’entracte survint sans que la Reine Mab ne se montre.

  • On la réserve pour la fin, grommela Joseph.

    Ils allèrent se dégourdir les jambes. Aucun d’eux ne remarqua un homme en manteau de vigogne, chapeau incliné sur les yeux, camouflé près des waters. L’inspecteur Valmy jetait des regards dégoûtés sur l’assemblée en s’épongeant le front. Il y avait là pléthore de maquereaux en haut-de-forme et en gants jaunes qui ne valaient guère mieux que leurs congénères du ruisseau, et les femmes légères faisaient leur trafic sans se soucier de la police des mœurs. En réalité, le spectacle des Folies-Bergère n’était qu’un prétexte, il ne se jouait pas sur la scène, mais dans la salle et les promenoirs, surtout celui du bas, surnommé le Marché aux veaux, une foire permanente de filles de joie. 

    « Elles sont couvertes de soie comme les cochons de rubans au concours agricole, pensa-t-il en reportant son attention, sur les libraires. Et le Nippon, qu’est-ce qu’il fiche? Cela fait une heure que je lui ai téléphoné! Je veux qu’il constate de visu les écarts de sa chère parentèle. Ah, elle est belle, la bourgeoisie! »

    Saisi d’un subit accès d’écoeurement, il se boucla dans les toilettes, sortit une brosse à ongles et se frotta furieusement les mains en évitant de les essuyer au torchon crasseux qui pendouillait à côté du lavabo. Il s’aspergea d’eau de Cologne, enveloppa la poignée de la porte d’un carré de papier toilette dont il se débarrassa promptement.

    « Nom de Dieu, où sont-ils? »

     Il dévala les marches et poussa un soupir de soulagement. Les deux dépravés regagnaient la salle. Croupe ondulante, seins en obus, une poupée blonde aux lèvres purpurines se colla à lui.

  • Tu m’offres un verre, mon joli? Moi, tout ce que je veux, c’est une limonade et un peu d’amour.

     Augustin Valmy brandit l’index et vociféra.

  • Hors de ma vue, petite traînée!
  • Bégueule, va, rapiat, répondit la blonde sans élever la voix. Vu ta tronche, tout ce qui doit fréquenter ton matelas, c’est des punaises, minable!

    Dissimulé parmi les fêtards, Kenji, réjoui, observait l’algarade. Il se composa un visage de marbre, s’approcha de l’inspecteur Valmy qui lui chuchota au passage:

  • Ils ont rejoint leurs places. Un de mes hommes surveille leur loge.

Claude IZNER, Le petit homme de l’Opéra

Sous le pseudonyme de « Claude Izner » se cachent deux sœurs, Liliane et Laurence Korb. Les douze enquêtes de Legris sont donc écrites à quatre mains. Cependant elles ont également publié chacune de leur côté, notamment de très nombreux livres pour enfants et adolescents. Elles ont également fréquenté le domaine du cinéma en tant que réalisatrices et monteuses. Laurence est devenue bouquiniste sur les quais de la Seine…