Au fil des mots (13) : « porcelaine »

Jean-Paul Desprat, à la manière d’un Alexandre Dumas moderne, raconte dans cette trilogie de très gros livres (Bleu de Sèvres, Jaune de Naples, Rouge de Paris) l’histoire de la manufacture royale de Sèvres. Pâte tendre, pâte dure, la guerre économique bat son plein, l’espionnage industriel à l’échelle de l’Europe aussi. Dans Jaune de Naples, les maîtres de la céramique français se rendent à Naples sur l’ordre de Marie-Antoinette pour refonder la manufacture de Capodimonte. Herculanum et de Pompéi, récemment redécouvertes, sont toutes proches…

Inspiration antique

    Il avait été plusieurs fois question au cours de la visite des ateliers et du laboratoire de la fabuleuse source d’inspiration qu’allait procurer aux sculpteurs et aux peintres de la nouvelle fabrique le voisinage d’Herculanum dont les merveilles continuaient d’être mises au jour. La journée de Sculler et d’Alfano, commencée avec l’aube, était depuis longtemps terminée, aussi proposèrent-ils de concert de se rendre sans attendre dans l’enclos des fouilles . (…) Ce fut une superbe promenade. Bordée de villas vésuviennes désertées du fait de l’absences de la Cour, la large avenue paisible que les tilleuls embaumaient était striée par l’ombre des grands pins parasols sur le pavement de lave. (…) Stafferi les conduisit directement dans la maison des fouilles où officiaient et vivaient les deux Venuti, le père, Marcello, et son fils, Domenico, qui depuis dix ans dirigeaient les fouilles ainsi que l’Accademia Ercolanese qui, dans une vaste et belle maison à l’entrée du site, servait d’école à l’usage des archéologues.

    La boue du Vésuve, ce mélange de lave et de trombes d’eau qui avait dévalé les pentes du volcan lors de la terrible éruption de l’an 79, avait coulé jusqu’à la mer en pétrifiant tout sur son passage. Sur cette glaise, devenue plus dure qu’un ciment, la végétation avait regagné et fait pendant longtemps oublier la riche Herculanum des temps de Titus, chantée par Strabon, Pline, Florius et Stace. Le lieu était tant sorti des mémoires que seul un miracle au début du XVIIIème siècle avait permis d’en retrouver la trace. (…)

    Cette promenade commencée au crépuscule et poursuivie aux flambeaux sous la conduite experte des deux Venuti fut un choc. Le labyrinthe de rues qui s’enfonçait sous terre semblait simplement déserté par l’approche du soir et l’on s’attendait, à chaque carrefour, à voir surgir un spectre en toge ou pointer le cimier d’un légionnaire.

    Eustache caressait les fresques, soulignant de son index les volutes des chimères et des arabesques qui avaient conservé la fluidité de leurs savants linéaments et la fraîcheur de leurs couleurs:

  • Incroyable, incroyable!… C’est tout un livre ouvert qui ressuscite l’ancien monde… Je reviendrai copier tout cela!
  • Vous ne le pourrez malheureusement pas, répliqua l’aîné des Venuti, puisque, par ordre du roi, il est interdit – tout comme à Pompéi d’ailleurs – de faire le plus petit dessein ou relevé, mais je vous laisserai observer à loisir les planches de l’Académie et je ne m’en offusquerai pas si vous en calquez quelques-unes pour votre usage familier.

    Considérant alors Anselme, il poursuivit:

  • Votre visite tombe à pic, car nous avons besoin de l’avis d’un chimiste pour pourvoir à la conservation de ces merveilles… Le docteur Bajardi avait préconisé de vernir les fresques mais le vernis mis au point en son temps par un certain Stefano Moriconi s’est obscurci avec la lumière. Nous avons testé ensuite de les frotter avec une cire incolore mais nous n’avons fait que les encrasser…
  • Oui, répondit Anselme, il vous faut quelque chose de transparent, stable aux rayons du soleil et qui laisse respirer le mur… Je devrais pouvoir trouver une solution!. (…)

   La nuit était tombée. Les Français, émus de tout ce qu’ils venaient de découvrir, s’attablèrent ensemble en contrebas, au bord de l’eau, sur le petit port de Granatello, dans une auberge où les chaises s’enfonçaient dans le sable de la plage. Ils se régalèrent, à la lueur de lampions colorés, de choses simples : des petits farcis d’oignons, des olives, de la pancetta – poitrine de porc séchée et roulée – , du jambon. Pour la première fois, ils goûtèrent la mozzarella immaculée, polie au dehors comme un galet, vermiculée au-dedans comme une roche tuffique, fromage des bufflesses antiques qui ne peut voyager au-delà de la frontière des Deux-Siciles sans se corrompre. Ils l’accompagnèrent d’un pain à la croûte si noire qu’on l’eût pu croire cuit dans la lave du Vésuve mais si blanc dedans qu’il semblait être fait des neiges qui parfois l’hiver couronnent le cratère. Un vin léger et frisant d’Ischia agrémentait le tout.

Jean-Paul DESPRAT, Jaune de Naples