Sehnsucht à la nippone
Le 4 avril, l’éditeur nippon m’a organisé une interview. La journaliste m’attend à l’Institut français ainsi que l’admirable Corinne Quentin, l’interprète français-japonais la plus connue de Tokyo. (…) Souvent, je comprends ses questions, et je réponds dans mon japonais de cuisine. (…) Quand je suis dépassée, Corinne vient à mon aide. Je tends l’oreille pour apprendre et j’ai des surprises. Pour traduire combien je suis nostalgique de mes jeunes années dans le Kansai, j’entends l’interprète dire « nostalgic » au lieu de l’adjectif « natsukashii », que je tiens pour l’un des mots emblématiques du japonais.
Après l’interview, dans le taxi qui nous conduit au restaurant réservé par l’éditeur, j’essaie de tirer ça au clair avec Corinne.
- « Natsukashii » désigne la nostalgie heureuse, répond-elle, l’instant où le beau souvenir revient à la mémoire et l’emplit de douceur. Vos traits et votre voix signifiaient votre chagrin, il s’agissait donc de nostalgie triste, qui n’est pas une notion japonaise.
À la question de savoir si la madeleine de Proust est nostalgique ou « natsukashii », elle penche pour la deuxième option. Proust est un auteur nippon. (…)
6 avril. Ce soir, nous prendrons l’avion pour Paris, via Dubai. (…) À l’aéroport, je m’assieds devant un écran géant qui donne en temps réel la météo du monde entier. Fascinée, je reste là pendant des heures. À la nuit tombée, je monte dans l’avion, la tête pleine des températures de Johannesburg et d’Helsinki. Je m’endors aussitôt.
Quelques heures plus tard, je suis réveillée par l’intuition qu’il me faut regarder le paysage : j’ouvre le volet du hublot et ce que je découvre me coupe le souffle. L’avion est en train de survoler les sommets de l’Himalaya, dont la blancheur suffit à éclairer les ténèbres. Nous sommes si près de la cime que je rentre le ventre à l’idée de toucher l’Everest. De ma vie, je n’ai eu une vision aussi sublime. Je rends grâce au Japon à qui je la dois.
Je demeure collée à la vitre, à dévisager ces colosses enneigés. La nuit est bénie, qui rend possible cette contemplation : de jour, la violence de la lumière m’aurait obligée à détourner les yeux. (…) Je côtoie ces géants avec d’autant plus d’extase qu’ils m’ignorent. Ils répondent à mon amour par l’indifférence bienveillante des chefs-d’oeuvre. C’est aussi divin que de lire un très grand livre : je peux sangloter d’exaltation, le texte s’en fiche. Que j’aime cette solitude de l’émerveillement! Qu’il est bon de n’avoir de comptes à rendre à personne face à l’infini.
Hélas, il n’est pas vrai qu’il n’y a personne. Il y a moi, que je ne parviens jamais à abolir. Et aussitôt, j’interviens : « Jure-toi, Amélie, que tu n’auras plus jamais de chagrin ni même de mélancolie ; qui a frôlé l’Everest n’en a pas le droit. Le maximum que je t’autorise, désormais, c’est la nostalgie heureuse. »
Nez au hublot, j’énumère les régions réelles ou fantasmatiques que survole l’avion : Tibet, Népal, Ladakh, Cachemire, Pakistan – monde grandiose que le nôtre!
Amélie NOTHOMB, La Nostalgie heureuse