Petit mot d’explication à propos de ce texte : L’auteur, Frédéric Lenormand, y met en scène Voltaire en tant que fantasque détective joyeusement accompagné de sa maîtresse Émilie du Châtelet, femme libérée et grande scientifique. La petite dizaine d’enquêtes parues sont menées tambour battant avec un humour décapant, de l’auto-dérision à foison, de délicieux jeux de mots remue-méninges mais des mises en situation historiques rigoureuses. Je suis une fan inconditionnelle! En feuilletant un des tomes, je suis tombée sur ce passage qui me semble d’une extraordinaire actualité ! Il y a même Marseille et son docteur à contre-courant…
Bonne lecture à tous, bon amusement et n’hésitez pas à commenter, il y a de quoi faire!
Réunion d’experts
Elle (Émilie du Châtelet) n’avait pas le temps de retrouver le vrai Voltaire pour l’accompagner à cette conférence. L’idéal aurait été d’utiliser celui qu’elle avait sous la main. Il essayait l’habit de son frère devant le miroir (…) La tentatrice exigeait de lui un petit service : il (Armand Arouet, receveur des épices, janséniste et frère de Voltaire) devait l’accompagner à une réunion importante.
- Pas question. Une réunion de quoi?
- De médecins. Pour évoquer les moyens de se prémunir contre la peste.
Elle n’avait pas fini sa phrase qu’il enfilait déjà son manteau (…)
Il n’y avait pas loin à aller, on les attendait à l’Hôtel-Dieu (…) Dans la salle Sainte-Geneviève, éclairée par des fenêtres en ogive, la séance était présidée par François Chicoyneau, éminent savant qui avait débuté sa carrière en épousant la fille du célèbre Chirac, premier médecin du roi. Son heure de gloire avait sonné lorsque le gouvernement du roi l’avait envoyé à Marseille soigner la peste. Malgré un courage admirable, sa conviction que cette maladie n’était pas contagieuse l’avait empêché de lui opposer aucune barrière.(…)
À sa droite était assis frère Côme, chirurgien renommé qui avait choisi son nom de religieux par référence au saint patron de sa profession. Il avait fondé à ses frais un hospice pour les pauvres où il était passé maître dans la « taille latérale », c’est-à-dire l’ablation du calcul rénal, ce qui ne préparait pas beaucoup à contenir la peste.
À sa gauche, Pierre-Jean Burette, soixante-dix ans, connu comme historien de l’Antiquité, avait publié nombre de mémoires sur la musique, la danse, la gymnastique, la lutte, la course et le pugilat chez les Grecs. Ses travaux du moment, une traduction du Dialogue sur la musique de Plutarque, ne prédisposaient pas non plus à observer les bubons.
Le Dr Jault, orientaliste et interprète, était si doué pour les langues qu’il enseignait le syriaque au Collège royal. Il regretta l’absence des médecins attachés aux Bourbons, les Silva, les Lapeyronie : les princes avaient trop peur de les voir rapporter au château des maladies de pauvres.
Pierre Baux, second du nom, vingt-six ans, d’une famille de grands médecins nîmois, météorologue, naturaliste et astronome, était l’un des plus zélés défenseurs de l’inoculation. Au contraire de Chicoyneau, on venait de lui refuser ses titres de noblesse au motif qu’il était protestant. Il s’étonna que son confrère n’ait pas jugé utile d’appeler le Dr Bertrand, un illustre partisan de l’école contagionniste qui avait lui aussi combattu l’épidémie de peste marseillaise. La raison en était que Chicoyneau n’avait pas envie d’affronter la contradiction en plus de la peste.
La réunion était victime de l’éclectisme qui caractérisait leur siècle.
- Pourquoi n’a-t-on pas recruté de vrais spécialistes? s’étonna Armand.
- Parce qu’ils risqueraient de s’apercevoir que ce n’est pas la peste, supposa Émilie.
Pierre Baux rappela que, dans Relation historique de la peste, le Dr Bertrand qui n’était pas là exposait l’idée que les épidémies étaient dues à de minuscules animaux qu’on ne voyait pas, « invisibles et si petits qu’ils éludent la vivacité des yeux les plus pénétrants ».
- La peste n’est nullement épidémique! clama Chicoyneau qu’on chicanait. (…)
Le Dr Burette conseilla de bourrer les faux nez des médecins de feuilles de menthe : plus les herbes sentaient fort, plus elles empêchaient les pestilences d’atteindre les voies respiratoires. Car, chacun le savait, les maladies se répandaient par les odeurs. La preuve, les mal portants sentaient très mauvais, surtout quand on s’abstenait de les laver.
- Et si nous distribuions du savon à tout le monde? proposa frère Côme. (…)
Pierre Baux mis à part, ils s’entendaient à nier l’existence de ce qu’on ne voyait pas.
- C’est une chose stupide à dire, encore plus à penser, s’insurgea Armand, qui avait plus de foi dans l’invisible que dans le visible.
- Nous sommes des savants ! dit Chicoyneau.
- Un savant ne fait que se méprendre de façon plus élaborée que les ignorants : il fait des erreurs plus compliquées, répliqua Armand.
- La cause, répondit Pierre Baux, voilà qui aurait dû susciter l’intérêt de mes confrères.
Leurs certitudes le navraient.
- Il n’est pas nécessaire d’être malveillant pour malfaire, il suffit d’être incompétent, siffla-t-il…
Frédéric LENORMAND, Docteur Voltaire et Mister Hyde (Voltaire mène l’enquête)
Frédéric Lenormand, auteur prolixe que tout intéresse! Découvrez-le…