Petit bandit corse
« Achille, dépêche-toi, viens m’aider! » Je suis arrivé en rechignant. Je n’aimais pas seconder ma mère dans son service, quand elle avait son tablier blanc, mais ce jour-là, je m’en souviendrai toujours, a été le plus important de ma vie, la fin de mon enfance. Elle savait ce qu’elle faisait, en criant un peu trop fort : « Achille ! Achille! » (…)
C’est parce que je portais ce prénom et que j’étais « grec » – en réalité je me sentais surtout corse, ça me plaisait quand j’entendais dire « un vrai petit bandit corse » – que M. Reinach, comme je le nommais alors sans me douter qu’un jour je pourrais l’appeler par son prénom, m’avait choisi. Sans ma mère, qui disait « l’occasion n’a qu’un cheveu », en relevant son chignon, je n’aurais jamais su saisir cette chance. (…)
Ma mère habitait une chambre au premier étage de la maison des domestiques qui dépendait de la villa Eiffel, avec vue sur la pointe des Fourmis. J’avais la petite chambre voisine, nos deux fenêtres étaient côte à côte, et je laissais la mienne ouverte le plus souvent possible. Aujourd’hui j’ai encore du mal à m’endormir si je n’entends pas le bruit des vagues. (…) De nos jours, cette petite maison où logeaient aussi les jardiniers serait la plus cotée, on peut directement descendre se baigner entre les rochers bleus, mais, à l’époque où la famille Eiffel s’était installée, la maison de maître était au centre du grand jardin. Il n’aurait pas été élégant de construire au bord de l’eau.
Dans ce qui était presque un parc, Eiffel avait installé des pluviomètres, des baromètres, des thermomètres, un sismographe, un héliographe Campbell et un anémomètre Robinson, dissimulés derrière de fausses arcades romaines et des vases Médicis. Pour moi, c’étaient des jouets avec des aiguilles et des chiffres. Ses fabriques de jardin étaient « scientifiques ». M. Eiffel relevait lui-même ses appareils, et comparait les résultats avec d’autres stations climatiques de son invention, qui se trouvaient je crois à Bordeaux et à Meudon… Brandissant ses feuilles de papier millimétré, il prouvait à tout son personnel ce que tous ici savaient : Beaulieu bénéficie d’un micro-climat favorable. Moyennant un bon régime on y finissait centenaire sans trop de difficultés. Quand je l’ai connu, il ne montait plus vraiment à cheval, comme il l’avait fait durant des années, mais continuait à afficher son amour du sport en organisant des tournois d’escrime dont on parlait dans Le Petit Niçois et que ses amis suivaient avec passion, allongés sur des « transalantiques » à rayures bleues et blanches. J’aimais aussi beaucoup son bateau, L’Aïda, avec lequel il nous emmenait tous, sans trompettes ni tambours, maître et maisonnée, faire des pique-niques dans les environs. Tout l’équipage entonnait, bouches fermées, la grande marche triomphale de l’opéra de Verdi.
Ma mère avait peu à peu réussi à se faire admettre aux cuisines et elle en avait vite pris le gouvernail : elle en imposait, elle savait diriger, elle aimait la variété, elle inventait des recettes qui ne ressemblaient pas à celles de Paris. Son régime de produits frais plaisait à M. Eiffel, à qui son médecin avait déconseillé les sauces, les graisses, les préparations lourdes. Grâce à ma mère, il avait découvert le cédrat du cap Corse, dont il raffolait. (…) Ma mère en glissait des morceaux dans des poissons frais, péchés du jour : personne n’avait jamais goûté cela! Sauf peut-être Alexandre le Grand – dit un jour M. Reinach – quand il est arrivé, avec son armée, en vue des contreforts de l’Himalaya : « Le cédrat de Mme Leccia, c’est plus rare que le caviar de la Caspienne! » Ma mère ne rougissait pas, elle savait que c’était vrai.
Les murs de nos chambres étaient blanchis à la chaux, comme dans les monastères du nord de la Grèce que j’ai visités quelques années plus tard. L’intérieur de la villa Eiffel, en comparaison, me semblait un vrai palais : lustres de Venise, tapisseries des Flandres, bahuts gothiques, tapis de Smyrne, tables Henri II croulant sous les services de Sèvres, des fleurs partout débordant de vasques de porphyre, des plafonds à caissons et des boiseries comme dans un manoir anglais. Sur une commode tombeau paradait un bon gros cartel en écaille Boulle qui me fascinait, les nappes étaient brodées, amidonnées, les serviettes pliées avec art, rien n’évoquait une résidence balnéaire, rien ne disait non plus qu’on était chez le génial créateur de la tour Eiffel. Ma mère s’était rendue indispensable, moi je faisais mon éducation ; j’allais au petit lycée de Nice, une carriole attelée payée par M. Eiffel transportait tous les matins les enfants du village… Je n’avais pas encore ma bicyclette, je ne rêvais que de ça et d’une canne à pêche que j’avais vue dans une vitrine à Villefranche. J’étais entré un jour, avec mon porte-monnaie à la main, le vendeur a bien ri quand il a compris que j’avais pris la longueur, affichée à côté du plus beau modèle, pour le prix. Ma passion, sinon, depuis l’âge de dix ans, c’étaient les soldats de plomb. M. Eiffel en avait de très beaux, il me laissait ouvrir les boîtes et les installer sur la table de la salle à manger quand il n’y avait pas d’invité, il m’en avait acheté aussi. (…) Ma mère était fière qu’on me laisse jouer dans le salon, elle y passait sans raison, avec un plateau d’argent à la main, je faisais mine de ne pas la voir.
Nous nous appelons Leccia, comme beaucoup de Corses, le nom de jeune fille de maman était Stephanopoli, elle ne l’avait pas oublié. Ce fameux jour, à la fin du déjeuner, dans le parc de la maison des Eiffel, ma mère a donc eu l’idée de crier mon prénom par-dessus la haie. Elle avait une jolie voix. M. Reinach a relevé la tête : « Il y a ici quelqu’un qui s’appelle Achille? »
Adrien GOETZ, Villa Kérylos