Au fil des mots (22): « nature »

Plaisirs de l’herbier

    Le recueil de mes longs rêves est à peine commencé, et déjà je sens qu’il touche à sa fin. Un autre amusement lui succède, m’absorbe, et m’ôte même le temps de rêver. Je m’y livre avec un engouement qui tient de l’extravagance et qui me fait rire de moi-même quand j’y réfléchis ; mais je ne m’y livre pas moins, parce que dans la situation où me voilà, je n’ai plus d’autre règle de conduite que de suivre en tout mon penchant sans contrainte. (…)

    Me voilà donc à mon foin pour toute nourriture, et à la botanique pour toute occupation. Déjà vieux j’en avais pris la première teinture en Suisse auprès du Docteur d’Ivernois, et j’avais herborisé assez heureusement durant mes voyages pour prendre une connaissance passable du règne végétal. Mais devenu plus que sexagénaire et sédentaire à Paris, les forces commençant à me manquer pour les grandes herborisations (…) j’avais abandonné cet amusement qui ne m’était plus nécessaire ; j’avais rendu mon herbier, j’avais vendu mes livres, content de revoir quelquefois les plantes communes que je trouvais autour de Paris dans mes promenades. Durant cet intervalle le peu que je savais s’est presque entièrement effacé de ma mémoire et bien plus rapidement qu’il ne s’y était gravé.

    Tout d’un coup, âgé de soixante-cinq ans passés, privé du peu de mémoire que j’avais et des forces qui me restaient pour courir la campagne, sans guide, sans livres, sans jardin, sans herbier, me voilà repris de cette folie, mais avec plus d’ardeur encore que je n’en eus en m’y livrant la première fois ; me voilà sérieusement occupé du sage projet d’apprendre par cœur tout le Regnum vegetabile de Murray et de connaître toutes les plantes communes sur la terre. Hors d’état de racheter des livres de botanique je me suis mis en devoir de transcrire ceux qu’on m’a prêtés, résolu de refaire un herbier plus riche que le premier, en attendant que j’y mette toutes les plantes de la mer et des alpes et tous les arbres des Indes, je commence toujours à bon compte par le mouron, le cerfeuil, la bourrache et le séneçon ; j’herborise savamment sur la cage de mes oiseaux et à chaque nouveau brin d’herbe que je rencontre, je me dis avec satisfaction, voilà toujours une plante de plus. (…)

    Les arbres, les arbrisseaux, les plantes sont la parure et le vêtement de la terre. Rien n’est si triste que l’aspect d’une campagne nue et pelée qui n’étale aux yeux que des pierres, du limon et des sables. Mais vivifiée par la nature et revêtue de sa robe de noces au milieu du cours des eaux et du chant des oiseaux, la terre offre à l’homme dans l’harmonie des trois règnes un spectacle plein de vie, d’intérêt et de charmes, le seul spectacle au monde dont ses yeux et son cœur ne se lassent jamais.(…)

    Je pris goût à cette récréation des yeux, qui dans l’infortune repose, amuse, distrait l’esprit et suspend le sentiment des peines. (…) Les odeurs suaves, les vives couleurs, les plus élégantes formes semblent se disputer à l’envi le droit de fixer notre attention. Il ne faut qu’aimer le plaisir pour se livrer à des sensations si douces, et si cet effet n’a pas lieu sur tous ceux qui en sont frappés, c’est dans les uns une faute de sensibilité naturelle et dans la plupart que leur esprit, trop occupé d’autres idées, ne se livre qu’à la dérobée aux objets qui frappent leurs sens.

Jean-Jacques ROUSSEAU, Rêveries du promeneur solitaire, Septième Promenade