On s’échauffe les doigts et on y va! Bonne lecture musicale!
Entrée en scène
Parcourir les quelques mètres à peine qui séparent les coulisses du piano. Dix, douze pas d’une rare densité. Ne pas entrer en conquérant – les fiers ne jouent que pour eux-mêmes. Rester soi. Le rituel est simple, inchangé depuis le XIXème siècle. L’artiste entre de côté, rejoint son instrument, baisse la tête sobrement et s’assied sans un mot, de profil. On n’a pas trouvé mieux. Un être vêtu de noir retrouve un piano noir. Il se passe tellement de choses déjà, avant même la première note. Un choc électrique ouvrant la voie au concert. Au cours de ces quelques pas, tout est dit. Par la consistance des applaudissements, vous jaugez l’acoustique. Elle s’est colorée depuis la répétition en solitaire, des centaines de femmes et d’hommes emplissent à présent la salle, réfléchissant les sons d’une autre manière. Les vêtements, les masses corporelles assèchent l’acoustique. Trop, pas assez, nul besoin de jouer un accord pour le comprendre, la résonance des applaudissements donne instantanément la réponse. Puis l’audience elle-même. En quelques fractions de seconde vous ressentez qui la compose, enfants, jeunes, personnes âgées, connaisseurs avertis, aficionados, nouveaux venus, quel état d’esprit les anime. Vous ressentez intérieurement son attente, son degré de concentration. L’ouverture, la fatigue, l’indifférence, l’anxiété, ce que vit à cet instant le public jaillit comme une gifle. Une gifle qui fait du bien, comme l’air vous saisit après une longue apnée, une gifle fraîche et heureuse. Je ne sais pourquoi le geste de la gifle m’ toujours fait penser à celui de tourner la page. Ainsi se vit la rencontre avec le public, tourner une page, passer instantanément de la vie quotidienne au grand voyage. Oublier tout, faire table rase.
S’asseoir au piano. Le silence retrouvé, écouter la salle, son frémissement du parterre au dernier balcon. Les projecteurs dirigés vers vous aveuglent et empêchent de discerner le public. Sur scène on ne voit pas, on écoute. Vous avez cependant une conscience aiguë de ce qui vous entoure. Les seuls repères lumineux invitent à l’évasion plus qu’à la concentration : les points rouges des appareils photo, les tablettes électroniques reflétées sur les visages et les panneaux EXIT. Les signaux de sortie n’attirent pas l’attention du public, mais ils parcourent nombreux la salle, vus de la scène ils flashent, balisent l’espace d’un aéroport d’astres verts.(…) Après les applaudissements, il revient au silence de parler. Silence tout relatif, à Paris inondé de toux nerveuses et de chuchotements, à Tokyo de marbre. De ce silence, celui-ci et pas un autre, unique, va surgir la première note, celle qui invite, la plus belle. Ma main se pose sur le clavier, d’un geste direct, charnel. J’aime les pianistes qui se retiennent – je ne sais pas me retenir – leurs bras avancent, reculent, hésitent comme l’amant qui prend son plaisir dans les dernières secondes de frustration, ou le tueur scrutant la meilleure prise, l’instant précis où le geste vers sa proie sera le plus efficace. Le piano, lui, ne bronche pas, il attend, clavier ouvert. Martha Argerich remonte son tabouret puis le redescend, ainsi de suite elle prend possession du temps par un geste automatique, comme si le siège l’empêchait de commencer. Regardez-ce n’est pas moi, c’est lui. Arturo Benedetto Michelangeli posait élégamment son mouchoir dans le piano, après avoir épousseté le clavier de bas en haut, de haut en bas, plusieurs fois si nécessaire. Murray Perahia vérifie la tenue de ses boutons de manchettes, une fois, deux fois, trois fois. D’autres solistes s’assurent de leur possession du temps par d’imperceptibles mouvements du corps. Chez moi le geste est direct, impossible de faire autrement. Je n’écoute plus mon corps, on y va sans se poser de questions. Depuis le matin, ma journée entière s’est dirigée vers ce geste, je ne peux plus attendre. Le temps m’a déjà bien assez maîtrisé.
Alexandre THARAUD, Montrez-moi vos mains