Au fil des mots (8): « concert »

On s’échauffe les doigts et on y va! Bonne lecture musicale!

Entrée en scène

    Parcourir les quelques mètres à peine qui séparent les coulisses du piano. Dix, douze pas d’une rare densité. Ne pas entrer en conquérant – les fiers ne jouent que pour eux-mêmes. Rester soi. Le rituel est simple, inchangé depuis le XIXème siècle. L’artiste entre de côté, rejoint son instrument, baisse la tête sobrement et s’assied sans un mot, de profil. On n’a pas trouvé mieux. Un être vêtu de noir retrouve un piano noir. Il se passe tellement de choses déjà, avant même la première note. Un choc électrique ouvrant la voie au concert. Au cours de ces quelques pas, tout est dit. Par la consistance des applaudissements, vous jaugez l’acoustique. Elle s’est colorée depuis la répétition en solitaire, des centaines de femmes et d’hommes emplissent à présent la salle, réfléchissant les sons d’une autre manière. Les vêtements, les masses corporelles assèchent l’acoustique. Trop, pas assez, nul besoin de jouer un accord pour le comprendre, la résonance des applaudissements donne instantanément la réponse. Puis l’audience elle-même. En quelques fractions de seconde vous ressentez qui la compose, enfants, jeunes, personnes âgées, connaisseurs avertis, aficionados, nouveaux venus, quel état d’esprit les anime. Vous ressentez intérieurement son attente, son degré de concentration. L’ouverture, la fatigue, l’indifférence, l’anxiété, ce que vit à cet instant le public jaillit comme une gifle. Une gifle qui fait du bien, comme l’air vous saisit après une longue apnée, une gifle fraîche et heureuse. Je ne sais pourquoi le geste de la gifle m’ toujours fait penser à celui de tourner la page. Ainsi se vit la rencontre avec le public, tourner une page, passer instantanément de la vie quotidienne au grand voyage. Oublier tout, faire table rase.

     S’asseoir au piano. Le silence retrouvé, écouter la salle, son frémissement du parterre au dernier balcon. Les projecteurs dirigés vers vous aveuglent et empêchent de discerner le public. Sur scène on ne voit pas, on écoute. Vous avez cependant une conscience aiguë de ce qui vous entoure. Les seuls repères lumineux invitent à l’évasion plus qu’à la concentration : les points rouges des appareils photo, les tablettes électroniques reflétées sur les visages et les panneaux EXIT. Les signaux de sortie n’attirent pas l’attention du public, mais ils parcourent nombreux la salle, vus de la scène ils flashent, balisent l’espace d’un aéroport d’astres verts.(…) Après les applaudissements, il revient au silence de parler. Silence tout relatif, à Paris inondé de toux nerveuses et de chuchotements, à Tokyo de marbre. De ce silence, celui-ci et pas un autre, unique, va surgir la première note, celle qui invite, la plus belle. Ma main se pose sur le clavier, d’un geste direct, charnel. J’aime les pianistes qui se retiennent – je ne sais pas me retenir – leurs bras avancent, reculent, hésitent comme l’amant qui prend son plaisir dans les dernières secondes de frustration, ou le tueur scrutant la meilleure prise, l’instant précis où le geste vers sa proie sera le plus efficace. Le piano, lui, ne bronche pas, il attend, clavier ouvert. Martha Argerich remonte son tabouret puis le redescend, ainsi de suite elle prend possession du temps par un geste automatique, comme si le siège l’empêchait de commencer. Regardez-ce n’est pas moi, c’est lui. Arturo Benedetto Michelangeli posait élégamment son mouchoir dans le piano, après avoir épousseté le clavier de bas en haut, de haut en bas, plusieurs fois si nécessaire. Murray Perahia vérifie la tenue de ses boutons de manchettes, une fois, deux fois, trois fois. D’autres solistes s’assurent de leur possession du temps par d’imperceptibles mouvements du corps. Chez moi le geste est direct, impossible de faire autrement. Je n’écoute plus mon corps, on y va sans se poser de questions. Depuis le matin, ma journée entière s’est dirigée vers ce geste, je ne peux plus attendre. Le temps m’a déjà bien assez maîtrisé.

Alexandre THARAUD, Montrez-moi vos mains

Les ombres du crayon Caran d’Ache

J’avais une collègue professeur de français qui, toute sa vie, a rêvé de tenir un hôtel. Moi, c’était une papeterie présentant de beaux objets d’écriture et de dessin. Luxueuse mais conviviale où on serait venu tâter le papier, la moleskine ou le cuir ; se ravir la main avec de beaux stylos-plumes, se rincer l’œil des couleurs des boîtes de crayons. Deux magasins à Paris représentaient mon rêve absolu : une papeterie sur le boulevard Magenta à côté du marché Saint-Quentin au coin de la rue des Petits-Hôtels, et plus encore la papeterie Laffitte au coin de la rue du même nom et de la rue de Provence. Elles ont toutes deux fermé à mon grand désespoir. J’y flânais avec délectation!

J’ai toujours aimé les cahiers à la jolie couverture et au papier qui glisse bien, les blocs de dessin au grain accueillant, les grandes boîtes de crayons de couleurs en arc-en-ciel. Quand j’étais enfant, mon rêve absolu était une boîte de 12 crayons Caran d’Ache, le nec plus ultra à l’époque avec une belle boîte métallique décorée d’un paysage de montagne. Mais bien trop cher pour mes parents, même à l’occasion de la Saint-Nicolas.

20200502_125323Voyez comme on est! Lorsque je suis partie à la retraite à 62 ans, « mon cadeau que je me suis offert à moi » pour me récompenser de toute cette vie de travail a été une boîte de 40 crayons Caran d’Ache… Il en manquait juste deux pour faire le compte de mes années de professorat! La voilà, un peu dérisoire, mais je la chéris comme mon petit trésor d’enfance.

Il existe aujourd’hui bien d’autres marques d’excellents crayons de dessin mais il faut avouer que les Caran d’Ache sont originaux avec leur longue taille de la mine et le bout en forme de drapeau suisse. Leurs boîtes font encore rêver avec ces paysages idylliques. Et le fameux taille-crayon, gardien de la taille longue!

La gamme est immense avec de somptueux coffrets qualité suisse!

Car Caran d’Ache est une entreprise suisse, genevoise. Presque centenaire, elle fabrique  des crayons de couleurs, puis des portemines à pince (la création du Fixpencil-1929) et des crayons aquarellables. Viendront ensuite des crayons graphite, des stylos, des feutres, des pastels, de la gouache, de la pâte à modeler et de la peinture acrylique…

Je vous avoue n’avoir jamais cherché à savoir d’où venait le nom de cette marque. C’était un fait, point-barre, une marque de luxe comme une autre.

Et puis la semaine dernière, j’ai commencé la lecture d’un petit roman historico-policier sans véritable envergure littéraire mais plaisant du point de vue historique. C’est mon livre à portée de main en cas d’insomnie. Les intrigues se passent dans le domaine artistique français de la 2ème partie du XIXème siècle. Et là, je vois apparaître le nom de Caran d’Ache en tant qu’artiste… Ah bon, intriguée! Et en bonne historienne, je furète.

Et je trouve d’abord un bien étonnant personnage, pas vraiment sympathique. Mais en réalité, je trouve deux personnages… et bien en relation avec la marque suisse!

Nous allons d’abord faire connaissance avec Emmanuel Poiré (1858-1909).

260px-Caran_d'Ache_(atelier_Nadar)Petit-fils d’un officier de Napoléon devenu maître d’armes à la Cour de Russie, il passe sa jeunesse à Moscou puis revient en France pour accomplir ses obligations militaires : il dessine au Ministère de la Guerre des uniformes militaires. En même temps, il débute dans la presse satirique sous le nom de Caran d’Ache, venant de « Karandach« , « bout de crayon » en russe.

Le personnage de mon roman.

Ouvertement anti-sémite, il est le co-fondateur du journal satirique violemment anti-dreyfusard300px-Caran_d_Ache_-_Un_diner_en_famille_(Dreyfus)  Psst…!  Un de ses dessins les plus célèbres, Un dîner en famille paru dans le Figaro, est un raccourci édifiant d’une querelle familiale illustrant la profonde division de la société française.

Foncièrement antirépublicain, boulangiste, nationaliste, il est avec d’autres artistes et hommes de lettres dont Renoir, Degas, Hérédia et Jules Verne, membre de la Ligue de la patrie française.

 

 

Mais Caran d’Ache a une idée révolutionnaire. Serait-ce l’ancêtre de la bande dessinée? Il propose en 1894 au Figaro un grand projet  aVictorian Era Music Cartoons from Punch magazine by Caran d'Ache (Emmanuel Poire)rtistique : « Il est notoire que tous les romans parus depuis J-C sont bâtis de façon uniforme quant à l’aspect extérieur et en plus ils sont tous écrits. Eh bien, moi, j’ai l’idée d’y apporter une innovation que je crois de nature à intéresser vivement le public! Et c’est? Mais tout simplement de créer un genre nouveau : le roman dessiné. » Il crée ainsi Maestro, une œuvre jamais publiée, oubliée avant que dans les années 2000, on retrouve dans les caves du Louvre des carnets de travaux préparatoires, des brouillons de cases et le synopsis de l’histoire…

Au début du XXème siècle, il devient neurasthénique et abandonne toute ses activités de presse. Il se consacre alors à la création de cartes postales et de jouets en bois avec des silhouettes d’animaux découpées et peintes pour les Grands Magasins du Louvre sous le slogan: « C’est un jouet et en même temps une œuvre d’art. Les petits s’en amuseront ; les grands l’admireront! ».

En 1924, Arnold Schweitzer, le fondateur de la marque Caran d’Ache fait ouvertement référence à Emmanuel Poiré : « Notre firme ne pouvait choisir meilleur nom pour griffer ses produits de haute qualité ». Tout en sachant que « Karandash » fait aussi référence à une pierre noire, le graphite, très présente en Suisse et utilisée dans la fabrication de crayons dès 1915.

Mais attendez! Nous ne sommes pas au bout de nos surprises car il y a encore un autre Karandach! De son vrai nom: Mikhail Nikolaïevitch Roumiantsev(1901-1983). Célèbre clown russe qui créa une véritable école et devint artiste du peuple de l’URSS en 1969.

Karandach. Et pourquoi donc encore ce surnom? Le crayon, encore le crayon, toujours le crayon!

Il a d’abord suivi dès 1914 une formation à l’école de dessin et d’artisanat de la Société impériale d’encouragement des beaux-arts à Saint-Pétersbourg. En 1922, il s’installe à Staritsa et gagne sa vie en dessinant des affiches pour le théâtre de la ville.  Il part en tournée avec la troupe, décide alors de devenir artiste, déménage à Moscou et intègre l’école de cirque. C’est le premier artiste de cirque dont la renommée dépassera les frontières de son pays, il se produira dans le monde entier.

Dites-moi, tout ce qui se cachait derrière les beaux crayons de mon enfance!

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