À Tervuren, « tout passe sauf le passé »…

60ème anniversaire de l’Indépendance du Congo belge – Reprise de mon compte-rendu de notre visite en janvier 2019.

C’est le titre du livre du sociologue flamand Luc Huyse (consacré à l’Apartheid) qui accueille dorénavant le visiteur de l’Africamuseum de Tervuren.

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Auparavant pavillon colonial lors de l’exposition universelle de Bruxelles en 1897, il se métamorphose en « Musée colonial » par la volonté du roi Léopold II ( inauguré en 1910 par Albert 1er). Il portera ensuite le nom de « Musée du Congo belge » et après 1960, « Musée Royal de l’Afrique Centrale ».

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20190119_100946Le voici  par un samedi gelé de janvier 2019, s’étant refait une virginité décolonisatrice, avec adjonction d’une aile d’accueil moderne à l’extrême gauche où je me trouve (avec l’excellent restaurant TEMBO que je vous recommande chaudement).  On rejoint le palais-musée par un couloir souterrain plein de surprises.

 

Pour mieux savourer la métamorphose, jetons un coup d’œil sur son passé…

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Si le buste du roi Léopold II a été aujourd’hui remplacé par la sculpture « Souffle nouveau » d’Aimé Mpané, c’est pourtant bien grâce ou à cause de ce souverain que la Belgique va devenir une nation colonisatrice et richissime jusqu’à l’après-deuxième guerre mondiale. Et ainsi que de fabuleuses  collections uniques au monde vont être engrangées.

Léopold II fut le monarque qui fit entrer la Belgique dans l’ère de la modernité industrielle et architecturale qu’il avait découverte en Angleterre et dans le Paris du baron Haussmann. Rendons à César…

Mais comme ses voisins européens, il avait des ambitions colonisatrices.

Dès 1876, il organise une association internationale comme paravent pour son projet privé d´exploitation des richesses de l’Afrique centrale (caoutchouc et ivoire). Il est aidé par  Stanley contre l’explorateur français de Brazza pour acquérir des droits sur la région du Congo. La région devient sa propriété personnelle, qu’il agrandit avec le Katanga. Ayant pris comme exemple les méthodes brutales des Hollandais face aux populations autochtones notamment « les mains coupées », il est mis en cause dès 1894 par les autorités internationales qui organisent une Conférence internationale sur le sujet. Il est jugé par ses pairs et se voit alors contraint en 1908 de céder ses biens à l’État belge ; biens qui deviendront le Congo belge jusqu’à l’indépendance en 1960.

Léopold II organise en 1897  à Bruxelles une Exposition internationale. Le pavillon africain est construit à Tervuren avec un village africain « zoo humain » selon la tradition de l’époque.

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Le succès fulgurant amène Léopold II à envisager la construction d’un véritable musée colonial, le Musée du Congo. Il engage Charles Giraud, l’architecte du Petit Palais de Paris. Mais le roi meurt en 1909 et c’est son successeur Albert Ier qui l’inaugure.

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Le musée changea de nom, certes, mais eut du mal à se moderniser…

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La transformation fut envisagée dès 2007. Il s’agissait de mettre les collections au goût du jour muséal mais également de les « décoloniser », de faire découvrir et admirer le patrimoine culturel et naturel de l’Afrique centrale. Dans la foulée, des associations réclamèrent la restitution de certains objets aux états africains. La position actuelle du musée est de dire que ces centaines de milliers d’objets, témoins d’une civilisation essentielle à la compréhension de l’aventure humaine, ont été sauvés de la destruction par l’action muséale.

Et pour ma part, je suis de cet avis.

Je ne suis jamais allée en Afrique, je ne suis pas portée instinctivement vers cette civilisation  mais que de merveilles ai-je découvertes lors de cette visite! Les yeux totalement écarquillés… Et je comprends la fascination des artistes européens du début du XXème siècle face à elles…  Peut-être les odeurs de la savane et de la forêt tropicale vont-elle me titiller?

La découverte du désormais Africa-museum  de Tervuren s’est faite en deux temps

La visite du matin fut plutôt consacrée à l’architecture primitive et à la rénovation.

En route pour le couloir souterrain. Tout commence par cette immense et lourde pirogue (plus de 22 mètres de long, pas loin de 4 tonnes confectionnée dans un tronc de Sipo)  utilisée par Léopold III. Dernier objet à quitter le vieux musée, elle fut la première à entrer dans le nouveau. Placée dans le couloir souterrain,  elle fut installée lors de la construction. Impossible de la sortir aujourd’hui…

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On passe ensuite, toujours dans ce couloir, par le dépôt. Lieu dans lequel sont consignées les statues colonialistes…

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Ensuite, promenade dans un bâtiment exceptionnel… L’architecture initiale est respectée avec une touche de modernité indéniable

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L’après-midi, visite d' »objets »… Des masques, des statues, des objets par milliers d’une beauté insolente, émouvante. Quelques photos, moisson bien dérisoire…

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Et les animaux, dont l’emblématique éléphant, dans la grande section de la biodiversité fréquentée par des centaines d’enfants!

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On en ressort à la nuit tombée. Lune glaciale sur le parc engourdi et l’étang gelé mais que de merveilles au fond des yeux !

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Une visite s’impose.

Une visite? ça ne suffira pas pour aller à la découverte de ce musée à nul autre pareil!

Au fil des mots (66) : « planque »

Apprentissage exaltant !  

   Pour apprendre le métier, il fallait accepter de « faire la planque ».

   Planquer voulait dire attendre, de préférence sans se faire remarquer, face à un domicile privé, un ministère, une ambassade, un hôpital, un cercle de jeu, un bordel, un gymnase, un théâtre, que sais-je encore, pour voir sortir celui dont vos chefs vous avaient dit : « Il ne faut pas le lâcher. » Cela signifiait donc attendre, et attendre, et encore attendre, et ne rien faire d’autre, et surtout ne pas quitter son poste… (…) Souvent lorsqu’un photographe nous accompagnait, on planquait dans une voiture. cependant, le journal L’Étoile ne disposait pas d’un parc automobile très important, et la plupart du temps, Batta m’envoyait planquer seul, dans la rue, sous un porche d’immeuble ; dans un bistrot, s’il était bien situé ; sur un banc, s’il se trouvait dans une rue très passante ; à la sortie d’une station de métro, ou à l’arrêt d’une file de taxis ou d’autobus, ou devant un bureau de tabac. Mais cela se passait essentiellement sous des porches.

   On restait droit, debout dans son imper, le dos collé au mur ou à la grille d’entrée de l’immeuble, et il fallait faire bonne figure à tous ceux qui entraient ou sortaient de l’immeuble, faire semblant d’être là depuis seulement quelque temps, consulter sa montre, maugréer comme si la personne que vous attendiez était en retard ; lire un journal et rester indifférent au regard des familiers du quartier et du voisinage ; ou bien jouer une autre comédie, sourire et dire bonjour ; ou bien se faire passer pour un flic, si le bourgeois moyen devenait trop insistant. Ce n’était pas la plus mauvaise des solutions. (…)

   À trop attendre – aussi bien quand on planque que, simplement, lorsqu’on se trouve au siège du journal et qu’il ne se passe rien – on se rend au bistrot le plus proche et on picole. (…) J’avais rapidement pu mesurer le nombre élevé d’ivrognes ou, à tout le moins, de siroteurs patentés qui encombraient le service dirigé par Batta. Cela ne me dérangeait pas, parce que certains d’entre eux racontaient des histoires du métier, des blagues, lâchaient des anecdotes, des conseils ou des tuyaux, et aussi parce que je me disais, en les écoutant et en les observant : tu ne seras jamais comme eux, tu dois t’inspirer de leur savoir et te séparer de leurs vices. Cela ne veut pas dire qu’il ne faille pas boire avec eux. Au contraire, tu peux et tu dois partager leurs rites et leurs coutumes, et rien ne t’interdit de prendre une bonne cuite, une vraie muflée, mais tout t’interdit de t’y habituer et d’en faire une routine. Car avant tout, il faut bien te porter, il faut d’abord garder son corps. Et si tu écris ivre, alors il faut que tu sois à jeun pour te relire. J’avais lu ces deux derniers préceptes dans une « Lettre à un jeune écrivain » d’André Gide, publiée deux ans plus tôt dans la NRF. (…)

   On stationnait sur ses jambes, mains dans les poches, assailli par la tentation de la cigarette ou par la faim – mais un bon planqueur devait prévoir qu’il aurait faim à un moment et à un autre de sa planque, et il ne partait pas, si Batta lui en avait donné l’ordre, sans avoir fait un arrêt au bistrot d’en bas, le Quatre Vents, au pied du journal, pour y commander deux grands sandwiches. C’étaient des jambon-beurre, avec de la baguette, que le patron vous enveloppait dans le même papier dont étaient faites les nappes à carreaux rouges et blancs de son établissement. Le jambon-beurre, nourriture de base de l’homme en attente. On le dévorait à grands bouchées, les yeux braqués sur l’autre côté de la rue ou de la place, sans le mâcher ou presque. (…) Après, si vous en aviez le loisir, il valait mieux tout de même, aller boire un grand verre ballon de côtes du-Rhône au premier comptoir venu, et le faire suivre d’un kaoua, si vous ne désiriez pas trop vous bousiller les intestins. (…) Moi, ce que j’aimais particulièrement dans les sandwiches du Quatre Vents, c’est que la patronne, qui les confectionnait, laissait tout le gras du jambon. Et comme vous mangiez le sandwich sans le regarder, puisqu’il valait mieux ne pas quitter votre planque des yeux, votre dent rencontrait soudain la bordure plus épaisse, près de la couenne, plus gélatineuse, et vous hésitiez à la recracher, mais, finalement, vous l’absorbiez, et c’était la seule partie du sandwich que vous mâchiez avec lenteur et circonspection afin de vous assurer qu’elle descendrait bien dans la gorge…

Philippe LABRO, Un début à Paris

Au fil des mots (65) : « presbytère »

Effraction lexicale 

    À huit ans, j’étais curé sur un mur.(…)
   Le mot « presbytère » venait de tomber, cette année-là, dans mon oreille sensible, et d’y faire des ravages.
   « C’est certainement le presbytère le plus gai que je connaisse… » avait dit quelqu’un.
   Loin de moi l’idée de demander à l’un de mes parents : « Qu’est-ce que c’est, un presbytère ? »
 J’avais recueilli en moi le mot mystérieux, comme brodé d’un relief rêche en son commencement, achevé en une longue et rêveuse syllabe… Enrichie d’un secret et d’un doute, je dormais avec le mot et je l’emportais sur mon mur. « Presbytère ! » Je le jetais, par-dessus le toit du poulailler et le jardin de Miton, vers l’horizon toujours brumeux de Moutiers. Du haut de mon mur, le mot sonnait en anathème : « Allez ! vous êtes tous des presbytères ! » criais-je à des bannis invisibles.
   Un peu plus tard, le mot perdit de son venin, et je m’avisai que « presbytère » pouvait bien être le nom scientifique du petit escargot rayé jaune et noir… Une imprudence perdit tout, pendant une de ces minutes où une enfant, si grave, si chimérique qu’elle soit, ressemble passagèrement à l’idée que s’en font les grandes personnes…
    – Maman ! regarde le joli petit presbytère que j’ai trouvé !
    – Le joli petit… quoi ?
    – Le joli petit presb…
  Je me tus, trop tard. Il me fallut apprendre – « Je me demande si cette enfant a tout son bon sens… » – ce que je tenais tant à ignorer, et appeler « les choses par leur nom… »
    – Un presbytère, voyons, c’est la maison du curé.
    – La maison du curé… Alors, M. le curé Millot habite dans un presbytère ?
    – Naturellement. Ferme ta bouche, respire par le nez… Naturellement, voyons…
  J’essayai encore de réagir… Je luttai contre l’effraction, je serrai contre moi les lambeaux de mon extravagance, je voulus obliger M. Millot à habiter, le temps qu’il me plairait, dans la coquille vide du petit escargot nommé « presbytère… »
    – Veux-tu prendre l’habitude de fermer la bouche quand tu ne parles pas ? A quoi penses-tu ?
    – À rien, maman…

…Et puis je cédai. Je fus lâche, et je composai avec ma déception. Rejetant le débris du petit escargot écrasé, je ramassai le beau mot, je remontai jusqu’à mon étroite terrasse ombragée de vieux lilas, décorée de cailloux polis et de verroteries comme le nid d’une pie voleuse, je la baptisai « Presbytère », et je me fis curé sur le mur.

COLETTE,  » Le curé sur le mur « , La Maison de Claudine, 1922.

Au fil des mots (64) : « violon »

Fleur la guitare – Opus 1  

   Au fil des mois et des années, la collection de M. Dragonetti s’enrichissait. Il lui avait fallu installer de nouvelles vitrines pour contenir ses acquisitions : deux violons de Gasparo da Salo, des manuscrits musicaux de Mozart et de Haydn, un théorbe, une flûte ayant paraît-il appartenu à Corelli. Les contrebasses, alors au nombre de douze, tenaient tellement de place qu’il avait dû les grouper dans un cabinet voisin. Tous ces instruments, à part un violon crémonais d’Amati que je trouvais beau, me laissaient cependant indifférent… Jusqu’à ce qu’on installe près de moi à la place d’un alto prétentieux qui me déplaisait une fort jolie demoiselle.

   Elle était vêtue d’une robe d’écaille du plus bel effet, marquetée de fleurs et de losanges d’ébène. Sans hésiter, sûre de ses lettres de noblesse, elle me montra tout de suite, pour lier connaissance, une petite plaque d’ivoire fixée à l’avers du chevillier. Je déchiffrai : « Voboam. À Paris, 1699 ». Ce devait être le nom du luthier qui avait construit cette séduisante guitare à la taille élancée, trop belle pour n’avoir pas été tenue au cours de sa vie dans les bras de femmes de qualité. Elle m’intrigua d’abord parce que je n’avais pas, jusque-là, prêté attention à ces instruments, ceux-ci ne faisant pas partie des habitués d’orchestre, puis elle ne tarda pas à me plaire.

   Elle était attirante, parlait la langue des violons presque sans accent, m’apportait la nouveauté et le charme d’une conversation qui me changeait des propos de mon frère Drago dont les histoires ressassées finissaient par m’horripiler. Il pouvait, remarquez, penser la même chose à mon égard, mais moi, au moins, alors que j’avais vécu beaucoup d’aventures passionnantes, je prenais soin de ne pas les rabâcher.

   Comme je lui demandais son nom, elle me répondit :

  • La reine Marie Leszczynska m’appelait Fleur à cause de la rose de ma table qui est, paraît-il, très belle.

    Je jetai un coup d’œil sur son cœur où s’épanouissait une rosace d’ivoire niellée d’ébène. Fleur était un nom charmant. Elle eut la bonté de trouver qu’il allait bien avec Coucher de soleil, évocateur de mon vernis orangé. Notre duo débutait sous les meilleurs sons : ceux de la politesse.

   Ma nouvelle amie parlait beaucoup. Elle me raconta notamment son séjour chez la reine dont elle ne quittait pas le salon, posée sur la soie d’une bergère. Marie la prenait chaque soir, lorsque ses amis l’avaient quittée, et jouait l’une des quatre ou cinq mélodies de Jean Boucher qu’elle connaissait par cœur.

  • Parfois, une des dames d’atours, Mme de Châteaurenaud qui chantait bien, s’accompagnait sur mes cordes. C’était un délice.

   Fleur me taquina aussi en me reprochant avec une délicieuses perfidie de ne pas l’avoir remarquée quand Viotti participait au concert de la reine.

  • Bien sûr, disait-elle, qui pouvait faire attention à la pauvre Fleur, abandonnée sur son coussin, lorsque le grand Viotti tirait des sons déchirants de son célèbre Stradivarius?

     Je ris au coup de patte et lui répondis que lorsqu’on joue un concerto difficile, on n’a pas le temps de regarder derrière soi. Et, depuis, les choses avaient changé. Maintenant Fleur était allongée à quelques pouces de moi et me charmait chaque jour un peu plus de ses propos.

    Je sentais, sans savoir de quoi il s’agissait, qu’il m’arrivait quelque chose de neuf et affichais une bonne humeur constante. J’en arrivai à trouver de l’agrément dans les accords que Dragonetti tirait de la contrebasse obèse de Cozio di Salabue, écoutais avec résignation mais sans râler mon frère se plaindre d’être mal aimé et ne manifestais pas l’impatience de jouer, celle-ci ayant risqué de me séparer de ma nouvelle compagne.

   J’avais bien remarqué qu’entre humains, les hommes et les femmes entretiennent des rapports curieux, insaisissables pour les violons les plus fins. Je les avais même vus dormir dans le même lit comme Viotti et la Banti, se disputer à l’exemple des Leclair, et parfois – souvent en vérité – parler d’amour, un mot que je pensais maintenant comprendre depuis que la présence de Fleur rendait ma vie plus savoureuse tandis qu’elle paraissait de son côté se plaire avec moi. Mais je notais une grande différence entre l’amour, appelons-le comme cela, que nous nous portions et celui, brutal et souvent haineux, que semblaient pratiquer les humains.

   Serions-nous les plus sages dans notre carcasse sylvestre?

Jean DIWO, Moi, Milanollo, fils de Stradivarius

 

Au fil des mots (63) : « piano »

Accord exotique   

   Quand il voulut examiner la main du garçon, celui-ci refusa de la dégager. (…) Carroll finit par écarter doucement les bras du garçon. À sa main gauche, trois doigts étaient presque complètement arrachés, retenus par les tendons déchiquetés, couverts de sang caillé. (…) Le docteur se tourna vers Edgar. « Monsieur Drake, je vais avoir besoin de votre aide. Le baume devrait atténuer la douleur, mais quand il va voir la scie, il va se mettre à hurler. D’habitude j’ai une infirmière, mais elle est occupée avec d’autres patients. Si ça ne vous ennuie pas, bien sûr. Je me suis dit que cela vous intéresserait sans doute de voir comment fonctionne notre infirmerie, étant donné son importance dans nos relations avec les gens d’ici.

  • Les gens d’ici, répéta Edgar d’une voix mal assurée. Vous allez l’amputer?
  • Je n’ai pas le choix. J’ai vu des blessures comme celle-ci gangrener tout un bras.(…)

   Carroll se leva et Edgar derrière lui en fit autant. Le médecin, doucement, attacha un tourniquet au-dessus du coude de l’enfant et fit signe à Edgar de lui maintenir le bras. Edgar obtempéra avec l’impression pénible de participer à un acte cruel. Puis Carroll fit un signe à Nok Lek, qui d’un geste brusque tordit l’oreille du garçon. Celui-ci poussa un cri et porta aussitôt sa main libre à son oreille. Avant qu’Edgar ait pu se retourner, le médecin avait scié un, puis deux, puis un troisième doigt. (…)

   Au fil de la matinée, les patients se succédèrent dans le fauteuil d’examen près de la fenêtre (…). À chacun des patients fiévreux, il préleva une goutte de sang qu’il déposa sur une lame de verre et qu’il examina sous un petit microscope dont l’oculaire était éclairé par la lumière qui venait de la fenêtre.

  • Que cherchez-vous? » demanda Edgar, encore secoué par l’amputation. Carroll le laissa regarder dans le microscope.
  • Vous voyez des petits cercles? demanda-t-il.
  • Oui, il y en a partout…
  • Ce sont des globules rouges. Tout le monde en a. Mais si vous regardez de plus près, vous distinguerez qu’à l’intérieur il y a des taches plus sombres.(…) Il y a encore sept ans, personne ne savait ce que c’était, jusqu’au jour où un Français a découvert qu’il s’agissait des parasites responsables de la maladie. Cette découverte m’intéresse beaucoup. (…)

   Carroll conduisit Edgar dans une autre salle à l’écart du QG. À l’intérieur, plusieurs malades étaient allongés sur des couchettes.

      » C’est notre petit hôpital, expliqua le médecin. Je n’aime pas garder les patients ici, je pense qu’ils guérissent mieux chez eux. Mais je préfère surveiller certains des cas les plus sérieux, généralement des diarrhées ou la malaria. 

   Ils passèrent devant les lits. « Ce jeune homme, expliqua Carroll, souffre d’une diarrhée aiguë, j’ai peur que ce soir le choléra. Le cas suivant est terriblement triste et, malheureusement, terriblement courant. La malaria cérébrale. Je ne peux pas faire grand-chose pour ce garçon, il va mourir bientôt. Je veux que sa famille ne perde pas espoir, alors je le garde ici… Cette petite fille a la rage. Elle a été mordue par un chien sauvage. Beaucoup pensent aujourd’hui que c’est ainsi que se transmet la maladie, mais je suis trop éloigné des centres de recherche européens pour connaître l’état des connaissances. (…) Elle, elle n’est pas malade, C’est la grand-mère d’un de nos patients (…) Il n’est pas en danger immédiat.

  • De quoi souffre-t-il?
  • Sans doute du diabète. J’ai un certain nombre de patients qui viennent me consulter parce qu’ils sont effrayés de voir que les insectes boivent leur urine. C’est parce qu’elle contient du sucre. (…) Nous en avons fini pour aujourd’hui. J’espère que vous n’avez pas eu l’impression de perdre votre temps, monsieur Drake?
  • Pas du tout, même si j’ai été un peu désarçonné au début, je l’avoue. Rien à voir avec une consultation anglaise. C’est, disons, moins privé.
  • Je n’ai guère le choix. De plus, ce n’est pas mauvais que les gens voient qu’un Anglais sait faire autre chose que tenir un fusil. » Après un long silence, il reprit : « Vous me demandiez hier quelles étaient mes opinions politiques. Eh bien, en voilà une. » (…)

   Il donna une petite tape dans le dos de l’accordeur. « Vous me cherchiez ce matin, dit-il. Sans doute à propos de l’Érard?

  • Oui, à propos de l’Érard, répondit Edgar encore mal remis. Mais ce n’est pas peut-être pas le bon moment, je m’en rends compte. Vous avez eu une longue matinée…
  • Pas du tout, c’est le moment idéal. Après tout, accorder un instrument, c’est comme soigner quelqu’un. Ne perdons plus un instant. Vous avez été très patient. »

   Malgré la brise fraîche en provenance du fleuve, il faisait chaud. Encore secoué, Edgar retourna dans sa chambre chercher ses outils et le médecin l’emmena par une piste étroite jusqu’à un sentier qui courait entre les bâtiments et la montagne. (…)

   La pièce était sombre. Carroll ouvrit les fenêtres, d’où on avait vue sur le camp et la Salouen aux eaux boueuses. Le piano était là, protégé par une couverture dans le tissu décoré de fines rayures multicolores que portaient la plupart des femmes. D’un geste large, le médecin découvrit l’instrument. « Et voilà, monsieur Drake. » À demi éclairée par la lumière venant de la fenêtre, la surface lisse et presque liquide de l’Érard se détachait de la pénombre ambiante. « Incroyable, dit-il. Je suis… Je suis sans voix… » Il prit une profonde inspiration. « Je n’arrive pas encore tout à fait à y croire. Il y a deux mois que j’y pense, mais je suis aussi abasourdi que si je tombais dessus à l’improviste. Excusez-moi, je ne pensais pas que je serais tellement ému. Il est… magnifique… »

   Il passa devant le clavier. Parfois, tellement absorbé par la mécanique d’un piano, il en oubliait de remarquer la beauté de l’instrument.(…)

    « J’admire votre goût, docteur, dit Edgar. Comment avez-vous su choisir celui-ci? Et pour commencer, choisir un Érad? (…)

  • En fait, pour la marque je n’avais pas vraiment précisé. J’avais demandé un Érard un peu ancien. J’ai peut-être dit 1840, parce que je sais que Liszt avait joué sur un instrument de cette année-là. Mais c’est le ministère qui a choisi, ou bien j’ai tout simplement eu la chance que ce soit le seul sur le marché à ce moment-là. (…) J’ai un peu le sentiment que c’est ma faute si le piano est dans cet état, j’ai pris de gros risques en le faisant venir jusqu’ici, et un amoureux des pianos pourrait m’en vouloir ; je ne sais pas si vous vous le rappelez, mais j’avais demandé au ministère de la Guerre de vous remettre une enveloppe avec consigne de ne pas l’ouvrir. » Il marqua un temps. « Maintenant, vous pouvez. Ce n’est rien, juste la description de la façon dont j’ai effectué le transport du piano jusqu’à Mae Lwin, mais je ne voulais pas que vous la lisiez avant d’avoir constaté qu’il était sain et sauf.
  • Je m’interrogeais, je l’avoue. Je m’étais dit que cette lettre évoquait peut-être les dangers qui m’attendaient et que vous ne vouliez pas que ma femme la lise… Mais le voyage de l’Érard? Vous avez peut-être raison, je devrais vous en vouloir. Mais je suis accordeur. Ce que j’aime encore plus que les pianos, c’est les réparer. Et de toute façon, il est là. Maintenant  que je suis là aussi… » Il s’arrêta et regarda par la fenêtre. « Je ne peux pas imaginer un endroit plus stimulant et qui mérite mieux sa musique. (…) Voici, docteur, mes instruments. » Edgar ouvrit sa sacoche et les étala sur la banquette. « J’ai apporté l’équipement de base… »

Daniel MASON, L’accordeur de piano

 

Au fil des mots (62) : « épopée »

Peur de rien

Paris, 1940. Le 17 juin, les troupes allemandes ont défilé sur les Champs-Élysées comme elles le faisaient quotidiennement depuis qu’elles étaient entrées dans Paris, trois jours plus tôt. C’est ce jour-là qu’en Heinrich Himmler a choisi pour venir dîner à « La Petite Provence ». Je n’ai pas compris comment il a atterri là. L’officier allemand, dépêché pour faire la réservation et visiter les lieux, avait dit que le Reichsführer-SS voulait un restaurant avec vue sur la Tour Eiffel, ce qui n’était vraiment pas le cas de mon établissement où on ne pouvait la voir que d’une seule table en terrasse, et encore, en tendant le cou.

   Arrivé vers 22heures, donc à la nuit tombée, Himmler n’a pas cherché à voir la tour Eiffel (…). de toute évidence, le Reichsführer-SS n’était pas venu faire du tourisme. Protégé par une quinzaine de soldats et accompagné par autant de collaborateurs, sans parler des quatre camions militaires stationnés sur la place, devant mon restaurant, il a travaillé jusque tard dans la nuit en dépliant des cartes et en faisant beaucoup de bruit.(…) J’avais préparé le repas avec ce que j’avais. De la morue dessalée et des pommes de terre, notamment.

   Après mon foie gras d’oie au porto, à la compotée d’oignon et de figue en entrée, Himmler et ses camarades ont eu droit à ma célèbre brandade de morue, puis à une charlotte aux fraises, avant ma farandole de tisanes. Je m’étais surpassée.

   J’avais pourtant le moral à zéro : à 12h30, le même jour, j’avais entendu le discours radiodiffusé du maréchal Pétain qui prétendit avoir « fait à la France le don » de sa personne « pour atténuer le malheur. » Avant de lâcher de sa voix de vieux constipé en plein effort, juste avant le clapotis que l’on sait : « C’est le cœur serré que je vous dis aujourd’hui qu’il faut cesser le combat. » (…)

   À la fin du repas, Heinrich Himmler a demandé à me voir. (…) C’était la première fois que je voyais un dignitaire nazi. Avant le dîner, Paul Chassagnon m’avait mise en garde : Himmler était l’homme des basses œuvres d’Hitler, un affreux personnage qui semait la mort partout où il passait. Au premier abord, le Reichsführer-SS inspirait pourtant confiance. N’était son gros cul, il semblait tout à fait normal, j’allais dire humain, mais je ne peux le dire aujourd’hui, maintenant que l’on sait tout ce que l’on sait. Je crus même déceler dans son expression un mélange de respect et de compassion envers nous autres Français. 

   Par personnel interposé, Himmler m’interrogea sur mes tisanes, puis sur les plantes médicinales. Mon allemand était trop rudimentaire pour que j’ose lui répondre dans sa langue (…)  

   Pour continuer à séduire le Reichsfüher-SS, je lui ai dit que je devais beaucoup à une grande Allemande du XIIè siècle, Sainte Hildegarde de Bingen, qui a beaucoup écrit sur les plantes, et dont je possédais les oeuvres complètes. Afin de lui montrer que je savais de quoi je parlais, j’ajoutai que Le Livre des subtilité des créatures divines était un de mes livres de chevet. Je ne savais pas encore qu’Himmler avait quatre ennemis dans la vie : par ordre décroissant, les Juifs, le communisme, l’Église et la Wehrmacht.

   « Le christianisme, a-t-il dit, l’œil sévère, est l’un des pires fléaux de l’humanité. (…) Nous allons nous en débarrasser. Il n’y a rien à en garder, pas même Hildegarde  de Bingen qui n’était qu’une bénédictine hystérique et frigide… »

   Je me suis rattrapée aux branches… (…) J’ai demandé au maître d’hôtel d’aller lui chercher un assortiment d’une dizaine de mes boîtes de pilules. (…) Himmler me félicita pour la beauté de mes boîtes avec leurs étiquettes à l’ancienne.

   « Es ist gemütlich« , a-t-il dit, le dernier mot étant repris par la plupart des officiers qui, autour de lui, semblaient boire ses paroles. 

   Après m’avoir annoncé qu’il voulait continuer à « échanger » avec moi, le Reichsführer-SS a demandé à l’un de ses collaborateurs, un grand échalas blême, de prendre toutes mes coordonnées. (…)

Paris, 1942. Heinrich Himmler ne m’a plus donné signe de vie pendant près de deux ans. Jusqu’à ce qu’un matin, deux SS se présentent au restaurant et dévalisent mon stock de pilules « Rose » pour la forme et le sommeil. Ils sont revenus deux mois plus tard. (…) À partir de là, il fallut me rendre à l’évidence : avec mes pilules qui favorisaient l’énergie et le repos d’un des plus grands chefs nazis, je travaillais à mon corps défendant pour la victoire finale de l’Allemagne.

  Je ne voyais pas bien ce que je pouvais faire. (…)  J’envisageai un moment d’ajouter de l’arsenic ou du cyanure dans mes pilules mais c’eût été stupide : comme tous les industriels de la mort, le Reichsfüher-SS était un grand paranoïaque ; il bénéficiait, selon toute vraisemblance, des services d’un goûteur, ce qui pouvait expliquer en partie sa surconsommation. Pour le supprimer, je ne voyais, en vérité, qu’un seul moyen : le traquenard amoureux. 

Franz-Olivier GIESBERT, La cuisinière d’Himmler

Au fil des mots (61) : « vivre »

Âme théâtrale

   On ne se révolte pas, on danse. 

  Chacun sait que cela peut être long. Personne ne peut prédire quand il obtiendra la précieuse autorisation de sortie, les médecins en décident entre eux. Quelque chose frémit, dont on n’est pas vraiment sûr, et puis un matin, une infirmière vous dit de faire vos bagages.

  Grâce au vieux ghetto-blaster qui, par magie, fonctionne encore, et aux cassettes de mon frère, on partage quelques rocks avec deux, trois soignants emballés. (…) Ces boums offrent sans doute une occasion unique pour les ados aux veines tailladées de les sentir battre sous leur peau, au rythme de Police ou de Oberkampf (…)

    Nous sommes presque heureux… Malgré les visites de routine de chaque matin, la ronde des blouses blanches en observation, la cuisine toujours soigneusement fermée à clé, la salle de bains à tour de rôle, puis l’extinction des feux avant 20 heures, indissociable d’une copieuse distribution de médicaments… Malgré les face-à-face avec les médecins, devant lesquels il faut faire profil bas pour ne pas rester enfermé ad vitam aeternam, les regards intrusifs des infirmiers qui passent et repassent dans le couloir, scannent les chambres, et notre envie irrépressible d’être aussi transparents que les murs. (…)

   Mais je suis coincée au deuxième étage de l’hôpital des Enfants malades, et il y a maintenant ce nouveau venu qui vient rompre notre bonne humeur inespérée, il est beaucoup plus jeune que la plupart d’entre nous mais il détruit tout sur son passage. Régulièrement, sans raison, il se jette sur le corps le plus proche pour le rouer de coups. Toute le monde en a peur, lui-même semble effrayé par sa propre violence, comme si ça se passait hors de lui, ou dans quelque embranchement inaccessible de son cerveau.

   Même s’il est sa première victime, il est impossible de l’aimer. Dans les yeux des soignants, je lis la même consternation, la même impuissance.

   Il a à peine six ans, et les adolescents le croisent en rasant les murs, espérant ne pas déclencher par un geste hasardeux un regard mal interprété sa colère arbitraire et les crises qui s’ensuivent.

   Un soir, le garçon à la cicatrice m’invite à regarder un film avec Romy Schneider sur une télé minuscule prêtée par son père. Nous n’avons pas la télé dans nos chambres, ni dans la salle de séjour. Cela fait des semaines que je ne l’ai pas regardée.

  « Préférer les risques de la vie aux fausses certitudes de la mort », murmure l’actrice, débordant d’une émotion qui la rend si belle. Je note toutes ses répliques dans mon carnet, à côté des pages remplies du mot Vivre. Le film s’appelle Une femme à sa fenêtre, encore une histoire de fenêtre. Et si c’était la solution, s’inscrire dans un cours de théâtre, accepter que ça déborde? Il y aura la sécurité du cadre, du cadre de scène ou celui défini par la caméra, pour contenir, autoriser, et même encourager ce qui, dans la vie courante, est toujours de trop.

  L’émotion est pénible au quotidien, embarrassante. Les mains qui tremblent, les maladresses, tout porte à rire, ou dérange. Je pense à ma mère qui traverse sa journée sur un fil, dans un équilibre précaire, essuyant avec lassitude les reproches qui pleuvent, alors que sur le grand écran, les spectateurs considéreraient peut-être sa fragilité comme un supplément d’âme, une sensibilité un peu naïve qui leur rappellerait celle d’une Mia Farrow… Tout se transforme quand on va au cinéma : la folie de Romy Schneider devient grandiose, le mal-être de Patrick Dewaere bouleversant, le filet de voix de Charlotte Gainsbourg touchant, la fébrilité de Nastassja Kinski sensuelle… (…) 

   Pourquoi faudrait-il des boucliers? Pour quelle guerre? je m’inquiète, y en a-t-il une nécessairement? Faut-il s’y préparer, que cela nous plaise ou non ?(…) Je me mets une goutte de parfum sur la nuque, une à chaque poignet, puis je retourne à mon walk-man ou à mon cahier, tentant de me persuader que je suis à nouveau pleine d’espoir : « Vivre » et aussi « m’inscrire dans une école de théâtre » ! »

   Les psychologues décident de me croire, et voilà que les semaines écoulées ici ne seront bientôt qu’un souvenir. (…) Ma mère est venue me chercher. Nous passons ensemble les lourdes portes de verre, qui se referment aussitôt derrière nous.(…) Je serre la main de ma mère. On dirait que le rythme a changé, les gens vivent en accéléré. La lumière est violente, le ciel trop blanc. (…) Difficile de lui expliquer que c’est comme sortir d’un profond sommeil, d’une grotte, ou d’une très longue lecture, avec l’impression de n’avoir parlé à personne depuis des mois et de recevoir d’un seul coup la vie dans ses bras… Je flotte, j’ai froid, et j’observe les gens courir, j’observe le tableau plein de vie sans en faire partie. 

Isabelle CARRÉ, Les Rêveurs

Au fil des mots (60) : « ténor »

Caruso est mort.

   Le gouvernement décrète un deuil national. Les drapeaux sont en berne, le roi ouvre la chapelle réservée à la famille royale pour les funérailles et le corps embaumé est exposé dans un sarcophage de verre.

   Puccini accuse le coup. Malgré leur quinze ans d’écart et leurs disputes, l’amitié ne s’est jamais démentie. Il appréciait le gamin contraint de travailler dès l’âge de dix ans dans un atelier de mécanique avant que les tarentelles chantées à la terrasse des cafés ne le propulsent sur le devant de la scène. Peu lui importait qu’il ne sache pas déchiffrer une partition. Caruso avait une oreille et une voix en or, il était drôle, simple, les amis de la taverne l’auraient adopté. Avec lui, la conversation était facile et, à défaut d’être originaux, les sujets étaient fondamentaux. Sujet numéro un: la femme ; sujet numéro deux : la santé ; sujet numéro trois : l’argent.

   La femme : ils pouvaient établir un parallèle. Puccini connaissait Ada, il les avait recrutés tous les deux pour La Bohème à l’opéra de Livourne, la soprano avait quitté son mari pour le ténor, le mari était entrepreneur, l’aventure lui rappelait sa jeunesse et le représentant en vins et spiritueux largué par Elvira. Par la suite, Caruso veut qu’Ada arrête sa carrière ; elle ne veut pas ; elle refuse de l’accompagner aux États-Unis, quand c’est Puccini qui refuse à Elvira qu’elle accompagne après le suicide de la domestique. Mais il demeure avec Elvira coûte que coûte alors que la femme de Caruso s’en va avec le chauffeur. L’un et l’autre ont des amours passagères, ils en parlent à mots couverts pour ne pas offenser le sort. Caruso rencontre pendant la guerre une jeune Américaine qu’il épouse. Puccini reste pensif et il rigole quand l’autre le traite d’homme à femmes puisque tous les héros de ses œuvres sont des héroïnes.

   La santé : ils recommandent l’opium en cas de diarrhée et les Valda pour la gorge irritée par les paquets de cigarettes égyptiennes. Malgré les pastilles, Caruso va de bronchite en laryngite sur fond de migraine et il est opéré d’un nodule sur une corde vocale. Un soir, un élément du décor lui tombe sur le dos ; son médecin diagnostique des douleurs intercostales ; deux mois plus tard, il crache du sang sur scène pendant L’Élixir d’amour ; on découvre une pleurésie compliquée d’un emphysème. Il faut sept opérations pour drainer les humeurs. À côté, le diabète de Puccini ressemble à une promenade de santé, surtout depuis la découverte de l’insuline. Et à propos de gorille*, Caruso lui raconte l’anecdote du zoo de New York, la femme qui l’accuse de lui avoir mis la main au panier, qui appelle un policier ; pour sa défense, il prétend que c’est le gorille qui a eu un geste déplacé, pas de chance, la dame est mariée, on ne plaisante pas avec les mœurs, il est condamné pour outrage à une amende de dix dollars.

   L’argent : Ils sont tous les deux en haut de l’échelle, Caruso un peu plus haut car il a enregistré la bagatelle de 260 disques qui en font le premier millionnaire. Ils parlent donc de ponts d’or et de leur équivalent général, les cadeaux à tout va, le soin qu’il met à s’habiller, les grigris, médailles pieuses et corne de corail qui ne le quittent pas, ses collections de timbres, de montres et de tabatières.

   Le 1er août, il part consulter un spécialiste à Rome, il meurt le lendemain matin à Naples, où il était né, dans une chambre de l’hôtel Vesuvio, face à la mer, d’une péritonite causée par un abcès au rein. 

Puccini ne se rend pas aux funérailles de Caruso.

Bernard CHAMBAZ, Caro, carissimo Puccini

*Puccini aimait se moquer de lui-même en racontant « qu’il avait renoncé à se faire greffer des couilles de gorille à cause de son diabète… »

Au fil des mots (59) : « non-dit »

Paul et Marguerite   

   Pour moi, Marguerite Rosenberg était l’incarnation de ce qu’on appelle « la grand-mère gâteau ». Pas seulement parce que chaque promenade avec elle se terminait invariablement par un arrêt chez le pâtissier. Pas seulement parce que j’avais compris qu’il suffisait que j’émette le désir d’un livre, d’un disque, d’un stylo 4 couleurs comme j’en ai rêvé des mois durant dans les années soixante, pour la voir me les offrir le lendemain. Mais aussi parce qu’elle était l’incarnation de la femme plantureuse contre laquelle les chagrins d’enfant étaient vite consolés. Parce qu’elle me passait tous mes caprices et que dormir chez elle me faisait échapper à la surveillance maternelle. Elle était pour moi une vieille dame très douce et gentille dont j’étais la petite-fille choyée. (…)

   Elle ne sortait jamais le soir, avait très peu d’amis, et de l’argent qu’elle ne dépensait pas, sinon en frais de confort : femme de chambre, cuisinière, chauffeur, elle n’avait nul besoin de ce train de vie, mais s’y était habituée. J’ai le souvenir qu’après le dîner, elle allait donner à la cuisinière de l’argent pour les achats du lendemain, et du vivant de mon grand-père, elle lui réclamait chaque soir quelques sous avant de partir à la cuisine commander les repas du jour suivant. Je percevais la rage impuissante de Paul devant des dépenses sans intérêt. Si je n’avais pas consciemment saisi l’humiliation qu’il y avait de tendre chaque soir la main vers l’homme au porte-feuille qui, chaque soir, protestait avec mauvaise humeur, j’avais juste compris qu’une femme devait essayer de ne pas dépendre de son mari, et qu’il eût mieux valu que ma grand-mère travaillât.(…)

   Elle était – tout comme mon grand-père – l’incarnation de ces familles juives d’avant guerre qu’on a appelées « israélites » jusqu’aux années soixante, c’est-à-dire de confession juive, plus ou moins pratiquantes, mais profondément assimilées à la société française, même après le choc des années quarante.

   Telle était ma grand-mère, disparue en juillet 1968, et telle que je l’ai toujours évoquée jusqu’en avril 2010. Jusqu’à l’ouverture des cartons récupérés dans les entrepôts de Gennevilliers. Depuis, j’ai le plus grand mal à faire coïncider les images, tant elles se contredisent.

   Apparemment, elle eut assez vite la tête tournée par le concurrent principal de Paul, qui fut même un temps son partenaire en affaires. On a vu comment il fut décidé en 1918 que Paul représenterait Picasso en France et en Europe, et Georges Wildenstein en Amérique. Je n’avais jamais compris pourquoi l’association se brisa en 1932, quand Paul récupéra la totalité de la représentation de l’artiste. Ni pourquoi le nom de cette famille dans la nôtre relevait du tabou.

   Et puis voilà que l’on tombe soudain sur les secrets enfouis dans le non-dit familial, au fond des placards. Toujours bouleversants. Les taire ? Ils n’ont rien de honteux, même s’ils ont dû blesser, à l’époque. Pourquoi les révéler ? Ils ne regardent personne, sinon des protagonistes tous morts depuis si longtemps… Détestation pour cette transparence absolue, au mieux voyeuse, au pire toujours un peu totalitaire.

   Mais ils permettent de mieux comprendre la psychologie de mon grand-père, méfiant et ombrageux, la personnalité devenue passive de ma grand-mère, et son retrait de toute vie mondaine et sociale.

   Je me retrouve, les bras ballants, devant des confidences de cousins, avec des lettres qui parlent, et je les palpe, sans vraiment décider.

   Mes grands-parents ont vécu la situation comme un drame familial. Leurs enfants, ma mère, on oncle, comme une tache sur le couple que formaient leurs parents et une honte secrète (ma mère, disparue en 2006, ne m’en a jamais parlé). (…) L’entourage, la famille, le petit milieu parisen n’en ont rien ignoré, et ce secret de polichinelle dut faire les gorges chaudes des soirées de Deauville, avant guerre. (…)

   En fait, je n’aurais pas parlé de cette histoire si je n’avais découvert, dans les cartons rapatriés du garde-meubles, un document poignant écrit par mon grand-père en 1942, alors que son fils Alexandre se trouvait dans l’armée d’Afrique de Leclerc, entre les batailles de Bir-Hakeim et El-Alamein. Paul avait fait le projet d’aller voir son fils qui lui manquait tant. Il finit par y renoncer à la dernière minute devant les difficultés du voyage et le risque que son avion soit abattu par les Allemands. Mais il eut le temps d’écrire une lettre de dix pages couverte de sa fine écriture et enfouie dans le tiroir d’un bureau de la 57è Rue à New York. Le bureau déménagea avec lui à la 79è, mais le tiroir resta fermé. Quelques mois après la mort de mon grand-père, au début des années soixante, Alexandre, en faisant du rangement dans les papiers de son père, tomba sur ce document, le tapa à la machine pour le rendre plus lisible, et l’envoya à ma mère. (…) « Tu pleureras comme moi en lisant cette lettre », écrit Alexandre à sa sœur, Micheline. « Nous l’avons encore plus méconnu que nous ne le croyions. (…) Je pense qu’en tout état de cause, tu devras montrer cette lettre à notre mère. » Ma mère l’a-t-elle fait? Quelque chose me dit que non, et il vaut mieux à tout prendre que Margot soit morte en paix en 1968, à Paris, quelques semaines après les événements de mai.

   Car cette lettre est dure, très dure. Écrite par Paul, elle avait pour but d’être posthume, et de fait le fut, adressée à sa femme et à sa fille – « ses deux chéries » – et à son fils qu’il s’apprête à aller voir, conscient qu’il ne reviendra peut-être pas. C’est une réflexion sur la vie, sur sa vie, sur celle qu’il voulut pour sa famille et sur le chagrin de n’avoir pas su rendre heureuse cette femme qu’il adorait. (…)

   Ma grand-mère s’est ennuyée. Peut-être était-elle frivole, sensible aux apparences et au luxe. C’est ce que semble penser sévèrement mon grand-père. (…)

  Elle voulut divorcer, mon grand-père refusa. Ils étaient mariés sous le régime de la communauté réduite aux acquêts et sans doute l’amour et la colère ne furent-ils pas la seule raison de son refus. Toujours est-il qu’à partir du moment où Margot renonça à sa vie d’amante et sacrifia sa vie de femme, elle le fit payer cher à Paul, en se désintéressant de sa vie sociale et professionnelle. En refusant de faire des efforts que le statut de femme d’un grand marchand parisien requérait aux yeux de mon grand-père.

Anne SINCLAIR, 31 rue La Boétie

 

Au fil des mots (58) : « flamboyant »

L’Europe de l’esprit

   Pourquoi les Français sont-ils le plus souvent indifférents à l’Europe ou traumatisés par elle ? (…) Quand donc cessera-t-on d’être suspect chaque fois qu’on parle du dix-huitième siècle ? Pour quelle raison vaut-il mieux être anglais pour le faire ? (…) L’Europe, dites-vous? Oui, mais laquelle ? (…) Vécue par qui ? Réfléchie comment ? Avec quels mots ?

   Prenez Charles-Joseph de Ligne (1735-1814) : qui le connaît ? qui le lit ? Quoi ? un Belge ? Un prince ? Un maréchal autrichien ? Un courtisan d’influence à la fois stratège militaire et diplomate en tous sens ? Un débauché, un philosophe ami de Voltaire, un artificier des conversations à Versailles, à Vienne , à Moscou? Un acteur essentiel des coulisses? Un ami intime de Casanova ? Et, en plus, un grand écrivain français ? Non, c’est trop, arrêtez, la scolarité n’y trouve pas son compte, l’université a la migraine. Trop de traversées de frontières, trop de codes secrets, trop de bals, de fêtes, de concerts, d’absences de préjugés, de chevaux, d’uniformes, de femmes ; trop de relativité. Qui aimeriez-vous être? demande-t-on, un jour, à Ligne ? Réponse : « Une jolie femme jusqu’à trente ans, un général fort heureux et fort habile jusqu’à soixante, un cardinal jusqu’à quatre-vingts. » (…)

   Ligne (quel nom !), tout en jouissant de son château de Belœil, saute d’un royaume à l’autre et semble séduire tout le monde. Mme de Staël, son futur éditeur, dit de lui : « Il a passé par tous les intérêts de ce monde et s’entend singulièrement à bien vivre. » Catherine de Russie trouve qu' »il pense profondément et fait des folies comme un enfant ». Joseph II s’amuse avec lui. Pour Goethe, il aura été « l’homme le plus joyeux de son siècle ». Il est de tous les instants de Trianon, flirte avec Marie-Antoinette (« Elle faisait la Reine sans s’en douter, on l’adorait sans songer à l’aimer »), devient l’amant de Mme du Barry, pense que Mme de Pompadour déraisonne (« elle me dit cent mille balivernes politico-ministérielles et politico-militaires »). De sa fréquentation des souverains, il tire la conviction définitive que l’Histoire n’a d’autre sens que l’intérêt particulier, l’orgueil, l’ambition, la vengeance. Maréchal du Saint-Empire, il diagnostique vite l’ennemi principal : la Prusse. Libre-penseur, il n’en restera pas moins catholique pour des raisons politiques (contre la raison qui tourne au fanatisme et à la folie). (…) Entre deux chevauchées, deux missions, il écrit ce qu’il appelle ses « livres rouges ». La vie est un rondeau vite bouclé, il faut savoir l’entendre et le danser sans manquer à sa morale personnelle. (…)

   L’Europe se décompose et se recompose sous ses yeux? Il écrit, il sait que la vérité est là : « C’est une bonne soirée, car j’écris dans mon petit pavillon de verre où la lune jette aussi ses rayons sur mon papier. » (…) Quand il repense à son existence passée, il se revoit ainsi : « Jeune, extravagant, magnifique, ayant toutes les fantaisies possibles… »  (…) Inutile de préciser qu’il n’aura pas de mots assez durs pour la Terreur et sa conséquence : Napoléon (Ligne l’admire pour son génie militaire, mais le surnomme Satan Ier).

   Le 13 décembre 1814, à 10h30 du matin (en plein Congrès de Vienne dont il est, avec Metternich et Talleyrand, la vedette), Ligne s’éteint. Il avait dit qu’il voulait ne pas mourir, « nous verrons si cela réussira ». Un témoin raconte qu’à la fin il se mit à chanter, puis dit : « C’est fait. » Ce furent ses derniers mots. Il eut droit, selon son rang et son grade, à un cheval caparaçonné de noir derrière son cercueil. Les officiers qui défilèrent derrière ce qui restait de lui, et cela se passe de commentaire, venaient des armées autrichiennes, russes, françaises, anglaises, prussiennes et bavaroises. Un autre drame européen dont nous sortons à peine (mais qui en est sûr?), allait commencer.

Philippe SOLLERS, Liberté du XVIIIème (1996)

 

Un superbe domaine à visiter ! Ne partons pas au loin, découvrons notre pays…

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