Bonheur simple au jardin, bonne lecture apaisante!
Octobre
Quand j’ouvre le journal, je constate que tout s’effondre, l’industrie, les valeurs, l’oxygène, le nombre de mots que nous utilisons, l’orthographe, la confiance, surtout celle des hommes, le moral des ménages…
Quand je mets la radio, tout le monde hurle en même temps. Ils hurlent tous la même chose, ils veulent tous avoir raison.
Quand j’allume la télé c’est encore plus terrifiant. Des torrents de boue envahissent les villes, midi et soir, et les terroristes sont partout.
Quand je vais chez Isabelle, le mercredi et le dimanche, je découvre une planète dont personne ne parle. Elle n’est pas médiatique, pas scandaleuse, elle ne fait pas peur. Elle est discrète et profonde. La plupart des gens veulent avoir peur. Autour de la petite ferme d’Isabelle ils ne verraient que silence et ennui. Au bout d’une heure ils seraient en manque de catastrophes et s’enfuiraient chez eux, retrouver un monde en flammes.
S’il n’y avait pas la grâce d’Isabelle, autour de cette ferme, je travaillerais avec moins d’ardeur. Tous les gestes d’Isabelle sont gracieux, qu’elle ratisse des glands sous les trois grands chênes qui ombragent sa maison, qu’elle s’accroupisse comme un enfant pour les ramasser à pleines mains et remplir des seaux, qu’elle déplace un vase de pensées, pousse une brouette, arrose un arbuste ou se hisse sur la pointe des pieds pour cueillir des figues, ou manie le sécateur dans une haie de buissons ardents. Tout est beau à regarder, à surprendre, son visage attentif, la vie souple de sa poitrine lorsqu’elle soulève les bras, ses épaules fragiles.
N’allez pas croire que je suis vautré dans une chaise longue et que je la regarde s’agiter. Je l’observe en travaillant à ses côtés. Plus elle est belle, plus j’ai envie de travailler. Nous restons souvent jusqu’à la nuit dans les champs, parce que Isabelle n’est jamais plus troublante que sous cette lumière d’octobre, dans ses petits tee-shirts de coton blanc. Elle est heureuse que je l’aide depuis des années à entretenir la ferme où son père a trimé toute une vie pour qu’elle devienne institutrice.
Hier nous avons planté trois rangées de framboisiers remontants. Je faisais les trous à la bêche, elle y jetait quelques poignées de terreau et de fumier de cheval, sortait le plant de son godet, l’installait. Pendant qu’elle arrosait, je tuteurais avec des bambous verts que je vais couper près d’une source.
Elle est rentrée un peu avant moi, prendre une douche et mettre au four un gratin qu’elle avait préparé le matin.
J’étais seul, dans le silence de ce petit vallon, à sept heures du soir. Sur la crête déjà noire des collines, de petits nuages progressaient en file indienne, comme des moines courbés sous leurs capuchons roses.
J’aimerais que le journal parle de ce petit vallon un soir d’octobre. Je serais sans doute le seul à l’acheter. Je ne crache pas dans la soupe, je ne vaux pas mieux que les autres et je n’écris pas ces quelques pages pour donner des leçons. Nous évoquons avec un léger mépris la beauté simple d’un jardin, nous sommes fascinés par les gouffres de l’enfer.
Il faut beaucoup de patience, beaucoup de silence pour avoir le privilège d’entrer dans la tendresse d’un jardin.
J’écoutais la nuit au milieu des pommiers. Le père d’Isabelle est un peu plus bas, dans le petit cimetière du village. Ses pommiers sont toujours là. Je me tenais debout et heureux, comme il avait dû l’être, le jour où il les avait plantés et tous les jours suivants, quand sa présence et sa main leur confiaient sa tendresse.
René FRÉGNI, Je me souviens de tous vos rêves