Au fil des mots (6): « banlieue »

En le lisant, vous entendrez sa belle voix grave. Bonne découverte!

Parfums d’enfance  années 60 

    Quand les choses eurent pris leur place, nous étions quatre, mon père, ma mère, mon frère et moi, plus la chatte Mistouflette, et nous avons eu de bons moments. C’était le temps de l’idéal, la banlieue, les années soixante.

     Communistes par notre père qui est aux cieux et catholiques par notre mère qui l’est depuis, nous avons bénéficié, Francis et moi, d’une éducation plutôt contrastée.

     La vie était bohème, avec des grosses galères en fin de mois. Le programme de ma famille était simple : on n’a pas beaucoup, on se serre la ceinture, on passe l’année et en juillet, colo, puis en août, Douelle, dans le Lot, le camping sauvage.

    C’était la vie des travailleurs, convaincus de bâtir un avenir meilleur – faucille et marteau en tête d’affiche. La révolution, la grande aventure collective : Aragon, Jean Moulin et Angèle Grosvalet, dont la photo à dix-sept ans figurait dans le livre de la Résistance que tout bon militant possédait et dans lequel on trouvait aussi une réplique de l’Affiche rouge. C’était notre atlas, notre dictionnaire, notre bible.

    Maman avait des bibles, des livres de prières  qu’elle couvait comme un secret. Moi, je croyais en Dieu depuis l’âge de cinq ans, avant de savoir qu’elle y croyait aussi. (…)

      Nous avons donc vécu, là, dans cette couronne de banlieue, la grande, près des champs de pommes de terre et des avions qui décollent. Encore la campagne et déjà la ville et ses grues synonymes de grands ensembles qui avaient pris la mesure des choses, cette ville grandissante et moderne aux portes de ce petit village agricole vacillant qui va mourir avec le progrès. Oh ma banlieue, mon pays, mes racines, tu avais encore un visage d’enfant venu d’un temps où la langue ne se parle presque plus, ici, près des pistes d’Orly. Banlieue, origine du monde, tu restes dans mon cœur comme la Bretagne pour un Breton, Marseille pour Pagnol, le pays d’origine d’un émigré.

    Je me souviens de ta découverte. Mes voyages étaient mentaux, chantés, murmurés, des prières. Toute tentative de mettre mon corps en mouvement devenait un effort douloureux alors que mon esprit, lui, voyageait à l’aise.(…) J’entends encore les garçons de ma classe me surnommer gras double.

    Mais parlons de choses plus joyeuses que mes problèmes de poids, évoquons cette époque où nous étions quatre, ces moments merveilleux, la rue des Acacias, le foot, le muguet, la politique, les chansons, les films, les copains, les copines, Dieu et la Vierge Marie.

    Des rues en construction où tout semble démarrer, une vie toute tracée, du bonheur pour nos parents, ces enfants d’après-guerre que 68 allait visiter. Moi, ce n’est pas que je m’en foutais, mais le plus important était d’appréhender cette terre nouvelle et promise, de la parcourir par le petit bout de la banlieue. Le premier jour de ma mémoire, le monde me faisait déjà frissonner. Mon pays de la rue des Acacias, le découvrir comme Christophe Colomb sans tuer d’Indiens, traverser le jardin, sortir, aller au bout de la rue. Tout me paraissait grand, féerique. 21 et 23, rue des Acacias, je me souviens. Mes parents avaient mis toutes leurs économies, avec un emprunt de vingt ans sur le dos, dans cette habitation à loyer modéré. (…)

    Le plus magique, c’était la nuit. Je laissais ma fenêtre ouverte à l’espagnolette et les volets idem, j’écoutais les avions atterrir et décoller en me berlinant de l’avant vers l’arrière, assis en tailleur sur mon lit dans une quasi-obscurité, chantant des chansons connues ou imaginaires, qui se transformaient en incantations presque religieuses. Je frissonnais de bonheur et de mélancolie, je m’envolais vers un autre monde, un autre moi, jusqu’à ce que je sombre dans la rivière du sommeil où je me noyais de rêveries. (…)

    Parmi les avions, ma préférence allait à la Caravelle, dont mon grand-père Henry vantait les mérites. « Ces sont les avions les plus sûrs », disait-il. Je savais qu’elles revenaient d’Algérie, ces Caravelle, car elles ramenaient ma tante Denise, lumineusement belle et mystérieuse, de ce pays empreint d’exotisme.

   Je regardais le vent faire s’envoler des arbres les feuilles de l’automne, et mûrir au printemps des fleurs de rosée, puis leurs déshabillements l’hiver venu, en été je ne sais pas , ou alors je ne sais plus… Je partais en vacances pour d’autres couleurs, tout était simple et beau… 

Marc LAVOINE, L’homme qui ment

Histoires de clochettes

Il est bizarre, notre 1er mai, cette année… Le muguet se fait rare et la lutte contre la maladie a remplacé la lutte des classes. Quoique… avec la colossale crise économique qui pointe le bout de son nez, les syndicats ont de « beaux jours » devant eux.

Mais qu’importe. On se souhaite peut-être plus fortement encore, en ces temps incertains, tout le bonheur du monde!

Je vous repropose un petit article que j’avais écrit en 2012. L’histoire n’a pas changé!logotipo-del-colibrí-aislado-en-el-fondo-blanco-contorno-eps-ilustración-vector-139390445Bon 1er mai ! Un brin virtuel de muguet et le bonheur qui va avec pour tous, fidèles lecteurs et autres ! 

Du muguet, pourquoi du muguet, et depuis quand? Et pourquoi le 1er mai? Voyons voir… 

1732.jpegLe mois de mai a toujours été un moment charnière, célébré par différentes civilisations. Pour les Celtes, il s’agit de la fête de Beltaine, le passage de la saison sombre à la saison claire, de l’hiver au printemps en quelque sorte, qui signifie la reprise des activités, le retour dans les champs et le début des expéditions guerrières. De grands bûchers sont allumés pendant que les druides récitent des incantations. Chez les Romains, la période est encore plus festive avec le déroulement des Jeux floraux fêtant l’efflorescence de la nature dans toute son exubérance. Pendant plusieurs jours d’affilée, orgies et danses rythment la vie des Romains en l’honneur de la déesse Flore, dont la statue est représentée chargée de fleurs. Désormais, l’arrivée du mois de mai gardera cet aspect exceptionnel et festif. Au Moyen Âge, c’est celui des accordailles ou des fiançailles entre jeunes gens : on dépose les premières fleurs de la saison devant la porte de la promise, en fonction de ses qualités. À Toulouse, un grand concours de poésie prend le nom de Jeux floraux pour célébrer la langue d’oc : dès le XIVe siècle, troubadours et ménestrels rivalisent de rimes pour décrocher les premiers prix, des fleurs d’argent telles que la violette, l’églantine, le souci ou encore l’oeillet.

Églantine rouge contre muguet blanc

Le muguet pointe le bout de ses cloches à la Renaissance, lorsque le tout jeune roi Charles IX le popularise à la cour de France. La légende veut que le chevalier Louis de Girard ait offert au monarque un bouquet de cette fleur embaumante et encore assez méconnue, de retour d’une mission. Charles IX apprécie tellement la fleur qu’il décide d’en offrir à toutes les dames de la cour la veille de son sacre, le 1er mai 1561, comme gage de bonheur. Le geste s’oublia quelque peu : il faut dire que le massacre de la Saint-Barthélemy ne fut pas la marque d’un règne fort heureux et que le muguet reste une plante potentiellement toxique…

À ld-eglantine-2.jpega fin du XIXe siècle, en pleine révolution industrielle, les clochettes n’ont pas encore investi les rues. La fleur d’églantine règne en maître lors du 1er Mai : sa couleur rouge reste le signe de reconnaissance des ouvriers qui défilent sur le pavé pour réclamer l’abaissement de la journée de travail à huit heures. Pas question pour les socialistes de choisir le muguet blanc, surtout connu des Parisiens et associé depuis trop longtemps au culte de la vierge Marie fêtée au mois de mai – les clochettes symbolisant les larmes de la mère du Christ. Les fleurs d’églantine, cultivées au nord de la France, là où se déroulent les premiers rassemblements massifs d’ouvriers, deviennent naturellement le signe de reconnaissance des manifestants, et les policiers commencent à surveiller de près ces contestataires à la « boutonnière fleurie » en tête des cortèges.

muguet%20brin.jpegLe muguet symbole de la réconciliation nationale

Mais le marketing va finir par gagner la partie. Dès 1900, les couturiers distribuent des brins de muguet à toutes leurs clientes à l’occasion du 1er Mai. La fleur devient le symbole du printemps, de l’amour et des beaux jours. Elle orne peu à peu corsages et chapeaux des employées, la presse s’en mêle avec des articles pittoresques, les cartes postales se multiplient comme autant de porte-bonheur. Au même moment, la parfumerie parvient à recréer de manière artificielle sa fragrance si particulière dont les femmes raffolent. En 1910, les deux fleurs sont au coude à coude : on compare les « églantinards des boulevards », ferments de la Révolution, aux amoureux tranquilles avec leur brin de muguet. Et lorsque les jeunes filles des halles apportent leurs bouquets de clochettes au président de la République, la messe est dite : la France entière adopte rapidement les couleurs vertes et blanches d’une fleur délicate. L’églantine ne peut plus lutter contre la production quasi industrielle, notamment autour de Nantes, du nouveau symbole du 1er Mai. En 1936, un compromis est trouvé : les manifestants mettront un petit ruban rouge autour de leur brin un peu trop blanc. Cette fois, le muguet a conquis toute la France, des catholiques aux socialistes.