Au fil des mots (16): « tendresse »

Cure de jouvence  

  Après cinquante-cinq ans d’une vie où toutes les notes s’alignaient comme sur une partition de Chopin, elle a été surprise de s’entendre dire « Pourquoi pas ». (…) Il est dix-sept heures. Chaussures en daim, pantalon de toile et pareil à l’autre jour, plusieurs pulls superposés, il l’attend devant une voiture qui ne ressemble pas à celles qu’elle a connues.

  • Laissez-moi quelques minutes, Il y a pas mal de trucs à organiser là-dedans.

  Il marmonne en rangeant un sac à dos dans le coffre et elle aime cette improvisation malhabile. Henri ne la surprenait jamais. Elle a de la tendresse pour cet homme qui doute et s’autorise néanmoins un écart.

  • Voilà, vous pouvez vous asseoir maintenant.

   Il tient la portière qu’il referme derrière elle. Avant de démarrer, il la regarde un instant et comme pour obtenir sa bénédiction :

  • En route?

   Pendant le premier quart d’heure, un long silence, la sensation de faire une fugue d’adolescents, de braver un interdit. Que dirait Frédéric s’il la voyait avec un inconnu dans une Peugeot bleue cabossée sur une route de montagne? Cet homme l’intrigue et sa curiosité l’affole. Il n’y a pas à nier l’évidence, il l’a séduite. Ses pulls superposés, sa maladresse et un fou rire sur une terrasse.

    Elle est assise bien droite, son sac serré sur les genoux. Il est là, concentré sur la route, si près d’elle, ses grandes mains noueuses sur le volant. Elle observe les muscles de son avant-bras se tendre quand il change de vitesse. Elle s’enfonce dans son siège.

   Il choisit un CD. L’accordéon, le banjo et la mandoline se mêlent aux voix graves et envahissent la Peugeot.

  • C’est beau, dit-elle.
  • La musique chaâbi fait tout oublier. Elle a bercé mon enfance, dans la rue, chez le coiffeur, au café. Là-bas, tout le monde adore ces airs populaires. Là-bas, c’est chez moi, en Algérie.

    Un homme, venu d’un ailleurs mystérieux, l’emmène dans un endroit connu de lui seul et elle trouve ça grisant. Elle a l’impression de manger une friandise en cachette.

   Après des virages à n’en plus finir, il s’arrête sur un petit parking, lui ouvre la portière et lui offre son aide. Elle pose la main sur son poignet pour assurer son geste. Sa peau est chaude et son duvet léger, elle chancelle, s’appuie sur son bras solide et se laisse guider le long du chemin rocailleux.  Au bout du sentier balisé, une vue à couper le souffle. Un soleil blanc, devenu écarlate, couronne les montagnes immobiles. Dames en capelines, leur cimes enneigées s’élèvent majestueusement dans le ciel. Au premier plan, comme une pierre précieuse dans un écrin, un lac couleur saphir. Sa surface limpide réfléchit le ciel et les nuages évanescents. Et comme s’il les attendait, un large banc en bois face à la rive. Perché sur un écriteau « Baignade interdite », un merle les regarde. Tout est calme sous ce ciel d’avril.

    Personne ne lui avait jamais offert un moment aussi parfait. Une totale harmonie, la douceur de l’air, le silence devenu confortable. Elle ne savait pas qu’un bonheur aussi simple pouvait exister.

    Il sort de son sac à dos un Thermos, deux tasses, des abricots secs et des boudoirs.

  • J’ai réussi à me procurer quelques friandises en cuisine. Je vous sers un café?

    Elle ne boit que du thé et, après dix-sept heures, elle a l’habitude de prendre des tisanes. Si elle accepte, elle ne dormira pas. De toute façon, cette nuit elle n’aura qu’une envie : se souvenir.

  • Avec deux sucres, s’il vous plaît.

   Il farfouille dans son sac.

  • Quel idiot! J’ai oublié le sucre. Du lait?
  • Non, merci.

    C’est une jolie façon de faire connaissance, savoir combien de sucres l’autre prend dans son café, si on est plutôt thé ou tisane, serré ou déca, bord de mer ou altitude, Saint-Malo ou Bagnères-de-Bigorre. On parle de petits riens et, de fil en aiguille, la conversation s’engage tranquillement, devient plus naturelle.

  • Je peux vous prendre en photo? demande-t-il.

   Elle ne sait pas pourquoi mais face à ce paysage idyllique elle aime entendre cet homme prononcer cette phrase.(…)

  • Avec mon mari, nous visitions les Châteaux de la Loire.

    Un jour Henri avait esquissé un sourire, les yeux plissés. « Vous avez l’air heureux. » « C’est le soleil qui me gêne. » Elle n’avait jamais oublié cette réplique.

  • Je me sens moins enfermée ici. Vous connaissez la Loire?
  • Ma femme et moi faisions partie d’un club de Scrabble et nous avons passé toutes nos vacances à sillonner la France. (…)
  • Votre femme n’aime pas les cures thermales?
  • Non, c’est pas ça…
  • Excusez-moi…
  • Il y a onze mois, elle s’est noyée à Nice.

   Le merle se pose au bord du lac, avance une patte, hésite, s’envole.

  • La vie ne tourne pas toujours comme on l’avait imaginé, reprend-elle doucement.
  • Le plus étonnant, c’est de me retrouver seul ici avec vous sur ce banc.

    Les montagnes sont là dans toute leur splendeur et on entend une cloche sonner au loin.

  • C’est ce qu’on appelle un concours de circonstances.
  • Le destin… Mektoub, comme on dit chez nous.
  • La nuit tombe, il est temps de rentrer.

  Ils quittent le paysage qui les enveloppe de sa bienveillante présence en cet instant si singulier. De nouveau un silence qu’ils ne connaissent pas, un silence moins confortable. Elle ne veut plus qu’il lui prenne le bras, elle voudrait être ailleurs, tout cela est trop particulier.

  • J’ai oublié le rendez-vous téléphonique avec mon fils
  • Vous direz qu’il y avait une séance de méditation en option.
  • Sinon je risque la punition…
  • Avec le bonnet d’âne, vous imaginez?

    Ils éclatent de rire et la caresse de l’air leur paraît à nouveau plus légère. La lune s’élève à l’est dans le ciel constellé d’étoiles qui vire au bleu sombre. Il chuchote.

  • Puisque la nuit est destinée au sommeil, à l’inconscience, au repos, à l’oubli de tout, pourquoi la rendre plus charmante que le jour, plus douce que les aurores et que les soirs… À qui était destiné ce spectacle sublime, cette abondance de poésie jetée du ciel sur la terre?*
  • Vous aimez à ce point les ciels étoilés?
  • J’aime beaucoup Maupassant et beaucoup moins les ciels étoilés depuis l’accident. C’est la première fois que je redécouvre ce plaisir. J’ai l’impression qu’Orion nous observe.
  • Orion?
  • Elle est là, toujours au même endroit, au nord-est de Sirion et à quarante-cinq degrés de Castor et Pollux.

    Marguerite s’assied dans la voiture et ne peut s’empêcher de penser qu’il vit seul, comme elle.

*Guy de Maupassant, Clair de lune.

Karine LAMBERT, Eh bien, dansons maintenant!

Au fil des mots (15): « filature »

La série des Enquêtes de Victor Legris a pour héros Victor Legris, un libraire  propriétaire de la librairie L’Elzévir, sise au 18 rue des Saints-Pères, dans le Paris des années 1890-1900. Passionné de photographie et d’ouvrages anciens, il se trouve mêlé à des affaires criminelles qui défraient la chronique. Parmi les autres personnages qu’il côtoie : Kenji Mori, son père adoptif et son associé ; Joseph, commis de librairie et friand de comptes rendus d’affaires criminelles dans les journaux. La série permet de suivre l’évolution familiale des différents personnages mais aussi de croiser de nombreuses célébrités de l’époque et de se promener dans le Paris du tournant du siècle. Un vrai plaisir!

La vie parisienne

    La rue du Faubourg-Montmartre en ribote flamboyait sous les réverbères à becs jaunes. Les noctambules ralentissaient l’allure jusqu’à s’amasser en un flot dense et animé devant la façade d’un café-concert qui annonçait en lettres de flammes : Folies-Bergère. Victor et Joseph sautèrent d’un fiacre et se mêlèrent aux groupes que fendaient parfois les carrioles d’un marchand d’oranges ou d’un débiteur de pâtisseries. Joseph acheta au vol deux galettes à la frangipane et s’engouffra à la suite de Victor dans le jardin d’hiver abrité sous une vaste tente. (…) Des bambocheurs s’enterpellaient en anglais, en allemand ou en espagnol. Un municipal louchait sur une bande de jeunes gens à casquette, le mégot collé aux lèvres, l’injure prête à jaillir. Des familles austères venues là pour les clowns, les acrobates et les lutteurs côtoyaient cette foule interlope. Ils les suivirent, atteignirent un guichet, payèrent leur ticket d’entrée et pénétrèrent dans une salle de spectacle en forme de fer à cheval. Une âcre odeur de tabac leur emplit les poumons. Un ballet tiré de l’histoire romaine s’achevait. Patriciens et Sabines dansaient joyeusement sur le Forum.

  • L’Enlèvement des Sabines, déchiffra Joseph sur son programme. J’ignorais que ce théâtre était destiné à fournir des enseignements pédagogiques.
  • Anatomiques, Joseph, anatomiques.

    Une ouvreuse les mena à une loge ornée de velours rouge. Tassés l’un contre l’autre, ils s’efforcèrent de distinguer la scène à travers le brouillard de fumée accumulé jusqu’au plafond. La galerie du premier, surmontée d’un lustre lové dans un dôme, leur apparaissait semblable à une brochette de fantômes blanchâtres.(…)

    Les lumières s’estompèrent, il y eut des roulements de tambours et des miaulements de clarinette. La superbe Miranda, reine du diabolo, tint le public en haleine sous le halo d’un projecteur jusqu’à ce qu’une donzelle suspendue à un trapèze par les mâchoires lui chipa la vedette. Un kangourou boxeur, un chameau valseur, un coq arithméticien démontrèrent à l’assistance l’égalité de l’animal avec l’homme. Victor et Joseph rongeaient leur frein. (…) L’entracte survint sans que la Reine Mab ne se montre.

  • On la réserve pour la fin, grommela Joseph.

    Ils allèrent se dégourdir les jambes. Aucun d’eux ne remarqua un homme en manteau de vigogne, chapeau incliné sur les yeux, camouflé près des waters. L’inspecteur Valmy jetait des regards dégoûtés sur l’assemblée en s’épongeant le front. Il y avait là pléthore de maquereaux en haut-de-forme et en gants jaunes qui ne valaient guère mieux que leurs congénères du ruisseau, et les femmes légères faisaient leur trafic sans se soucier de la police des mœurs. En réalité, le spectacle des Folies-Bergère n’était qu’un prétexte, il ne se jouait pas sur la scène, mais dans la salle et les promenoirs, surtout celui du bas, surnommé le Marché aux veaux, une foire permanente de filles de joie. 

    « Elles sont couvertes de soie comme les cochons de rubans au concours agricole, pensa-t-il en reportant son attention, sur les libraires. Et le Nippon, qu’est-ce qu’il fiche? Cela fait une heure que je lui ai téléphoné! Je veux qu’il constate de visu les écarts de sa chère parentèle. Ah, elle est belle, la bourgeoisie! »

    Saisi d’un subit accès d’écoeurement, il se boucla dans les toilettes, sortit une brosse à ongles et se frotta furieusement les mains en évitant de les essuyer au torchon crasseux qui pendouillait à côté du lavabo. Il s’aspergea d’eau de Cologne, enveloppa la poignée de la porte d’un carré de papier toilette dont il se débarrassa promptement.

    « Nom de Dieu, où sont-ils? »

     Il dévala les marches et poussa un soupir de soulagement. Les deux dépravés regagnaient la salle. Croupe ondulante, seins en obus, une poupée blonde aux lèvres purpurines se colla à lui.

  • Tu m’offres un verre, mon joli? Moi, tout ce que je veux, c’est une limonade et un peu d’amour.

     Augustin Valmy brandit l’index et vociféra.

  • Hors de ma vue, petite traînée!
  • Bégueule, va, rapiat, répondit la blonde sans élever la voix. Vu ta tronche, tout ce qui doit fréquenter ton matelas, c’est des punaises, minable!

    Dissimulé parmi les fêtards, Kenji, réjoui, observait l’algarade. Il se composa un visage de marbre, s’approcha de l’inspecteur Valmy qui lui chuchota au passage:

  • Ils ont rejoint leurs places. Un de mes hommes surveille leur loge.

Claude IZNER, Le petit homme de l’Opéra

Sous le pseudonyme de « Claude Izner » se cachent deux sœurs, Liliane et Laurence Korb. Les douze enquêtes de Legris sont donc écrites à quatre mains. Cependant elles ont également publié chacune de leur côté, notamment de très nombreux livres pour enfants et adolescents. Elles ont également fréquenté le domaine du cinéma en tant que réalisatrices et monteuses. Laurence est devenue bouquiniste sur les quais de la Seine…

 

Au fil des mots (14) : « heureux »

La force d’un jardin   

     Le ministère de la Culture naît le 3 février 1663. Ce jour-là, Colbert réunit chez lui quatre personnages de confiance : Charles Perrault qui pour l’instant travaille mollement chez son frère Pierre, receveur général des finances de Paris ; durant ses larges loisirs, il versifie des pièces de circonstance que le roi a goûtées. Jean Chapelle, un vieux critique littéraire. Un certain Amable de Bourzéis, théologien. Et l’abbé Cassagne, prédicateur. Colbert leur confie une première mission de la plus haute importance : choisir les légendes et emblèmes qui accompagneront les monuments royaux et toutes les médailles. Pour cette raison, cette « petite Académie » deviendra plus tard l’Académie des inscriptions et belles-lettres.

      Très vite, le quatuor est chargé d’une autre tâche, plus générale : la propagande. Enrôler l’art et les artistes au service du roi.

     La petite Académie se réunit chez Colbert deux fois par semaine, les mardis et vendredis. Dans l’intervalle, sous la conduite de Perrault, elle commande, elle corrige, elle contrôle, elle gratifie.

    La petite Académie règne sur les grandes et y installe ses sbires : Lully à l’Académie royale de danse, Le Brun à l’Académie de peinture et de sculpture, le révérend père Du Hamel à l’Académie des sciences (1666). C’est Perrault lui-même qui s’occupe de l’Académie française, née en 1634. Et toujours lui qui tient la liste, soixante à quatre-vingts noms, ceux des heureux bénéficiaires des largesses royales. Seule manière de vivre, pour les artistes, en un temps où le droit d’auteur n’existe pas.

*

    Si l’écriture, la peinture, la sculpture, la musique, les médailles du roi apportent leurs pierres séparées à l’éloge, le jardin peut offrir une mythologie qui les rassemble toutes. Et l’inscrire dans un espace où chacun se promène. Et l’installer dans le cycle du temps : saison après saison, la légende s’éternise.

    « Je vous veux pour Versailles. »

    Peut-on concevoir l’ivresse d’un mortel qui se voit chargé d’un tel ouvrage? Recevoir commande du roi lui-même, non seulement d’un tout-puissant mais – puisque le XVIIème siècle ne sépare pas le pouvoir du sacré – d’une divinité incarnée! Et le jardin qu’on lui donne à concevoir est celui de la monarchie elle-même. En le dessinant, il va raconter la nouvelle histoire du royaume et son lien avec le Ciel… Pensées vertigineuses qui ébranleraient plus d’une âme.

                                                           *                                                     

     Un jour de 1983, j’ai vu sortir Ieoh Ming Pei du bureau de François Mitterrand*. Le président de la République venait de lui confier le Louvre pour en faire « le plus beau musée du monde » (les politiques français n’ont jamais connu la modestie). Toute ma vie je me souviendrai des lunettes rondes et du sourire enfantin du Chinois. Je l’ai raccompagné jusqu’à la grille. Il flottait plus qu’il ne marchait. Jamais les graviers de la cour n’avaient connu visiteur plus léger.

    Alors j’imagine Le Nôtre après son entrevue avec le roi. L’homme qui, ce soir-là, par les allées revient chez lui ne prend pas le chemin direct. Il s’égare un peu. Seule façon de retrouver la paix. Il longe les rives de la Seine où des portefaix « font grève », c’est-à-dire attendent du travail, le chargement ou le déchargement d’un bateau. Il se perd à l’ouest dans la garenne où il a rencontré, enfant, ses premiers lapins et sangliers. Il salue les oiseaux de la volière, rend une dernière visite aux parterres dont il a fait planter chaque bulbe. La nostalgie combat en lui la fierté. Il prie ses chers jardins des Tuileries de pardonner la longue infidélité qui va l’occuper ailleurs.

Érik ORSENNA, Portrait d’un homme heureux   André Le Nôtre 1613-1700 

*Érik Orsenna fut un collaborateur très proche de François Mitterrand à l’Élysée et son « nègre » pour les grands discours officiels, ceci en toute transparence.

Au fil des mots (13) : « porcelaine »

Jean-Paul Desprat, à la manière d’un Alexandre Dumas moderne, raconte dans cette trilogie de très gros livres (Bleu de Sèvres, Jaune de Naples, Rouge de Paris) l’histoire de la manufacture royale de Sèvres. Pâte tendre, pâte dure, la guerre économique bat son plein, l’espionnage industriel à l’échelle de l’Europe aussi. Dans Jaune de Naples, les maîtres de la céramique français se rendent à Naples sur l’ordre de Marie-Antoinette pour refonder la manufacture de Capodimonte. Herculanum et de Pompéi, récemment redécouvertes, sont toutes proches…

Inspiration antique

    Il avait été plusieurs fois question au cours de la visite des ateliers et du laboratoire de la fabuleuse source d’inspiration qu’allait procurer aux sculpteurs et aux peintres de la nouvelle fabrique le voisinage d’Herculanum dont les merveilles continuaient d’être mises au jour. La journée de Sculler et d’Alfano, commencée avec l’aube, était depuis longtemps terminée, aussi proposèrent-ils de concert de se rendre sans attendre dans l’enclos des fouilles . (…) Ce fut une superbe promenade. Bordée de villas vésuviennes désertées du fait de l’absences de la Cour, la large avenue paisible que les tilleuls embaumaient était striée par l’ombre des grands pins parasols sur le pavement de lave. (…) Stafferi les conduisit directement dans la maison des fouilles où officiaient et vivaient les deux Venuti, le père, Marcello, et son fils, Domenico, qui depuis dix ans dirigeaient les fouilles ainsi que l’Accademia Ercolanese qui, dans une vaste et belle maison à l’entrée du site, servait d’école à l’usage des archéologues.

    La boue du Vésuve, ce mélange de lave et de trombes d’eau qui avait dévalé les pentes du volcan lors de la terrible éruption de l’an 79, avait coulé jusqu’à la mer en pétrifiant tout sur son passage. Sur cette glaise, devenue plus dure qu’un ciment, la végétation avait regagné et fait pendant longtemps oublier la riche Herculanum des temps de Titus, chantée par Strabon, Pline, Florius et Stace. Le lieu était tant sorti des mémoires que seul un miracle au début du XVIIIème siècle avait permis d’en retrouver la trace. (…)

    Cette promenade commencée au crépuscule et poursuivie aux flambeaux sous la conduite experte des deux Venuti fut un choc. Le labyrinthe de rues qui s’enfonçait sous terre semblait simplement déserté par l’approche du soir et l’on s’attendait, à chaque carrefour, à voir surgir un spectre en toge ou pointer le cimier d’un légionnaire.

    Eustache caressait les fresques, soulignant de son index les volutes des chimères et des arabesques qui avaient conservé la fluidité de leurs savants linéaments et la fraîcheur de leurs couleurs:

  • Incroyable, incroyable!… C’est tout un livre ouvert qui ressuscite l’ancien monde… Je reviendrai copier tout cela!
  • Vous ne le pourrez malheureusement pas, répliqua l’aîné des Venuti, puisque, par ordre du roi, il est interdit – tout comme à Pompéi d’ailleurs – de faire le plus petit dessein ou relevé, mais je vous laisserai observer à loisir les planches de l’Académie et je ne m’en offusquerai pas si vous en calquez quelques-unes pour votre usage familier.

    Considérant alors Anselme, il poursuivit:

  • Votre visite tombe à pic, car nous avons besoin de l’avis d’un chimiste pour pourvoir à la conservation de ces merveilles… Le docteur Bajardi avait préconisé de vernir les fresques mais le vernis mis au point en son temps par un certain Stefano Moriconi s’est obscurci avec la lumière. Nous avons testé ensuite de les frotter avec une cire incolore mais nous n’avons fait que les encrasser…
  • Oui, répondit Anselme, il vous faut quelque chose de transparent, stable aux rayons du soleil et qui laisse respirer le mur… Je devrais pouvoir trouver une solution!. (…)

   La nuit était tombée. Les Français, émus de tout ce qu’ils venaient de découvrir, s’attablèrent ensemble en contrebas, au bord de l’eau, sur le petit port de Granatello, dans une auberge où les chaises s’enfonçaient dans le sable de la plage. Ils se régalèrent, à la lueur de lampions colorés, de choses simples : des petits farcis d’oignons, des olives, de la pancetta – poitrine de porc séchée et roulée – , du jambon. Pour la première fois, ils goûtèrent la mozzarella immaculée, polie au dehors comme un galet, vermiculée au-dedans comme une roche tuffique, fromage des bufflesses antiques qui ne peut voyager au-delà de la frontière des Deux-Siciles sans se corrompre. Ils l’accompagnèrent d’un pain à la croûte si noire qu’on l’eût pu croire cuit dans la lave du Vésuve mais si blanc dedans qu’il semblait être fait des neiges qui parfois l’hiver couronnent le cratère. Un vin léger et frisant d’Ischia agrémentait le tout.

Jean-Paul DESPRAT, Jaune de Naples

Au fil des mots (12): « Pô »

Brouillard parmesan et eaux boueuses du Pô au menu du commissaire Soneri. Une Italie poisseuse avec une blessure toujours béante entre anciens fascistes et partigiani communistes. Tout ça sur fond de la musique de Verdi, on est à Parme tout de même! Giallo envoûtant, poétique et brutal.  Bonne lecture détrempée !

Vendetta, vendetta, vendetta!

     Le brouillard pesait, immobile, sur les toits alors qu’il déambulait dans les rues désertes du petit matin. Et lorsqu’il eut quitté la ville, il observa les bourbiers de la campagne plate dont il semblait impossible de se détacher pour courir vers le ciel parce que le ciel, avec ses brumes, s’était abaissé jusqu’à embrasser la terre. Il dut exhiber à nouveau sa carte professionnelle pour franchir le barrage de police et se diriger vers la digue. Sur les routes, il croisait des camions, des fourgons et des tracteurs chargés de meubles qui progressaient en sens inverse : une fuite loin du front de l’eau qui menaçait plusieurs mètres au-dessus de la plaine sans défense.

     Depuis le chemin de halage, le fleuve semblait infini, pareil à une mer couleur de boue qui aurait été entravée par des digues réduisant son espace. L’eau se situait plus ou moins à deux mètres en dessous du bord de la digue principale, sur laquelle avaient été alignés des sacs de sable afin d’augmenter d’environ un mètre sa portée. La péniche apparut devant le commissaire entre les branches nues secouées par le courant. Un monstre de rouille, énorme et trapu, sur lequel seule l’inscription « TONNA », en lettres majuscules, sur la proue, semblait neuve. À première vue, elle avait l’aspect d’un poisson-chat avec un pont aussi plat que la plaine et une unique saillie du côté de la poupe représentée par la cabine de pilotage. Pour le reste, on remarquait le contour surélevé de la coque qui bordait le pont et quelques petites écoutilles servant à aérer la soute.

      Soneri se gara au milieu des flaques d’eau sous la digue et il la trouva face à lui auréolée de brouillard. De temps en temps, le courant la secouait, mais le mouvement, plus qu’à un signe de vie, ressemblait au soubresaut d’un pachyderme moribond.

     Il fit quelques pas avant d’apercevoir la voiture utilitaire des carabiniers dont descendit un soldat de service, tout jeune et transi de froid. Il montra sa carte professionnelle et celui-ci lui indiqua la passerelle. Après quoi, il l’aida à la poser sur le pont. Le commissaire nota les gros câbles marins qui retenaient le bateau…

Valerio VARESI, Le fleuve des brumes

 

Au fil des mots (11): « gazette »

La presse people… rien de nouveau sous le soleil!  Bonne lecture plaisante!

Lundi 10 août 1778

     Nicolas fut réveillé à neuf heures par Catherine qui s’inquiétait, le sachant peu coutumier du fait. Après une toilette rapide et un chocolat pris dans sa chambre, il descendit saluer M. de Noblecourt qu’il trouva lisant la Gazette de France et grommelant, l’air agacé :

  • Peuh! Que m’importe à moi que le roi d’Espagne ait assisté à une séance de son Académie royale! Tout cela pour apprendre les funestes conséquences de l’ignorance des peuples; c’est forcer une porte ouverte! Ou qu’à Vienne on ait appris le deuil pour une princesse inconnue dont je n’ai que faire. Que les États autrichiens ont sel en abondance à Salzbourg ! Je m’en serais douté. Quand donc aura-t-on des nouvelles qui en soient? Ah! plus intéressant, on vient de donner , le 3 août dernier, l’Europa riconosciuta d’Antonio Salieri à l’Opéra de Milan. Reconstruite après incendie sur ordre de Marie-Thérèse, il prend le nom de Scala… Tiens! pourquoi? Mais voici Nicolas.
  • Bien le bonjour, monsieur le Procureur. L’humeur serait-elle dénigrante ce matin? Gare, ce tempérament annonce un accès de goutte.
  • Paix! Taisez-vous, malheureux! C’est comme pour le démon, la nommer c’est la faire venir. Je suis à son égard ménager de mes invitations, elle n’a que trop tendance à s’imposer d’elle-même. Je vais bien et me fâche de ne trouver trace dans ce papier…

Il agitait la gazette avec véhémence.

  • … que de coliques de princes, deuils de cours et précisions sur les salines de Schelan dont je me moque comme d’une guigne! Sonnerais-je Catherine pour votre chocolat?
  • Point. Je vous remercie. Elle y a pourvu dès mon réveil tardif.

Jean-François PAROT, Le noyé du Grand Canal (une enquête de Nicolas Le Floch)

 

 

Au fil des mots (10) : « sérénité »

Bonheur simple au jardin, bonne lecture apaisante!

Octobre

    Quand j’ouvre le journal, je constate que tout s’effondre, l’industrie, les valeurs, l’oxygène, le nombre de mots que nous utilisons, l’orthographe, la confiance, surtout celle des hommes, le moral des ménages…

    Quand je mets la radio, tout le monde hurle en même temps. Ils hurlent tous la même chose, ils veulent tous avoir raison.

    Quand j’allume la télé c’est encore plus terrifiant. Des torrents de boue envahissent les villes, midi et soir, et les terroristes sont partout.

    Quand je vais chez Isabelle, le mercredi et le dimanche, je découvre une planète dont personne ne parle. Elle n’est pas médiatique, pas scandaleuse, elle ne fait pas peur. Elle est discrète et profonde. La plupart des gens veulent avoir peur. Autour de la petite ferme d’Isabelle ils ne verraient que silence et ennui. Au bout d’une heure ils seraient en manque de catastrophes et s’enfuiraient chez eux, retrouver un monde en flammes.

    S’il n’y avait pas la grâce d’Isabelle, autour de cette ferme, je travaillerais avec moins d’ardeur. Tous les gestes d’Isabelle sont gracieux, qu’elle ratisse des glands sous les trois grands chênes qui ombragent sa maison, qu’elle s’accroupisse comme un enfant pour les ramasser à pleines mains et remplir des seaux, qu’elle déplace un vase de pensées, pousse une brouette, arrose un arbuste ou se hisse sur la pointe des pieds pour cueillir des figues, ou manie le sécateur dans une haie de buissons ardents. Tout est beau à regarder, à surprendre, son visage attentif, la vie souple de sa poitrine lorsqu’elle soulève les bras, ses épaules fragiles.

    N’allez pas croire que je suis vautré dans une chaise longue et que je la regarde s’agiter. Je l’observe en travaillant à ses côtés. Plus elle est belle, plus j’ai envie de travailler. Nous restons souvent jusqu’à la nuit dans les champs, parce que Isabelle n’est jamais plus troublante que sous cette lumière d’octobre, dans ses petits tee-shirts de coton blanc. Elle est heureuse que je l’aide depuis des années à entretenir la ferme où son père a trimé toute une vie pour qu’elle devienne institutrice.

    Hier nous avons planté trois rangées de framboisiers remontants. Je faisais les trous à la bêche, elle y jetait quelques poignées de terreau et de fumier de cheval, sortait le plant de son godet, l’installait. Pendant qu’elle arrosait, je tuteurais avec des bambous verts que je vais couper près d’une source.

    Elle est rentrée un peu avant moi, prendre une douche et mettre au four un gratin qu’elle avait préparé le matin.

    J’étais seul, dans le silence de ce petit vallon, à sept heures du soir. Sur la crête déjà noire des collines, de petits nuages progressaient en file indienne, comme des moines courbés sous leurs capuchons roses.

    J’aimerais que le journal parle de ce petit vallon un soir d’octobre. Je serais sans doute le seul à l’acheter. Je ne crache pas dans la soupe, je ne vaux pas mieux que les autres et je n’écris pas ces quelques pages pour donner des leçons. Nous évoquons avec un léger mépris la beauté simple d’un jardin, nous sommes fascinés par les gouffres de l’enfer.

    Il faut beaucoup de patience, beaucoup de silence pour avoir le privilège d’entrer dans la tendresse d’un jardin.

    J’écoutais la nuit au milieu des pommiers. Le père d’Isabelle est un peu plus bas, dans le petit cimetière du village. Ses pommiers sont toujours là. Je me tenais debout et heureux, comme il avait dû l’être, le jour où il les avait plantés et tous les jours suivants, quand sa présence et sa main leur confiaient sa tendresse.

René FRÉGNI, Je me souviens de tous vos rêves

 

Au fil des mots (9): « mode »

Vous rêvez de haute-couture? Bonne lecture!

Défilé

Paris, automne 2015

     J’ai l’impression de vivre dans un théâtre de marionnettes. Je suis invitée à un défilé de mode. Au premier rang sont alignées des actrices célèbres lunettées de noir alors que règne l’obscurité. Elles ne doivent pas être assez payées pour sourire. L’une, dont la crinière noire ébouriffe toujours les photos, a trois longs cheveux, un de chaque côté, et un autre derrière. Une autre est habillée comme le Petit Chaperon rouge, grasse comme si elle avait dévoré le loup. Une troisième n’en a que pour son caniche, glissé dans son manteau de fourrure, sa poitrine est si exposée qu’on croirait qu’elle va lui donner le sein. Une autre encore, je sais que c’est mal de le penser, est le sosie d’une guenon. Au bout du rang, une influenceuse en chef de la beauté aurait bien besoin d’une douche. Leurs chaussures me fascinent : des sandales peu raccord avec la météo, des chaussures de ski à talons aiguilles, des mocassins de bénédictines. La plupart souffrent de n’avoir pas mangé depuis plusieurs jours, la seule action sensée serait de leur donner un sandwich. Elles sont toutes défraîchies, malgré leurs vêtements neufs, on dirait qu’elles sortent du bal du dernier volume de La Recherche du temps perdu. Leurs yeux sont rivés sur leur téléphone. Elles font très bien semblant de s’ennuyer. On hésite : sont-elles empaillées ou évadées du musée Grévin? Seule Catherine Ringer, la chanteuse des Rita Mitsouko, a l’air vivante avec son chignon gris et sa robe paysanne roumaine. Et moi, vêtue d’un vieux manteau, je me sens saine comme Heidi sur sa montagne.

    Le show commence, les portables se lèvent, toutes regardent le défilé par le biais de ce filtre. La plupart des mannequins sont couvertes de boutons mal dissimulés par un emplâtre de fond de teint luisant, leurs sourcils sont brossés à l’envers, j’ai peur que leurs jambes immenses et tordues ne s’emmêlent jusqu’à les précipiter par terre sur le podium. Elles ne ont pas belles, elles sont maigres. Pourquoi ne sont-elles pas à l’école, certaines n’ont même pas l’âge du brevet. Mais les robes sont somptueuses, je suis éblouie, emportée par mon enthousiasme, j’applaudis à tout rompre, comme mes fils à la fin du cirque. Ma voisine me regarde avec mépris, décale ses fesses de dix bons centimètres pour créer une ligne Maginot entre nous, histoire de bien montrer qu’elle ne connaît pas la plouc que je suis. Ici, les femmes applaudissent comme des petits vieux en fin de vie, du bout de la main où est blotti le dernier iPhone; c’est pratique et grotesque.

   Puis tout le monde se chuchote que c’était très moche avant d’aller féliciter chaudement le couturier selon un rituel organisé. « Surtout ne pas lui tendre la main, il ne supporte pas qu’on le touche. Et ne lui dis pas que c’était magnifique, il déteste, dis-lui que c’était moderne », me glisse l’amie initiée retrouvée dans la file d’attente vers la coulisse. Le maître a des cheveux d’une drôle de couleur, assurément pas d’origine, un sourire figé sur une bouche de cent vingt-deux dents blanches, presque transparentes, et il est habillé en majorette.

   Je pense à mon frère, tout à coup, mon roi nu me semble plus vivant que tous ces visages dépourvus de rides, et ses amis au regard effacé plus sensés que cette assemblée de fausses-semblantes. Qui est mort, qui a tort? Ces gens ne savent même pas qu’ils ont perdu la raison.

Olivia de LAMBERTERIE, Avec toutes mes sympathies

Au fil des mots (8): « concert »

On s’échauffe les doigts et on y va! Bonne lecture musicale!

Entrée en scène

    Parcourir les quelques mètres à peine qui séparent les coulisses du piano. Dix, douze pas d’une rare densité. Ne pas entrer en conquérant – les fiers ne jouent que pour eux-mêmes. Rester soi. Le rituel est simple, inchangé depuis le XIXème siècle. L’artiste entre de côté, rejoint son instrument, baisse la tête sobrement et s’assied sans un mot, de profil. On n’a pas trouvé mieux. Un être vêtu de noir retrouve un piano noir. Il se passe tellement de choses déjà, avant même la première note. Un choc électrique ouvrant la voie au concert. Au cours de ces quelques pas, tout est dit. Par la consistance des applaudissements, vous jaugez l’acoustique. Elle s’est colorée depuis la répétition en solitaire, des centaines de femmes et d’hommes emplissent à présent la salle, réfléchissant les sons d’une autre manière. Les vêtements, les masses corporelles assèchent l’acoustique. Trop, pas assez, nul besoin de jouer un accord pour le comprendre, la résonance des applaudissements donne instantanément la réponse. Puis l’audience elle-même. En quelques fractions de seconde vous ressentez qui la compose, enfants, jeunes, personnes âgées, connaisseurs avertis, aficionados, nouveaux venus, quel état d’esprit les anime. Vous ressentez intérieurement son attente, son degré de concentration. L’ouverture, la fatigue, l’indifférence, l’anxiété, ce que vit à cet instant le public jaillit comme une gifle. Une gifle qui fait du bien, comme l’air vous saisit après une longue apnée, une gifle fraîche et heureuse. Je ne sais pourquoi le geste de la gifle m’ toujours fait penser à celui de tourner la page. Ainsi se vit la rencontre avec le public, tourner une page, passer instantanément de la vie quotidienne au grand voyage. Oublier tout, faire table rase.

     S’asseoir au piano. Le silence retrouvé, écouter la salle, son frémissement du parterre au dernier balcon. Les projecteurs dirigés vers vous aveuglent et empêchent de discerner le public. Sur scène on ne voit pas, on écoute. Vous avez cependant une conscience aiguë de ce qui vous entoure. Les seuls repères lumineux invitent à l’évasion plus qu’à la concentration : les points rouges des appareils photo, les tablettes électroniques reflétées sur les visages et les panneaux EXIT. Les signaux de sortie n’attirent pas l’attention du public, mais ils parcourent nombreux la salle, vus de la scène ils flashent, balisent l’espace d’un aéroport d’astres verts.(…) Après les applaudissements, il revient au silence de parler. Silence tout relatif, à Paris inondé de toux nerveuses et de chuchotements, à Tokyo de marbre. De ce silence, celui-ci et pas un autre, unique, va surgir la première note, celle qui invite, la plus belle. Ma main se pose sur le clavier, d’un geste direct, charnel. J’aime les pianistes qui se retiennent – je ne sais pas me retenir – leurs bras avancent, reculent, hésitent comme l’amant qui prend son plaisir dans les dernières secondes de frustration, ou le tueur scrutant la meilleure prise, l’instant précis où le geste vers sa proie sera le plus efficace. Le piano, lui, ne bronche pas, il attend, clavier ouvert. Martha Argerich remonte son tabouret puis le redescend, ainsi de suite elle prend possession du temps par un geste automatique, comme si le siège l’empêchait de commencer. Regardez-ce n’est pas moi, c’est lui. Arturo Benedetto Michelangeli posait élégamment son mouchoir dans le piano, après avoir épousseté le clavier de bas en haut, de haut en bas, plusieurs fois si nécessaire. Murray Perahia vérifie la tenue de ses boutons de manchettes, une fois, deux fois, trois fois. D’autres solistes s’assurent de leur possession du temps par d’imperceptibles mouvements du corps. Chez moi le geste est direct, impossible de faire autrement. Je n’écoute plus mon corps, on y va sans se poser de questions. Depuis le matin, ma journée entière s’est dirigée vers ce geste, je ne peux plus attendre. Le temps m’a déjà bien assez maîtrisé.

Alexandre THARAUD, Montrez-moi vos mains

Les ombres du crayon Caran d’Ache

J’avais une collègue professeur de français qui, toute sa vie, a rêvé de tenir un hôtel. Moi, c’était une papeterie présentant de beaux objets d’écriture et de dessin. Luxueuse mais conviviale où on serait venu tâter le papier, la moleskine ou le cuir ; se ravir la main avec de beaux stylos-plumes, se rincer l’œil des couleurs des boîtes de crayons. Deux magasins à Paris représentaient mon rêve absolu : une papeterie sur le boulevard Magenta à côté du marché Saint-Quentin au coin de la rue des Petits-Hôtels, et plus encore la papeterie Laffitte au coin de la rue du même nom et de la rue de Provence. Elles ont toutes deux fermé à mon grand désespoir. J’y flânais avec délectation!

J’ai toujours aimé les cahiers à la jolie couverture et au papier qui glisse bien, les blocs de dessin au grain accueillant, les grandes boîtes de crayons de couleurs en arc-en-ciel. Quand j’étais enfant, mon rêve absolu était une boîte de 12 crayons Caran d’Ache, le nec plus ultra à l’époque avec une belle boîte métallique décorée d’un paysage de montagne. Mais bien trop cher pour mes parents, même à l’occasion de la Saint-Nicolas.

20200502_125323Voyez comme on est! Lorsque je suis partie à la retraite à 62 ans, « mon cadeau que je me suis offert à moi » pour me récompenser de toute cette vie de travail a été une boîte de 40 crayons Caran d’Ache… Il en manquait juste deux pour faire le compte de mes années de professorat! La voilà, un peu dérisoire, mais je la chéris comme mon petit trésor d’enfance.

Il existe aujourd’hui bien d’autres marques d’excellents crayons de dessin mais il faut avouer que les Caran d’Ache sont originaux avec leur longue taille de la mine et le bout en forme de drapeau suisse. Leurs boîtes font encore rêver avec ces paysages idylliques. Et le fameux taille-crayon, gardien de la taille longue!

La gamme est immense avec de somptueux coffrets qualité suisse!

Car Caran d’Ache est une entreprise suisse, genevoise. Presque centenaire, elle fabrique  des crayons de couleurs, puis des portemines à pince (la création du Fixpencil-1929) et des crayons aquarellables. Viendront ensuite des crayons graphite, des stylos, des feutres, des pastels, de la gouache, de la pâte à modeler et de la peinture acrylique…

Je vous avoue n’avoir jamais cherché à savoir d’où venait le nom de cette marque. C’était un fait, point-barre, une marque de luxe comme une autre.

Et puis la semaine dernière, j’ai commencé la lecture d’un petit roman historico-policier sans véritable envergure littéraire mais plaisant du point de vue historique. C’est mon livre à portée de main en cas d’insomnie. Les intrigues se passent dans le domaine artistique français de la 2ème partie du XIXème siècle. Et là, je vois apparaître le nom de Caran d’Ache en tant qu’artiste… Ah bon, intriguée! Et en bonne historienne, je furète.

Et je trouve d’abord un bien étonnant personnage, pas vraiment sympathique. Mais en réalité, je trouve deux personnages… et bien en relation avec la marque suisse!

Nous allons d’abord faire connaissance avec Emmanuel Poiré (1858-1909).

260px-Caran_d'Ache_(atelier_Nadar)Petit-fils d’un officier de Napoléon devenu maître d’armes à la Cour de Russie, il passe sa jeunesse à Moscou puis revient en France pour accomplir ses obligations militaires : il dessine au Ministère de la Guerre des uniformes militaires. En même temps, il débute dans la presse satirique sous le nom de Caran d’Ache, venant de « Karandach« , « bout de crayon » en russe.

Le personnage de mon roman.

Ouvertement anti-sémite, il est le co-fondateur du journal satirique violemment anti-dreyfusard300px-Caran_d_Ache_-_Un_diner_en_famille_(Dreyfus)  Psst…!  Un de ses dessins les plus célèbres, Un dîner en famille paru dans le Figaro, est un raccourci édifiant d’une querelle familiale illustrant la profonde division de la société française.

Foncièrement antirépublicain, boulangiste, nationaliste, il est avec d’autres artistes et hommes de lettres dont Renoir, Degas, Hérédia et Jules Verne, membre de la Ligue de la patrie française.

 

 

Mais Caran d’Ache a une idée révolutionnaire. Serait-ce l’ancêtre de la bande dessinée? Il propose en 1894 au Figaro un grand projet  aVictorian Era Music Cartoons from Punch magazine by Caran d'Ache (Emmanuel Poire)rtistique : « Il est notoire que tous les romans parus depuis J-C sont bâtis de façon uniforme quant à l’aspect extérieur et en plus ils sont tous écrits. Eh bien, moi, j’ai l’idée d’y apporter une innovation que je crois de nature à intéresser vivement le public! Et c’est? Mais tout simplement de créer un genre nouveau : le roman dessiné. » Il crée ainsi Maestro, une œuvre jamais publiée, oubliée avant que dans les années 2000, on retrouve dans les caves du Louvre des carnets de travaux préparatoires, des brouillons de cases et le synopsis de l’histoire…

Au début du XXème siècle, il devient neurasthénique et abandonne toute ses activités de presse. Il se consacre alors à la création de cartes postales et de jouets en bois avec des silhouettes d’animaux découpées et peintes pour les Grands Magasins du Louvre sous le slogan: « C’est un jouet et en même temps une œuvre d’art. Les petits s’en amuseront ; les grands l’admireront! ».

En 1924, Arnold Schweitzer, le fondateur de la marque Caran d’Ache fait ouvertement référence à Emmanuel Poiré : « Notre firme ne pouvait choisir meilleur nom pour griffer ses produits de haute qualité ». Tout en sachant que « Karandash » fait aussi référence à une pierre noire, le graphite, très présente en Suisse et utilisée dans la fabrication de crayons dès 1915.

Mais attendez! Nous ne sommes pas au bout de nos surprises car il y a encore un autre Karandach! De son vrai nom: Mikhail Nikolaïevitch Roumiantsev(1901-1983). Célèbre clown russe qui créa une véritable école et devint artiste du peuple de l’URSS en 1969.

Karandach. Et pourquoi donc encore ce surnom? Le crayon, encore le crayon, toujours le crayon!

Il a d’abord suivi dès 1914 une formation à l’école de dessin et d’artisanat de la Société impériale d’encouragement des beaux-arts à Saint-Pétersbourg. En 1922, il s’installe à Staritsa et gagne sa vie en dessinant des affiches pour le théâtre de la ville.  Il part en tournée avec la troupe, décide alors de devenir artiste, déménage à Moscou et intègre l’école de cirque. C’est le premier artiste de cirque dont la renommée dépassera les frontières de son pays, il se produira dans le monde entier.

Dites-moi, tout ce qui se cachait derrière les beaux crayons de mon enfance!

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