Les ombres du crayon Caran d’Ache

J’avais une collègue professeur de français qui, toute sa vie, a rêvé de tenir un hôtel. Moi, c’était une papeterie présentant de beaux objets d’écriture et de dessin. Luxueuse mais conviviale où on serait venu tâter le papier, la moleskine ou le cuir ; se ravir la main avec de beaux stylos-plumes, se rincer l’œil des couleurs des boîtes de crayons. Deux magasins à Paris représentaient mon rêve absolu : une papeterie sur le boulevard Magenta à côté du marché Saint-Quentin au coin de la rue des Petits-Hôtels, et plus encore la papeterie Laffitte au coin de la rue du même nom et de la rue de Provence. Elles ont toutes deux fermé à mon grand désespoir. J’y flânais avec délectation!

J’ai toujours aimé les cahiers à la jolie couverture et au papier qui glisse bien, les blocs de dessin au grain accueillant, les grandes boîtes de crayons de couleurs en arc-en-ciel. Quand j’étais enfant, mon rêve absolu était une boîte de 12 crayons Caran d’Ache, le nec plus ultra à l’époque avec une belle boîte métallique décorée d’un paysage de montagne. Mais bien trop cher pour mes parents, même à l’occasion de la Saint-Nicolas.

20200502_125323Voyez comme on est! Lorsque je suis partie à la retraite à 62 ans, « mon cadeau que je me suis offert à moi » pour me récompenser de toute cette vie de travail a été une boîte de 40 crayons Caran d’Ache… Il en manquait juste deux pour faire le compte de mes années de professorat! La voilà, un peu dérisoire, mais je la chéris comme mon petit trésor d’enfance.

Il existe aujourd’hui bien d’autres marques d’excellents crayons de dessin mais il faut avouer que les Caran d’Ache sont originaux avec leur longue taille de la mine et le bout en forme de drapeau suisse. Leurs boîtes font encore rêver avec ces paysages idylliques. Et le fameux taille-crayon, gardien de la taille longue!

La gamme est immense avec de somptueux coffrets qualité suisse!

Car Caran d’Ache est une entreprise suisse, genevoise. Presque centenaire, elle fabrique  des crayons de couleurs, puis des portemines à pince (la création du Fixpencil-1929) et des crayons aquarellables. Viendront ensuite des crayons graphite, des stylos, des feutres, des pastels, de la gouache, de la pâte à modeler et de la peinture acrylique…

Je vous avoue n’avoir jamais cherché à savoir d’où venait le nom de cette marque. C’était un fait, point-barre, une marque de luxe comme une autre.

Et puis la semaine dernière, j’ai commencé la lecture d’un petit roman historico-policier sans véritable envergure littéraire mais plaisant du point de vue historique. C’est mon livre à portée de main en cas d’insomnie. Les intrigues se passent dans le domaine artistique français de la 2ème partie du XIXème siècle. Et là, je vois apparaître le nom de Caran d’Ache en tant qu’artiste… Ah bon, intriguée! Et en bonne historienne, je furète.

Et je trouve d’abord un bien étonnant personnage, pas vraiment sympathique. Mais en réalité, je trouve deux personnages… et bien en relation avec la marque suisse!

Nous allons d’abord faire connaissance avec Emmanuel Poiré (1858-1909).

260px-Caran_d'Ache_(atelier_Nadar)Petit-fils d’un officier de Napoléon devenu maître d’armes à la Cour de Russie, il passe sa jeunesse à Moscou puis revient en France pour accomplir ses obligations militaires : il dessine au Ministère de la Guerre des uniformes militaires. En même temps, il débute dans la presse satirique sous le nom de Caran d’Ache, venant de « Karandach« , « bout de crayon » en russe.

Le personnage de mon roman.

Ouvertement anti-sémite, il est le co-fondateur du journal satirique violemment anti-dreyfusard300px-Caran_d_Ache_-_Un_diner_en_famille_(Dreyfus)  Psst…!  Un de ses dessins les plus célèbres, Un dîner en famille paru dans le Figaro, est un raccourci édifiant d’une querelle familiale illustrant la profonde division de la société française.

Foncièrement antirépublicain, boulangiste, nationaliste, il est avec d’autres artistes et hommes de lettres dont Renoir, Degas, Hérédia et Jules Verne, membre de la Ligue de la patrie française.

 

 

Mais Caran d’Ache a une idée révolutionnaire. Serait-ce l’ancêtre de la bande dessinée? Il propose en 1894 au Figaro un grand projet  aVictorian Era Music Cartoons from Punch magazine by Caran d'Ache (Emmanuel Poire)rtistique : « Il est notoire que tous les romans parus depuis J-C sont bâtis de façon uniforme quant à l’aspect extérieur et en plus ils sont tous écrits. Eh bien, moi, j’ai l’idée d’y apporter une innovation que je crois de nature à intéresser vivement le public! Et c’est? Mais tout simplement de créer un genre nouveau : le roman dessiné. » Il crée ainsi Maestro, une œuvre jamais publiée, oubliée avant que dans les années 2000, on retrouve dans les caves du Louvre des carnets de travaux préparatoires, des brouillons de cases et le synopsis de l’histoire…

Au début du XXème siècle, il devient neurasthénique et abandonne toute ses activités de presse. Il se consacre alors à la création de cartes postales et de jouets en bois avec des silhouettes d’animaux découpées et peintes pour les Grands Magasins du Louvre sous le slogan: « C’est un jouet et en même temps une œuvre d’art. Les petits s’en amuseront ; les grands l’admireront! ».

En 1924, Arnold Schweitzer, le fondateur de la marque Caran d’Ache fait ouvertement référence à Emmanuel Poiré : « Notre firme ne pouvait choisir meilleur nom pour griffer ses produits de haute qualité ». Tout en sachant que « Karandash » fait aussi référence à une pierre noire, le graphite, très présente en Suisse et utilisée dans la fabrication de crayons dès 1915.

Mais attendez! Nous ne sommes pas au bout de nos surprises car il y a encore un autre Karandach! De son vrai nom: Mikhail Nikolaïevitch Roumiantsev(1901-1983). Célèbre clown russe qui créa une véritable école et devint artiste du peuple de l’URSS en 1969.

Karandach. Et pourquoi donc encore ce surnom? Le crayon, encore le crayon, toujours le crayon!

Il a d’abord suivi dès 1914 une formation à l’école de dessin et d’artisanat de la Société impériale d’encouragement des beaux-arts à Saint-Pétersbourg. En 1922, il s’installe à Staritsa et gagne sa vie en dessinant des affiches pour le théâtre de la ville.  Il part en tournée avec la troupe, décide alors de devenir artiste, déménage à Moscou et intègre l’école de cirque. C’est le premier artiste de cirque dont la renommée dépassera les frontières de son pays, il se produira dans le monde entier.

Dites-moi, tout ce qui se cachait derrière les beaux crayons de mon enfance!

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5 commentaires sur “Les ombres du crayon Caran d’Ache

  1. Bonjour Rita, à mon tour de poursuivre l’histoire…

    J’ai tilté sur le mot Karandash, principalement sur « Kara » qui signifie « noir » en turc (Karadeniz =Mer Noire…que j’ai beaucoup côtoyée lors de mes séjours à Eregli, dans une usine sidérurgique où nous (ADEC) avions installé de nombreux équipement de contrôle) et ai essayé de trouver une suite…

    Et j’ai trouvé ceci :

    Quote

    Le mot russe карандаш est présenté comme d’origine turque : la pierre (taş) noire (kara)
    le ş turc se prononce [sh]

    Unquote

    Voilà donc le lien avec ta fameuse pierre suisse…et le graphite?😊

    Bonne dimanche

    Aimé par 1 personne

    1. J’adore ces petites questions qu’on se pose soudain et qui débouchent sur des histoires et des informations qu’on ne soupçonnait même pas! Quel plaisir que la découverte! Merci de me lire et de commenter!

      J’aime

  2. Ma cousine Dominique la Cosmique m’autorise à faire un copier/coller d’une partie d’un courriel qu’elle m’a envoyé à propos de cet article :
    « C’est bien beau le papier et les crayons et le stylo-plume…..mais me diras-tu: et l’encre? Ha ha!
    Voici les miennes:
    Compagnie Herbin, depuis 1670,
    J’ai: bleu myosotis, vert reseda, violette pensée, et larmes de cassis.
    Mais aussi:
    L’incroyable véritable encre des notaires de l’ancien temps:” encre authentique Herbin, fabriquée a partir de bois de Campêche dont le tanin lui confère une exceptionnelle permanence jusqu’à 3 siècles” c’est étonnant, car elle est d’un noir d’encre, si je puis dire, et pourtant elle donne un gris soyeux.

    Et l’émouvante encre de Marie-Antoinette: la subtile encre rouge parfumée à la rose, de Herbin, et crois -moi, ça sent délicieusement au fur et a mesure que tu écris, et ca reste sur le papier, imagine les mots tendres a ce suédois un peu surestimé, la pauvre….mais pour moi maintenant ce sont ..orgues et délices!
    Mais cette encre est rare et difficilement disponible. Donc je l’emploie pour des choses importantes.
    Ce sont de vrais encriers en cube, en verre, avec un creux devant le col de l’encrier, pour poser le stylo plume.
    Déjà rien que la bouteille est une joie!
    Je me délecte de choisir mes encres….car il y a une nouveauté pour stylo-plume bien agréable: une cartouche a vis, donc j’ai plusieurs de ces cartouches et je choisis facilement mon encre en remplissant de ce que je veux a ce moment la.

    Parce qu’ il y a encore une minuscule et merveilleuse boutique de papeteries et encres, dans le vieux Montréal.
    C’est vieux de partout, mais des cartes insensées, recherchées, et que dire des feuilles de papier-cadeau: bien trop beau pour être jeté au recyclage, j’ai toujours envie d’en acheter une pour l’encadrer!
    Je vais environ 3 fois par an dans ce coin la’ pour le musée Pointe a Callière, mais mon premier arrêt est pour ma chère papeterie.
    Y rentrer est ma perdition, car je n’ai besoin de rien….mais comment resister? »

    Merci, chère cousine!

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