Au fil des mots(26): « mécontent »

Tout le malheur du monde    

    Adeline était la reine des pieds de porc et du veau Marengo. (…) Elle ne faisait pas seulement la cuisine : elle faisait la famille et la maison. Elle les tenait debout d’une main de fer et la rue de Fleurus se serait écroulée sur mon grand-père et sur moi si elle avait disparu. Elle prit Éric en amitié. Et Leila, plus encore. Éric et Leila entrèrent dans la société bourgeoise par la cuisine du même nom.

    Tous les mercredis soir, nous étions six au 1bis rue de Fleurus. (…) Mon grand-père prenait Leila à sa droite et Éric à sa gauche. Le Professeur et moi étions assis en face de lui. Surgissant de son fourneau d’où sortaient des effluves plus délicieux que tous les parfums d’Arabie, Adeline apportait les plats brûlants sous les applaudissements des convives et s’installait en général entre Éric et le Professeur, juste en face de Leila. Nous nous mettions à parler. La raison tonnait en son cratère. Le légionnaire et le trotskiste échangeaient leurs fureurs. Les maréchaux de camp, les dames d’atours, les ducs et les pairs de notre lignée, que quelques croûtes encore représentaient aux murs dans leurs tenues d’apparat, se retournaient sur nous. Ils se frottaient les yeux. Ils n’en croyaient pas leurs oreilles. 

    Ce qui nous unissait, c’était l’amitié. C’était aussi le mécontentement. Sous des noms divers, le mécontentement est le sentiment dominant de notre temps. Les gens ne sont pas heureux. Ils se plaignent. Ils ont peur. (…) Le Membre*, consulté, estimait que les gens étaient plus malheureux hier et avant-hier qu’aujourd’hui. Mais qu’ils ont le loisir d’être plus mécontents dans les temps où ils sont moins malheureux que dans les temps où ils étaient moins heureux. Nous discutions un peu là-dessus. (…) Les sentiments d’hier sont impossibles à ressusciter. Et même ceux d’aujourd’hui sont difficiles à cerner. Dans le domaine des sentiments, personne ne peut presque rien dire. Sauf peut-être qu’aujourd’hui, il n’y a qu’à regarder autour de soi et à écouter les gens, presque tout le monde est mécontent de presque tout. Nous vivons dans un siècle où règne le ressentiment.

    Nous parlions dans les rires de ce ressentiment. Nous le cultivions dans l’ironie et le paradoxe.(…) Comme nos dîners étaient gais! Souvent, à la fin, quand Adeline apportait ses crêpes Suzette ou ses profiteroles au chocolat, nous nous mettions à chanter. (…) Mon grand-père apprenait à chanter La Jeune Garde

Prenez garde!

Les bourgeois, les curés

Les sabreurs et les gavés,

Prenez garde!

La Jeune Garde

Descend sur le pavé

Sur le pavé…

et L’Internationale dont les accents abhorrés n’avaient jamais résonné rue de Fleurus et qui apparaissait jusqu’alors à l’irascible vieillard comme l’oeuvre même du démon.

    Éric, à son tour, se mettait à chanter à pleine voix (…) des chansons de marche de la Légion ou de l’infanterie de marine, où il était question de boudin, d’oies sauvages, de capitaines de légende, de camarades tombés sur les champs de bataille et de villes lointaines, au pied des vieux volcans ou au milieu des déserts. 

    Le monde était malheureux. Il l’avait toujours été. Maintenant que les causes du malheur reculaient peu à peu, sous les coups de la science et du progrès, il l’était encore et peut-être plus qu’avant. De grandes espérances étaient nées. Par une conspiration diabolique de l’histoire, elles n’avaient cessé d’être déçues. Chez les mineurs chassés de leurs mines, chez les pêcheurs privés de poisson, chez les paysans en déroute, chez les rentiers pris de panique, chez les écrivains épouvantés par les ombres gigantesques de leurs prédécesseurs, un sentiment d’injustice et de crainte toujours accrue devant l’avenir venait s’ajouter au sentiment de mécontentement.

  • Rien ne va plus, disait mon grand-père en dépliant, l’air lourd, sa silhouette massive qui se souvenait du passé.
  • Rien ne va plus, disait Éric, les lèvres presque closes, ivre d’avenir et de changement.
  • Ah ! non ! criait le Membre, (…) ah! non! rien ne va plus.

Jean d’ORMESSON, Casimir mène la grande vie

*Le Professeur Amédée Barbaste-Zillouin était académicien, Membre de l’Institut de France

 

Au fil des mots(25): « Encyclopédie »

Arcanes diplomatiques   

   Les deux académiciens – longue veste de drap noir pour le bibliothécaire, frac bleu marine aux boutons d’acier poli pour l’Amiral – sont surpris par le côté mesquin de tout ce qu’ils ont pu voir en passant, d’une insuffisance flagrante, compte tenu de l’essaim de conseillers, de secrétaires, d’huissiers et de visiteurs en mouvement dans les cabinets et les couloirs. Néanmoins, vue de la rue, l’ambassade fait illusion : sa façade est belle, pourvue d’un pimpant garde suisse en veste rouge et culotte blanche à l’entrée, et elle se trouve rue Neuve-des-Petits-Champs, au cœur du Paris élégant, à deux pas du Louvre et du jardin des Tuileries.

  • L’affectation d’un côté, la réalité de l’autre, remarque l’Amiral, railleur, une fois la porte franchie. C’est si espagnol que ça fait peur. (…)

   Le secrétaire porte un classeur plein de papiers qu’il consulte avec une expression attentive, sans que les académiciens puissent deviner si ces documents ont un lien avec eux, tout en soupçonnant qu’ils n’en ont pas le moindre. Au bout d’un moment, l’homme lève les yeux et les regarde comme s’il avait oublié leur présence auprès de lui.

  • Votre Encyclopédie, bien sûr, fait-il enfin. Ayez la bonté de me suivre. (…) Je vais vous résumer ce qu’il en est, en leur désignant deux chaises avant de s’asseoir lui aussi. 

    Et en effet, il le résume. Malgré la lettre de recommandation reçue du marquis d’Oxinaga, l’ambassade d’Espagne ne peut intervenir directement dans l’affaire. L’Encyclopédie est un ouvrage mis à l’Index par le Saint-Office, et cette légation représente un souverain qui ne porte pas sans raison le titre de Majesté catholique. Bien entendu, l’Académie royale d’Espagne a toute licence de compter dans sa bibliothèque des livres interdits ; mais cette permission ne regarde que la détention et la lecture, pas le transport. Précision – et là-dessus Heredia sourit avec une froideur tranchante – dont il va leur falloir assumer toutes les conséquences. Le fond du problème tient au fait que l’ambassade d’Espagne, même si elle voit l’entreprise d’un bon oeil, ne peut s’impliquer ni dans l’acquisition ni dans le transport des livres. Elle doit sur ce point rester en retrait.

  • Ce qui veut dire? demande don Hermógenes, déconfit.
  • Que vous avez toute notre sympathie, mais que par voie officielle nous ne pouvons vous aider. Vous devrez vous charger directement des négociations avec les éditeurs et les libraires.

    Le bibliothécaire s’agite, inquiet.

  • Et le transport? Pour faciliter le retour à Madrid, nous avions prévu de mettre les paquets sous protection diplomatique. De repartir avec un laissez-passer de l’ambassade.
  • Par notre valise? demande le secrétaire.

    Il jette un rapide coup d’œil sur l’employé absorbé dans les écritures, à son pupitre, puis fronce les sourcils, scandalisé.

  • C’est impossible. Une telle implication n’est pas envisageable.

   L’inquiétude de don Hermógenes est devenue de l’angoisse flagrante. À côté de lui, l’Amiral écoute sans desserrer les lèvres. Grave et impassible comme il sait l’être.

  • Vous pourriez au moins nous conseiller. Nous indiquer où…
  • Cela dépasse largement nos prérogatives, j’en ai peur. Et je dois vous prévenir de certaines choses. En premier lieu, que l’Encyclopédie est interdite en France. Du moins officiellement.
  • Mais elle s’imprime et se vend, du moins il en était encore ainsi dernièrement.
  • Si l’on peut dire. Ce n’est pas aussi simple qu’il y paraît. L’histoire de ces volumes n’est qu’une succession d’autorisations et d’interdictions dès la parution du premier. Déjà, à ce moment-là, le pape avait ordonné que tous les exemplaires soient brûlés sous peine d’excommunication. En France, le Parlement a estimé que l’ouvrage était une conspiration destinée à anéantir la religion et à saper l’État, et il a révoqué le permis d’imprimer… Sans la protection de personnages influents, en accord avec les idées des rédacteurs, il aurait cessé d’être publié après la parution des premiers volumes. On a même introduit dans les suivants, pour respecter les formes, un pseudo-achevé d’imprimer indiquant qu’ils seraient sortis de presse à l’étranger.
  •  En Suisse, d’après ce que nous avons appris, dit don Hermógenes.
  • Oui, à Neuchâtel. Tout cela place l’Encyclopédie dans de vagues…
  • Limbes éditoriaux?
  • C’est cela : elle existe, bien qu’elle n’existe pas. Elle est imprimée, bien que nul ne l’imprime.
  • Mais… Elle est toujours vendue?

    Le secrétaire jette un nouveau regard rapide sur l’employé qui, tête penchée sur sa plume, son encrier et sa feuille de papier, est tout à son affaire.

  • Officiellement, non, répond Heredia. Ou, plutôt, d’une façon nébuleuse. En réalité, on n’imprime plus l’œuvre originale complète : elle est épuisée. Les deux derniers volumes sont sortis de presse il y a huit ou neuf ans, et il est rare qu’un libraire la propose.
  • D’après nos sources, il y aurait des exemplaires en circulation. C’est pourquoi nous sommes venus.

   Le secrétaire a une expression ambiguë, bouche pincée, et un geste de la main presque français qui masque la réserve. (…)

  • Ce que l’on trouve en France, ce sont des réimpressions, ou de nouvelles éditions auxquelles on ne peut se fier que jusqu’à un certain point. Je crois qu’il y en a une, in -quarto…

    Don Hermógenes secoue la tête.

  • C’est l’originale qui nous intéresse, in-folio.
  • Il est bien difficile de se la procurer. Une réimpression s’obtiendrait plus facilement, et pour moins cher.
  •  Oui. Mais il s’agit de l’Académie Royale d’Espagne, intervient l’Amiral avec la gravité qui le caratérise en se penchant en avant sur sa chaise… Pour laquelle un certain décorum se doit d’être respecté, comprenez-vous? 

    Le secrétaire cligne des yeux devant la fixité du regard bleu.

  • Bien sûr.
  • Croyez-vous qu’il soit possible de trouver les vingt-huit volumes de la première édition complète?
  • Je suppose que l’on devrait finir par en trouver une… Si vous étiez prêts à payer ce qu’on l’on en demande, évidemment.

Arturo PÉREZ-REVERTE, Deux hommes de bien

Je vous avais précédemment présenté cet auteur, il y a tout juste deux ans. Si vous ne le connaissez pas, à découvrir!

https://nouveautempolibero.blog/2018/05/21/un-espagnol-flamboyant/

Au fil des mots (24): « chien guide »

Chômage canin    

    Dès que j’ai ouvert la porte arrière, il a grimpé dans la Kangoo comme s’il faisait ça tous les jours. Le temps que je m’installe au volant, il avait sauté sur le siège avant, et s’était assis face au pare-brise dans une attitude de co-pilote. Ignorant tout du mode d’emploi d’un chien guide, de ses réactions en voiture et de la législation en vigueur, je lui ai attaché sa ceinture de sécurité. Il s’est laissé faire imperturbable.

    On venait à peine de franchir la barrière de péage quand il s’est mis à aboyer. Je lui ai ordonné de se taire. Aucun effet. Il fixait l’autoradio. Mon visage. Puis à nouveau l’autoradio. J’ai fini par l’allumer pour avoir la paix. France Musique ne l’a pas incité au silence, mais l’orchestre a couvert le son crispant de ses aboiements. (…) D’un coup, il s’est tu en entendant Sarkozy critiquer des journalistes par-dessus un générique de fin. Avec un petit couinement, il s’est couché sur le dos, pattes en l’air. Un chien de droite. 

    Le répit n’a pas duré longtemps. Aux abords de la Bastille, à nouveau dressé face au pare-brise, il a carrément grogné en montrant les dents. J’ai tenté la conciliation:

  • Tu t’es disputé avec ta maîtresse, c’est ça? Elle t’a puni? Non? C’est quoi alors, tu es jaloux? Elle a rencontré quelqu’un?

    Je me suis rendu compte que j’étais en train de cuisiner un chien. Je ne tournais vraiment plus rond, moi.  Et puis brusquement, j’ai compris la situation – du moins j’ai eu peur de comprendre. Alice s’était fait agresser. Ou enlever. Ou séquestrer. Il n’avait rien pu faire, et s’était précipité vers l’homme qui leur avait porté secours deux semaines plus tôt. Ça paraissait dingue, mais terriblement logique en même temps, hélas. En tout cas, ça expliquait tout. Le portable de sa maîtresse qui ne répondait pas, la messagerie saturée. Son comportement. Son impatience. Sa détresse. À mesure qu’on approchait de chez lui, tout dans son attitude indiquait la peur, la colère, le danger. Au carrefour Oberkampf, je me suis efforcé de maîtriser l’angoisse qu’il me transmettait, mais il grognait de plus en plus fort tandis que je remontais la rue. À présent, il donnait des coups de museau dans le volant, comme pour me faire stopper ou changer de direction. (…) Avisant une place handicapés en face du 95, je m’y suis garé par l’avant sous les klaxons du camion qui me suivait. 

  • Allez, on y va! On monte! C’est pour ça que tu es venu me chercher, non?

    D’une détente, il a bondi à l’arrière et s’est planqué au pied de la banquette, essayant de ramper sous mon siège. (…) Une contractuelle. J’ai descendu la glace à moitié.

  • Vous êtes sur un emplacement handicapés, monsieur.
  • Je sais , oui. C’est un chien d’aveugle.(…) Sa maîtresse habite en face. (…)
  • Vous n’avez pas la vignette. Circulez ou je verbalise.

    Je suis sorti d’un coup, je lui ai fait face avec le calme ascendant des arts martiaux.

  • Soyez gentille de m’attendre juste une minute, mademoiselle. Il y a un problème avec sa maîtresse, justement : j’ai peur qu’elle se soit fait attaquer. Ou plutôt non, venez avec moi, tiens, si jamais il faut prévenir la police
  • Je suis la police, monsieur. Je vous dis de circuler.
  • Bougez pas. Je reviens.

    Je travesrse entre deux voitures. Arrivé devant le 95, je me retourne. La contractuelle me fixe, immobile, stylo en suspens au-dessus de son carnet à souche. Je monte la main vers l’interphone, presse la touche 7G.

  • Allô, oui. Qui est là?

    Une voix de vieille dame. La mère ou la grand-mère.

  • Bonjour, madame, tout va bien?
  • Mais oui pourquoi? Qui êtes vous?

    Aussitôt rassuré, j’enchaîne :

  • Alice est là? Je rapporte Jules.
  • Jules ?!

  Sa voix a monté de trois tons, déraillant dans l’octave. J’entends un cri d’homme, des bruits de meubles qui tombent.

  • Non, Bertrand, reste couché, je t’en supplie, c’est rien…, lance la mamie d’une voix paniquée. Juste un monsieur qui rapporte Jules… Mais non, attends, je vais lui dire moi, recouche-toi, s’il te plaît, le médecin t’a bien répété : surtout ne pas…
  • Allô, madame, excusez-moi, je suis mal garé, vous voulez bien me passer Alice? Et si pouviez descendre avec sa carte d’invalide, on est en train de me verbaliser…
  • Alice, quelle Alice? beugle un vieux dans l’interphone. Y a pas d’Alice ici ; la bonne s’appelle Pilar. Et je ne veux plus jamais entendre parler de ce chien, c’est clair? Foutez le camp ou je porte plainte!

    Un fracas de verre interrompt ma demande d’explication. Horrifié, je vois le labrador jaillir de la Kangoo par la glace entrouverte qu’il vient de pulvériser. Le temps que je traverse en courant au milieu des klaxons, il a disparu au coin de la rue.

    Je m’arrête devant la contractuelle qui, l’air hébété, tient sa contredanse figée au-dessus du rétro qui pendouille.

  • Encore un peu, il me sautait à la gorge ! glapit-elle. (…)

  J’ouvre ma portière et je me laisse tomber sur le siège au milieu des éclats de verre, atterré. Ce n’est pas l’adresse d’Alice. Ce n’est pas son chien. Pourtant il s’appelle Jules. Et c’est bien le même.

Je ferme les yeux, la tête dans un étau… Je n’y comprends plus rien.

Didier Van CAUWELAERT, Jules

 

Au fil des mots (23): « enfance »

Quiproquos poétiques

   Au retour, vers cinq heures, nous eûmes un goûter délicieux : confitures, brioches et biscuits. (…) Pendant ce temps, une nouvelle cérémonie de l’absinthe avait lieu à la table voisine, puis le poète et l’Infante, tendrement appuyés l’un sur l’autre, entrèrent à pas lents dans la maison.

    Comme nous descendions vers la balançoire, Isabelle saisit mon coude, et dit:

        « Attends. »

    Elle tendit l’oreille. j’entendis de faibles accords de piano, séparés par des silences.

         « Viens, me dit-elle. Ne fais pas de bruit. »

    Elle m’entraîna vers le coin de la maison, puis nous longeâmes furtivement la façade. J’entendis le murmure d’une voix, et des accords qui semblaient la suivre. Elle se glissa dans le vestibule, en me tirant par la main, et nous restâmes immobiles, plaqués contre le mur, près de la porte ouverte du « livigroub ».

    Le poète lisait des vers et l’Infante plaquait des accords assourdis.

    Il s’agissait d’une espèce de femme épouvantable, qui avait des griffes, et qui s’appelait une strije. Elle volait dans une « sylve », et elle voulait labourer le coeur du chevalier.

    La voix du lecteur était saccadée, les accords du piano durs et précipités. Le vaillant chevalier faisait tournoyer son épée, qui lançait des éclairs bleus ; mais ça ne lui servait à rien, car chaque fois qu’il coupait en deux cette strije, les deux morceaux se recollaient tout de suite à cause d’un enchantement fait par un sorcier, qui s’appelait Merlin, et qui n’aimait pas ce chevalier. Tout d’un coup, la voix du poète devint frémissante et désespérée, car le généreux jeune homme était tombé sur la bruyère, et la strije se jetait sur lui pour lui faire son affaire. Isabelle, qui mordillait son mouchoir, serra ma main nerveusement. Mais le piano sonna soudain une fanfare, sur laquelle parut la fée Mélusine, qui était belle comme le jour, et la voix devint triomphale : la fée n’eut qu’à faire un sourire, et la strije éclata dans un nuage de soufre, en poussant un cri horrible qui fit trembler les vitres du livigroub. Alors, Mélusine prit la main du chevalier, et lui dit des paroles d’amour merveilleuses. Le chevalier les écoutait, tout pâle de bonheur, et le piano était aussi content que lui… Enfin, ils partirent tous les deux dans une barque magique, sur les eaux d’un étang bleu, tout couvert de nénuphars, et autour de la barque il y avait des cygnes « neigeux » qui les accompagnaient vers le bonheur.

    Le piano fit trois accords prolongés, et s’arrêta au bord d’un grand silence. J’étais très ému à cause de la voix résonnante du récitant, à cause de la musique, et surtout parce que la main d’Isabelle était toujours dans la mienne. Ce fut, vraiment, un moment sublime.

    La voix de l’Infante – un peu enrouée – gémit soudain :

      « Ô Loïs ! Loïs! Vous n’avez jamais rien écrit de plus beau! »

    Isabelle toute pâle lâcha ma main et courut se jeter dans les bras de son père, dont le visage était couvert de larmes, et elle le serra sur son coeur en sanglotant, tandis que l’Infante, qui pleurait comme une fontaine, oscillait sur son tabouret, les yeux hagards et les épaules effondrées.

     Pour moi, je restais sur la porte, n’osant pas entrer dans tout ce sublime, et je me demandais pourquoi ce grand poète consacrait son génie à composer des vers qui faisaient tant de peine à toute la famille.

    Il me vit.

       « Tu as entendu? »

    Je fis un signe de la tête, en ouvrant les yeux tout grands, et Isabelle s’écria :

       « Oui, père. Ça le faisait trembler.

  • C’est un grand cygne ! dit-il en regardant sa femme. Un grand cygne! »

    Je ne compris pas qu’il voulait dire « un grand signe » ; mais comme je venais d’en voir une escadre voguer sur les nénuphars, je crus qu’il me comparait à ces nobles volatiles. J’en fus charmé, mais surpris.

    À ce moment, l’Infante, avec une énergie soudaine, se leva, et s’écria :

       « C’est la bombe ! Oui, Loïs, cette fois-ci, c’est la BOMBE ! »

    Je ne compris rien à cette annonce. Loïs hocha la tête, pensif.

       « N’allons pas si vite, dit-il. N’oubliez pas qu’il y a la coalition des éditeurs, et la barrière des vieux pompiers. »

    Je compris que la présence des pompiers était rendue nécessaire par l’explosion de la bombe. Mais où, et quand?  Comme je réfléchissais à cette question, il parla de nouveau, comme du fond d’un rêve.

      « Non, je ne veux pas révéler Belphégor avant d’avoir terminé la Sémiramis. Il importe au contraire de garder le plus profond secret ! »

    Il se tourna vers moi.

      « Tu vas me jurer de ne dire à personne que Belphégor est prêt à paraître. Lève ta main droite, et dis : ″Je le jure″ » .

    Je m’avançai, je levai la main, je jurai. Je fus tout fier d’avoir prêté serment dans une affaire aussi importante.

      « Plus tard, dit encore le poète, plus tard, tu pourras affirmer : ″J’étais présent à la première lecture privée des cent derniers vers de Belphégor.″ Oui, tu pourras le dire. »

    Il se tut un instant, essuya discrètement une larme à demi séchée.

     « On ne te croira probablement pas. Je te donnerai donc tout à l’heure un certificat autographe. »

    Je ne savais pas ce que c’était, mais ça me fit tout de même bien plaisir.

Marcel PAGNOL, Le Temps des secrets 

Au fil des mots (22): « nature »

Plaisirs de l’herbier

    Le recueil de mes longs rêves est à peine commencé, et déjà je sens qu’il touche à sa fin. Un autre amusement lui succède, m’absorbe, et m’ôte même le temps de rêver. Je m’y livre avec un engouement qui tient de l’extravagance et qui me fait rire de moi-même quand j’y réfléchis ; mais je ne m’y livre pas moins, parce que dans la situation où me voilà, je n’ai plus d’autre règle de conduite que de suivre en tout mon penchant sans contrainte. (…)

    Me voilà donc à mon foin pour toute nourriture, et à la botanique pour toute occupation. Déjà vieux j’en avais pris la première teinture en Suisse auprès du Docteur d’Ivernois, et j’avais herborisé assez heureusement durant mes voyages pour prendre une connaissance passable du règne végétal. Mais devenu plus que sexagénaire et sédentaire à Paris, les forces commençant à me manquer pour les grandes herborisations (…) j’avais abandonné cet amusement qui ne m’était plus nécessaire ; j’avais rendu mon herbier, j’avais vendu mes livres, content de revoir quelquefois les plantes communes que je trouvais autour de Paris dans mes promenades. Durant cet intervalle le peu que je savais s’est presque entièrement effacé de ma mémoire et bien plus rapidement qu’il ne s’y était gravé.

    Tout d’un coup, âgé de soixante-cinq ans passés, privé du peu de mémoire que j’avais et des forces qui me restaient pour courir la campagne, sans guide, sans livres, sans jardin, sans herbier, me voilà repris de cette folie, mais avec plus d’ardeur encore que je n’en eus en m’y livrant la première fois ; me voilà sérieusement occupé du sage projet d’apprendre par cœur tout le Regnum vegetabile de Murray et de connaître toutes les plantes communes sur la terre. Hors d’état de racheter des livres de botanique je me suis mis en devoir de transcrire ceux qu’on m’a prêtés, résolu de refaire un herbier plus riche que le premier, en attendant que j’y mette toutes les plantes de la mer et des alpes et tous les arbres des Indes, je commence toujours à bon compte par le mouron, le cerfeuil, la bourrache et le séneçon ; j’herborise savamment sur la cage de mes oiseaux et à chaque nouveau brin d’herbe que je rencontre, je me dis avec satisfaction, voilà toujours une plante de plus. (…)

    Les arbres, les arbrisseaux, les plantes sont la parure et le vêtement de la terre. Rien n’est si triste que l’aspect d’une campagne nue et pelée qui n’étale aux yeux que des pierres, du limon et des sables. Mais vivifiée par la nature et revêtue de sa robe de noces au milieu du cours des eaux et du chant des oiseaux, la terre offre à l’homme dans l’harmonie des trois règnes un spectacle plein de vie, d’intérêt et de charmes, le seul spectacle au monde dont ses yeux et son cœur ne se lassent jamais.(…)

    Je pris goût à cette récréation des yeux, qui dans l’infortune repose, amuse, distrait l’esprit et suspend le sentiment des peines. (…) Les odeurs suaves, les vives couleurs, les plus élégantes formes semblent se disputer à l’envi le droit de fixer notre attention. Il ne faut qu’aimer le plaisir pour se livrer à des sensations si douces, et si cet effet n’a pas lieu sur tous ceux qui en sont frappés, c’est dans les uns une faute de sensibilité naturelle et dans la plupart que leur esprit, trop occupé d’autres idées, ne se livre qu’à la dérobée aux objets qui frappent leurs sens.

Jean-Jacques ROUSSEAU, Rêveries du promeneur solitaire, Septième Promenade

Au fil des mots (21): « miracle »

22 mai : cipolin, ophite, sérancolin, serpentin, cannelle, dauphin, porphyre, brocatin, obsidien, cinatique. Que de noms, de couleurs, de matières, alors que le plus beau, le seul qui vaille, est blanc, blanc, blanc, sans veines, rainures ni colorations.

    Le marbre lui manque.

   Sa douceur dans la dureté. la force délicate qu’il faut pour le travailler, le temps que l’on met à le polir.

  Michel-Ange referme en hâte son carnet quand Manuel entre dans sa chambre sans frapper.

  • Maestro, excusez-moi, mais nous étions préoccupés.

   Michelangelo pose sa plume.

  • Pourquoi, Manuel? Qu’est-ce qui t’inquiète donc tant que ça?

   Manuel a soudain l’air embarrassé. Décidément ce Florentin est mystérieux.

  • Mais maestro votre lampe a brûlé toute la nuit, et vous n’avez rien mangé depuis hier matin.

   Le singe semble écouter attentivement la conversation depuis son perchoir.

   Le sculpteur soupire.

  • C’est juste, tu as raison. Maintenant que tu me le dis, je crois que j’ai faim.

   Le jeune Grec semble tout à coup rassuré.

  • Je peux vous faire monter un repas, si vous le souhaitez.
  • C’est bien aimable, Manuel.

   Avant de sortir, encore sur le seuil, le drogman a une hésitation.

  • Puis-je vous poser une question, maître?
  • Mais bien sûr.
  • Qu’avez-vous fait toute la nuit à la lueur de la bougie? Avez-vous travaillé au pont?

   Michel-Ange sourit de la curiosité naïve du traducteur.

  • Non, au risque de te décevoir, non. Je me suis attelé à une tâche bien plus ardue, mon ami. Un vrai défi.

   L’artiste sent que la réponse ne satisfait pas entièrement son interlocuteur, qui reste immobile, la main sur la porte.

  • J’ai dessiné un éléphant, ajoute-t-il.

   Devinant qu’il n’en apprendra pas plus, Manuel abasourdi quitte la pièce pour se rendre aux cuisines.

*

Avant-hier singes et éléphants, aujourd’hui fer, argent, laiton. Dans la chaleur éblouissante de la forge, Mesihi montre à Michel-Ange le travail des artisans du sultan. L’équilibre le plus parfait entre dureté et ductilité, voilà ce qui confère à une dague ou un sabre sa résistance et son tranchant.

   C’est un privilège rare qu’a obtenu Mesihi auprès d’Ali Pacha pour le Florentin. Les arsenaux et leurs techniques sont gardés plus jalousement encore que le harem. Un peu à l’écart de la ville, pour éviter les risques d’incendie, on y forge les épées, les armures, les canons des couleuvrines et des arquebuses. Au cœur de cet arsenal, une petite manufacture réalise les plus belles lames, à l’aide de lingots d’un acier inimitable, importé d’Inde, où les dessins concentriques du damas sont déjà visibles.

   Michel-Ange est fasciné par l’activité des forgerons, par la puissance des forgeurs et des manieurs de soufflets. Le chef de l’atelier où Michel-Ange et Mesihi ont affaire est un Syrien, que le sultan a débauché aux mamelouks comme prise de guerre ; il n’a pas l’air d’être incommodé par la chaleur, ni de suer, alors que l’artiste est en nage sous son pourpoint.

  Michel-Ange a tiré de sa chemise le dessin qu’il a réalisé le matin après sa nuit éléphantesque ; c’est un poignard orné, à lame droite, symétrique sur l’axe de la garde, dans une proportion parfaite, de l’ordre des deux tiers. Le Syrien ouvre de grands yeux, fait comprendre à Mesihi qu’il est impossible de réaliser une chose pareille, une arme païenne, en forme de croix latine, que cela porte malheur, en irritant Dieu ; Mesihi de Pristina sourit et explique au Florentin que l’esquisse ne convient pas. Michel-Ange s’en étonne. C’est pourtant une forme pure. Peu soucieux de perdre son temps dans des arguties théologiques, le sculpteur demande une heure, une table, une mine de plomb et de l’encre rouge pour les motifs ; on l’installe dans une pièce à part, bien ventilée, où la chaleur est plus supportable.

    Mesihi ne le quitte pas des yeux.

   Il observe la main de l’artiste reproduire son dessin initial, en retrouver les proportions avec un compas ; puis courber légèrement la lame vers le bas, à partir du deuxième tiers, courbure qu’il compense par une inclinaison de la partie haute de la garede, ce qui donne à l’ensemble un imperceptible mouvement de serpent, ondulation qu’il va dissimuler par une frise simple, prenant appui sur la branche inférieure. Deux courbes qui se complètent et s’annulent dans la violence de la pointe.

   La croix latine a disparu pour laisser la place à un chef-d’oeuvre d’innovation et de beauté.

   Un miracle.

   Il a demandé une heure et, en quarante minutes, les deux tracés sont achevés, face et revers, ainsi quun médaillon pour le détail de la frise.

   Content de lui, Michel-Ange sourit ; il demande un peu d’eau, que Mesihi s’empresse de lui obtenir avant de courir montrer cette beauté au Syrien, qui s’émerveille à son tour.

   Puis il faut choisir le type de damas ; Michel-Ange se décide pour un acier des plus solides, assez sombre, dont les dessins quasi invisibles ne gêneront pas le décor.

   Ce sera une arme de roi.

   Le riche Aldobrandini devra donc en donner un prix royal.

   Heureux, les deux artistes retrouvent leur embarcation et quittent Scutari pour Stambul.

   À voguer ainsi sur les eaux calmes du Bosphore, Michel-Ange se rappelle la traversée qui sépare Mestre de Venise, où il s’est rendu dans sa jeunesse ; il n’est pas étonnant qu’il y ait beaucoup de Vénitiens ici, songe-t-il. Cette ville ressemble à la Sérénissime, mais dans des proportions fabuleuses, où tout serait multiplié par cent. Une Venise envahie par les sept collines et la puissance de Rome.

Mathias ENARD, Parle-leur de batailles, de rois et d’éléphants

Au fil des mots (20): « consul »

Enquête piano    

    Depuis qu’il s’était attelé à l’affaire du meurtre de la marina, Aurel était imperméable à toute autre émotion. Mais son aptitude à la rêverie, comme un muscle exercé par le sport, donnait une grande force à ses évocations de Jacques Mayères et du petit monde qui commençait à apparaître autour de lui. (…)

    Il alla chercher une bouteille de tokay et en but presque la moitié d’un coup. Puis il se mit au piano, toujours face au portrait de Mayères. Il se laissait guider par son inspiration et s’étonnait de voir sortir du clavier des mélodies de Satie. Dans le chaos un peu douloureux des Gymnopédies, le visage de Mayères se dépouilla. Éclairés par la seule lumière des bougies, les rides s’effaçaient, les cheveux reprenaient de l’épaisseur… Il avait vingt ans. C’était un gamin écrasé par un père autoritaire, un petit dernier auquel on n’avait pas réservé beaucoup d’attention. Un soir, dans un bal, il rencontre une fille un peu plus âgée que lui. Elle est enfant unique, ses parents ont dû la choyer. Et ensuite… Aurel fixait le portrait et son esprit l’entraînait loin. (…)

      Il ne voyait pas le temps passer pendant que son esprit s’évadait ainsi. La matinée était déjà avancée quand il se réveilla, couché en slip dans le canapé à côté du piano. Deux bouteille de tokay jonchaient le sol. Il avala un comprimé pour le mal de tête. Puis il alla se faire un café et fila au consulat. Il avait promis à la sœur de Mayères d’aller la chercher à l’aéroport.(…)

     La route longeait des villas blanches flambant neuves qui témoignaient de l’extension récente de la ville. Les nouveaux riches faisaient preuve d’un goût architectural calamiteux. Des frontons et des colonnades fleurissaient partout mais hors de propos, plaqués sur des façades modernes. Le soleil écrasait cela et la proximité de la mer rendait le paysage assez beau, malgré tout. Mais Aurel ne parvenait pas à l’apprécier. L’absence de nuages, la violence de la lumière, l’étrangeté de la végétation provoquaient en lui une irrépressible tristesse. Pour se protéger, il chercha dans sa poche ses lunettes de glacier et les chaussa avec fébrilité. (…) 

     L’aérogare était vétuste et la circulation des passagers extrêmement confuse. Des grappes de gens se coagulaient devant toutes les portes, obstruaient les couloirs en encombraient le hall avec les bagages. Aurel était habitué à la foule. Il avait été élevé dans un pays désorganisé où il fallait faire la queue à tout propos. Ce qui était difficile pour lui, c’était de conserver dignité et volonté dans de telles ambiances. Son premier réflexe dans la foule était de retrouver la soumission et la passivité que le monde communiste exigeait de ses sujets. Or, à présent, il devait garder l’initiative, fendre la multitude, jouer des coudes, se faire reconnaître des autorités. Pour vaincre son inhibition, il jugea préférable de garder ses lunettes. C’est dans une obscurité presque totale qu’il se mit à se frayer un chemin, poussant les femmes, heurtant les valises, bousculant les enfants. Il entendit autour de lui des cris et des injures. Néanmoins, l’audace de cet aveugle aux yeux bouchés par des lunettes noires, lancé à pleine vitesse dans la foule, suscitait l’étonnement si bien que tout le monde s’écartait et qu’il parvenait à avancer.

    Il réussit à atteindre la porte d’arrivée des passagers du vol de Paris. Un planton guinéen empêchait le passage. Il lui fourra sa carte diplomatique sous le nez et put entrer dans la zone réservée aux voyageurs.(…)

  • Madame Mayères, je suppose?

    Elle n’avait aucune idée de ce à quoi ressemblait Aurel. Un instant, elle dévisagea avec stupeur ce petit homme sanglé dans un imperméable et qui portait sur le nez des lunettes d’alpiniste.

  • Je suis Aurel Timescu, consul de France, brailla-t-il pour couvrir le bruit de la foule.

    Il lui tendit une carte de viste. Puis il ôta ses lunettes et découvrit deux petits yeux timides qui la furent rire. (…)

  • Vous êtes déjà venue à Conakry?
  • Jamais. À vrai dire, je ne connais pas l’Afrique.

    Aurel faillit dire : « Moi non plus. »

  • J’ai réservé une chambre au Radisson par Internet. Vous connaissez?
  • Bien sûr, c’est un des plus grands hôtels de la ville. Nous allons vous y conduire. Vous pourrez déposer votre valise et vous rafraîchir.(…)

    Le bâtiment construit tout en verre et d’une architecture très moderne était assez dépouillé ; les grands volumes du hall étaient meublés par de gigantesques lustres d’assez belle allure. Le rez-de-chaussée était au niveau de la mer. Un piano à queue trônait au milieu du hall. Aurel ne put s’empêcher de s’en approcher. Il souleva timidement le couvercle du clavier et debout, le bras tendu, frappa quelques notes. Un serveur vint lui demander ce qu’il désirait boire et, au passage, l’encouragea à jouer s’il en avait envie.

    Aurel commanda un verre de vin blanc et s’assit du bout des fesses sur le tabouret tapissé de rouge. Il commença à jouer très doucement un morceau de Schumann. Le serveur, en posant le verre sur le piano, lui fit de nouveau un signe encourageant. Comme celle qu’il attendait prenait son temps dans sa chambre, sans doute pour téléphoner, Aurel se laissa emporter peu à peu par la musique. Ce piano était décidément un instrument magnifique. Il rendait dans les graves des sons sublimes. C’est pour aller dans ces octaves qu’il passa à une pièces de Chostakovitch. Elle n’était guère compatible avec la discrétion et la douceur. Pour donner à cette mélodie chaotique l’ampleur qu’elle méritait, Aurel en vint à frapper les touches avec vigueur. Des employés se penchèrent à la rambarde des étages supérieurs qui ouvraient sur le hall. Des marmitons pointaient le nez à la porte de la  cuisine. Un groupe de touristes qui bronzaient près de la piscine à l’extérieur vinrent voir, intrigués, ce qui se passait dans le grand salon. Aurel se rendit vaguement compte qu’on l’observait et retrouva ses vieux réflexes de pianiste de bar. Il se mit à jouer une salsa du Buen Vista Social Club, répondant aux sourires par de petits cris.

Tout à coup, il sentit une main sur son épaule.

  • Monsieur le Consul…

    Jocelyne Mayères. Il se leva d’un bond et fit claquer le couvercle du clavier

  • Excusez-moi! dit-il en regardant autour de lui avec épouvante.

Jean-Christophe RUFIN, Le suspendu de Conakry, Les énigmes d’Aurel le Consul.

Un personnage hors du commun : quel homme, quelle destinée, quelle inspiration, quelle plume! C’est un héros des temps modernes. Je n’ai pas encore découvert toute son œuvre littéraire et cela me ravit, il me reste des trésors, je jubile!

Les énigmes d’Aurel le Consul ont un deuxième opus et je m’en réjouis!  Ce personnage Mitteleuropa border-line, pas frais, qui fume et qui boit, à des années-lumière du politiquement correct du Quai d’Orsay, c’est jouissif!

Et le reste de son œuvre… j’ai lu « Immortelle randonnée » et « Le Tour du monde du roi Zibeline », des merveilles! Prix Goncourt avec « Rouge baiser ». Et qu’il soit Académicien français au fauteuil d’Henri Troyat me comble d’aise!  Qu’il soit l’ami de Sylvain Teysson, bravo!  Et « Le Collier rouge » (dont on vient de repasser le film), c’est lui!

Partez à sa rencontre, vous ne le regretterez pas.

Sa biographie hallucinante : https://fr.wikipedia.org/wiki/Jean-Christophe_Rufin

Bref, je suis totale fan!

Au fil des mots (19): « monstre sacré »

Au resto avec Gabin

     « C’est pas tout ça, on va becqueter.

  • Quand vous voulez, Jean, j’ai retenu une table dans un très bon restaurant à côté. »

    Et nous voilà partis tous les cinq. Jean menait la troupe. Nous entrâmes dans un restaurant élégant, nappes blanches, beaux couverts, et l’on nous installa à une table ronde, dans un coin isolé, pour que M. Gabin puisse être tranquille. Il s’assit, dos à la salle. Un kir en apéritif, puis la patronne nous apporta de grandes cartes. Silence de mort, Gabin plongea dans son menu: « Ah, des pieds de veau! Je vais commencer par ça. Puis une andouillette farcie pour continuer! »

    J’hésitai, un peu perdu dans ma carte, quand Gabin se tourna vers moi. « Alors, vous l’apprenez par cœur? » Je choisis en vitesse et demandai un foie de veau. Les sourcils froncés, Gabin me regarda, l’air mauvais : « ça va pas commencer, l’abbé! »

    Dans le film*, je jouais un gangster déguisé en abbé et lui un bandit déguisé en évêque! Dès le premier jour, il me colla ce surnom, « l’abbé » et je le gardai jusqu’à la fin.

    C’était parti : « Il ne va pas commencer à nous emmerder, l’abbé, il va pas prendre trois fois rien pour nous faire remarquer qu’on mange trop! Il va manger comme moi, l’abbé! »

    Je n’avais plus le choix, je fus contraint moi aussi de prendre deux énormes plats! Pendant que le producteur commandait du gros-plant, vin blanc de la région de Nantes, le préféré de Jean Gabin, ce dernier passa avec moi du vouvoiement au tutoiement pour me brosser un peu le tableau du film: « Girault, c’est pas Ophüls, et Wilfrid, c’est pas Molière. Toi et moi, on va donc assister tous les jours au tournage…pour voir! Messieurs, l’abbé et moi, on sera là et chaque jour on vous surveillera, parce que, à nous deux, on connaît le cinéma! » Les autres n’osaient ni rire ni protester, ne sachant pas si Gabin plaisantait vraiment.

    Après le deuxième jour de tournage, Jean me prit par le bras : « Viens, on va à la projection! » (…) On arriva donc dans la petite salle d’une cinquantaine  de places, on s’assit au premier rang, le producteur, l’opérateur et le metteur en scène s’installant au fond. Les rushes défilèrent, sans grand intérêt, avec deux ou trois gros plans de Jean. Puis les lumières se rallumèrent. Silence de plomb. Je sentais la tension qui montait à mes côtés. Jean se retourna vers le fond de la salle.

    « Où c’est qu’il est, l’opérateur?

  • Je suis là, Jean, lui répondit une toute petite voix perdue dans les fauteuils.
  • Dis-moi, Suzuki, j’ai fait toute ma carrière sur mes yeux bleus, où ils sont, là, mes yeux bleus?

    L’autre essaya d’expliquer l’effet voulu de clair-obscur, mais dès le lendemain, un petit projecteur faisait briller les yeux bleus de Jean.(…)

    Quand Jean passait dans les couloirs, les gens s’écartaient avec respect et déférence. Il impressionnait énormément. Puis, peu à peu, je compris que la réserve, la distance qu’il affichait tenaient plus de la timidité, de l’autoprotection que du mépris ou de l’orgueil. Jean ne désirait rien d’autre que de vivre tranquillement ; il ne fallait pas le déranger car l’animal était lourd et pouvait se montrer désagréable, mais, sinon, il pouvait être charmant et dévoilait alors toute sa délicatesse et sa sensibilité.

    Une petite anecdote illustre parfaitement la lassitude qu’il ressentait à être sans cesse sollicité.  Un jour, je le vis traverser le restaurant à toute allure, tête baissée comme un taureau, et je lui demandai :

     « Pourquoi marchez-vous si vite?

  • Pour ne pas qu’on me parle, ça me fatigue de répondre. »

    Dans le film, Jean devait retrouver une femme avec qui il avait vécu une belle histoire d’amour. À l’origine, le rôle devait être tenu par Mony Dalmès. Jean me demanda:

    « Tu la connais, toi, Mony Dalmès?

  • Oui, c’est une merveilleuse comédienne
  • Je ne la connais pas.
  • Elle a beaucoup d’esprit…
  • Si tu le dis.
  • Néanmoins, si vous me permettez un avis, je trouve que dans ce rôle il aurait été préférable d’avoir une actrice de cinéma avec laquelle vous avez un passé. Comme vous n’avez que quatre scènes ensemble, cela installerait immédiatement une nostalgie entre vous, ce serait très beau et très fort.
  • T’as raison, l’abbé! À qui penses-tu?
  • À Danielle Darrieux!
  • Évidemment! Ces imbéciles ne lui ont pas demandé? »

   Le producteur contacta Danielle Darrieux, qui accepta de tourner ce rôle secondaire pour une somme modeste. Le jour où elle arriva, nous déjeunâmes ensemble avec Jean. Comme à son habitude, il avait commandé un plat léger, dans le genre boudin aux pommes, et son vin, un gros-plant. Nous étions en train de bavarder tous les trois lorsque, en plein milieu du repas, un assistant arriva en s’excusant d’exister. Prudemment, il s’adressa d’abord à Danielle, lui dit qu’on avait besoin d’elle pour faire la première scène.  « Vous pouvez rester là, monsieur Gabin, vous avez le temps. »

    Alors Jean le fusilla du regard et lui lança:   « Quand Melle Darrieux fait son premier plan dans un film, Gabin est sur le plateau! »

    Il se leva donc, abandonnant son assiette pour accompagner Danielle. Je les suivis un peu comme un enfant suivrait ses parents ; Jean l’attendit, cigarette au bec, puis nous revînmes finir notre repas.

*L’Année Sainte

Jean-Claude BRIALY, Le ruisseau des singes

Un merveilleux livre que tout amateur de théâtre et de cinéma doit avoir lu!  

Au fil des mots (18): « cannelle »

Accent lorrain

    Je grandis dans un pays de saisons, tranchées à la hache, brutales et définitives. Et l’hiver n’est pas la moindre d’entre elles qui clôt les années comme on referme une porte sur une pièce encombrée d’ors et de cristal. On y rêve. On y chante. On y mange et on y boit. Ces festins et goûters de décembre arrosés de vins d’Alsace, gewurztraminer et riesling, et d’eau-de-vie de poire, de mirabelle ou de framboise, ne finiront à vrai dire qu’au moment de la Chandeleur, dans une valse de crêpes chaudes. La cannelle en est l’invitée exotique. On ne la pratique guère le reste de l’année, sinon de temps à autre dans une compote de pommes ou, fin août, sur une tarte de quetsches. Vers les premiers froids, elle pointe son museau poivré. On sort de grands bocaux de verre ses bâtonnets qui ressemblent à des parchemins que les flammes auraient roussis et enroulés sur eux-mêmes. On les réduit en poudre dans un mortier. Présent de Roi mage. L’Orient s’installe dans les cuisines en y apportant son cortèges et ses mirages qu’il déverse sur les meubles en Formica et la vieille toile cirée. Sablés, gâteaux, petits pains, linzertortes, kouglofs tout ensemencés de cannelle et par elle sublimés. La cuisine nous fait nous enfoncer dans l’Europe et dans le temps, voyageurs enfarinés et gourmands. J’ai voulu pendant des années établir une géographie du strudel, ce subtil gâteau roulé de pâte fine, aux pommes et raisins secs dans sa version la plus authentique, et qui dessine, peu ou prou, les frontières de l’ancien Empire austro-hongrois puisqu’on peut tout aussi bien le déguster à Vienne qu’à Venise, Trieste, Bucarest, Varsovie, Prague, Budapest ou Brno, mais également  New York où tant d’émigrés des ruines et des cendres sont venus espérer de nouveau en la vie. À vrai dire, au travers de ce gâteau, c’est la cannelle qui me hante, son entêtante musique olfactive d’hiver et de fête, stupéfiant licite propre à rendre élégante et raffinée la plus française des pâtes, à lui donner en vérité la beauté d’un accent. Même le vin rouge ordinaire, pour peu qu’on le laisse frémir longuement dans une casserole sur un coin du fourneau, après y avoir jeté sucre, tranche d’orange, clou de girofle et poignée de cannelle, se mue grâce à elle en un diable ensorcelant qui brûle les mains autour du verre dans lequel on le sert, chauffe bouche et gorge, verse le feu dans le ventre, fait naître rires et lumières au coin des yeux et sur les joues heureuses que le froid du dehors a rosies. Les langues se mettent à tisser contes et fantasmagories. On bat les souvenirs ; ceux de la vie, ceux de l’Histoire et ceux des romans, comme des cartes. Alors on se met à parler soudain de minaret, de toundra et de princesses recluses. De caravansérails, de petits chevaux et de steppes. De gros tabac, d’épées brisées, d’Empereur en son château transi, de cuir gelé, et de soldats restés fidèles, noyés dans une eau russe, alors que tout est perdu, que le monde est mort et qu’ils ne le sauront jamais.

Philippe CLAUDEL, Parfums

Un petit livre au succès jamais démenti… souvent réédité!

Au fil des mots (17): « sac »

Recherche d’identité

    Le shampoing lui coulait sur le visage sous la douche brûlante. (…) Laurent s’épongea dans une serviette puis sortit le rasoir du tiroir et une vieille bombe Williams qu’il avait eu la bonne idée de conserver. Rasé de près, il enfila un jean propre, une chemise blanche, une paire de mocassins et se coiffa en arrière – s’apprêtant pour l’ouverture du sac comme un homme se fait beau avant de se rendre au restaurant avec une femme. (…)

    Le sac était là, sur le canapé. Il s’en approcha. (…) Il s’assit en tailleur sur le plancher, posa son verre sur une latte et se saisit du sac avec précaution. Il était beau, avec ses deux textures de cuir mauve, ses attaches dorées et ses poches extérieures de tailles diverses. (…) Il but une nouvelle gorgée de vin en ayant la nette impression qu’il allait commettre un acte interdit. Un homme ne fouille pas dans le sac d’une femme. (…) Il tira doucement la glissière dorée de la fermeture éclair jusqu’à  l’extrémité opposée. Le sac exhala  une odeur de cuir chaud et de parfum féminin.(…)

    Le premier objet qu’il avait trouvé était un flacon de parfum en verre noir, Habanita de Molinard. Une pulvérisation lui révéla une odeur poudrée d’ylang-ylang et de jasmin. Puis vint un trousseau de clés agrémenté d’une plaquette dorée gravée d’hiéroglyphes. Suivit un petit agenda qui comportait des rendez-vous entourés aux heures des jours dits, des prénoms, quelques noms. Aucune adresse, ni numéro de téléphone. (…) Sa propriétaire n’avait pas pris soin d’inscrire ses coordonnées sur la page de garde pourtant prévue à cet effet. Le dernier rendez-vous date de la veille : 20h, dîner Jacques et Sophie + Virginie. Là non plus, pas d’adresse ni de téléphone. Une seule indication pour la semaine à suivre, à l’emplacement du jeudi : 18h, pressing (robe à bretelles). Puis vint une trousse en cuir parme et fauve contenant des produits de maquillage et des accessoires, parmi ceux-ci un gros pinceau dont il éprouva la douceur sur sa joue. Un briquet doré, un stylo Montblanc noir(…), un sachet de bonbons à la réglisse – dont il prit un bonbon qui aussitôt ajouta une intéressante note boisée au goût de son verre de Fixin. (…)

    Les objets paraissaient innombrables. Laurent décida d’en retirer plusieurs à la fois. Il plongea sa main dans la poche latérale gauche et en sortit pêle-mêle un Pariscope, un baume pour les lèvres, un sachet d’Efferalgan, une épingle à cheveux et un livre. Accident nocturne de Patrick Modiano. Laurent s’arrêta, l’inconnue était donc une lectrice de Modiano, et il lui sembla que le romancier affectionnant le mystère, la mémoire et les quêtes d’identités lui faisait signe. Il ouvrit le livre pour y trouver l’année d’édition originale. « Gallimard, 2003 » était imprimé en bas de page gauche et il y avait autre chose derrière celle de droite, une écriture transparaissait. Laurent tourna la page pour découvrir deux lignes manuscrites au stylo sous le titre : « Pour Laure, souvenir de notre rencontre sous la pluie. Patrick Modiano ». L’écriture dansait devant ses yeux. Modiano, le plus insaisissable des écrivains français. Qui ne participait plus à aucune dédicace depuis des lustres et n’accordait que de très rares interviews. Dont la diction haletante, pleine de points de suspension, était devenue une légende. Lui-même était une légende. Une énigme que ses lecteurs suivaient de roman en roman depuis quarante ans. Posséder une dédicace de lui semblait plus qu’improbable. Et pourtant les lignes étaient là.

    L’auteur de Rue des boutiques obscures venait de lui livrer le prénom de la femme au sac mauve.

Antoine LAURAIN, La femme au carnet rouge