Au fil des mots (89) : « raconter »

Une histoire à la Hopper   

  Ben s’est approché d’une des fenêtres qui s’ouvrent sur l’océan. De là, il observe négligemment les bateaux qui croisent sur la baie, ceux qui rentrent au port. C’est un spectacle auquel il est habitué, auquel il pourrait ne plus prêter attention et qui, cependant, continue de l’émerveiller, comme les enfants le sont devant le sapin de Noël. Oui, c’est un émerveillement d’enfance. Avec le temps, il a appris à reconnaître certaines embarcations, à être impressionné par le yacht des Dawson, à s’amuser du bruit de ferraille du rafiot du vieux Carter, à apprécier la mécanique de précision du hors-bord de Ted Jackson. Il est rasséréné de savoir que c’est son monde à lui, même s’il n’est pas un homme de la mer. Il appartient à cette société du littoral, il a sa place parmi les gens de Cape Cod. Bien sûr, il n’est pas un milliardaire, il ne possède rien mais il se sent de cette communauté et aucun de ses voisins, quelle que soit sa condition, ne lui dénierait cette appartenance. Le soleil est encore assez haut alors que l’heure est avancée, mais c’est pour faire illusion quelques instants encore. D’ici peu, il deviendra rasant puis ira s’enfoncer, là-bas, dans l’océan tranquille.

   Par intermittence, Ben jette de brefs coups d’œil vers la salle : il fait semblant de ne pas apercevoir, assis sur deux tabourets, accoudés au comptoir luisant, les deux fauves qui se font face, comme s’ils se préparaient à une attaque ou à une étreinte. Il les observe, sans se dévoiler, et il retrouve leur intimité d’avant, cette position du corps qui les identifie au premier regard, cette proximité qu’il leur a connue, cette manière de se pencher vers l’autre qui est autant un abandon qu’une méfiance, autant une reddition qu’une revendication de liberté. Leurs visages pourraient se frôler mais c’est comme s’ils s’ignoraient. Leurs mains pourraient se rejoindre mais ils optent, inconsciemment ou pas, pour l’immobilité, les peaux pourraient entrer en contact mais ils prennent garde de ne pas faire, surtout pas, un faux mouvement. Et au fond, lorsqu’ils vivaient ensemble, ils se comportaient déjà ainsi, toujours au bord de s’enlacer et toujours jaloux de leur indépendance. C’est vrai qu’ils n’ont pas changé, qu’ils ressemblent à ceux qu’ils ont été. Ben les abandonne pour s’en retourner à l’océan.

« Tu estimes que j’ai eu tort ? Tort de venir, je veux dire ?

  • Je ne sais pas. Comment savoir ?

(…) Louise veut bien réfléchir à l’interrogation devant laquelle on la flanque, mais elle réclame du temps. Elle réclame de la tranquillité pour s’approprier cette interrogation, pour remettre de l’ordre dans ses idées tout simplement. Pour l’heure, elle choisit de répondre à côté, de désappointer Stephen mais le mutisme vaut mieux qu’une approximation, n’est-ce pas ? Et le mystère lui-même est préférable au mensonge, non?

   Lui, il se repent de sa question, aussitôt posée. (…) Si Louise estime, en effet, qu’il n’a rien à faire là, que son retour est une provocation ou une erreur, il ne sert sans doute à rien de prolonger la conversation. (…) Il se souvient comme elle a souffert, il entend encore les reproches qu’elle lui a adressés : elle aurait pu avoir davantage de mémoire et refuser toute idée de dialogue avec lui. S’il se trouve encore chez Phillies, c’est qu’elle ne le déteste pas tout à fait, et que sa bonne étoile ne l’a pas abandonné.(…)

   Comme s’il avait suivi le cheminement de la pensée de Louise, Ben constate que, si la beauté peut passer ou lasser, si elle peut s’estomper ou finir par ennuyer, le charme, en revanche, ça ne part jamais, c’est là, pour toujours, ça reste, intact. Louise et Stephen ont égaré un peu de leur jeunesse, la peau a perdu un peu de son éclat, les gestes sont devenus plus lents, plus lourds, moins enfantins, le ton de la voix s’est posé mais le charme n’a pas varié. Leur capacité de séduction n’a pas été entamée. Il les revoit, non comme il les a vus, mais comme il les a aimés. Ils sont resplendissants et il est pris de l’envie folle d’être leur ami, à tous les deux, à nouveau.

   La porte du café tinte.

Philippe BESSON, L’arrière-saison

 

 

Au fil des mots (88) : « catalogue »

Flore poétique 

   Bianca marche dans le potager – mais plus qu’un potager, c’est presque un jardin en raison du soin méticuleux apporté aux légumes et aux herbes dans leurs carrés bien tracés – et admire les formes et les couleurs de tous ces légumes qui jaillissent parmi les feuillages : les trompettes des fleurs de courge tardives, les joues empourprées des tomates, certaines aubergines cardinalices. Ce n’est qu’un instant, un élan: elle s’arrête, cueille et enveloppe dans son tablier deux, trois, quatre de ces fruits de la terre. Ils sont tiédis par le soleil, et cette tiédeur l’accompagne tandis qu’elle retourne en arrière, rapide, inhalant l’arôme religieux du romarin de part et d’autre du sentier, dont elle peigne le haut des buissons avec les doigts de sa main libre comme elle le fait toujours, depuis toujours, par une impulsion irrésistible. Et c’est ce parfum, plus que son geste, qui réveille un souvenir très vif, pointu comme la mémoire de ce qu’on a perdu : sa promenade avec son père dans l’Orto Botanico de Padoue, sous la surveillance à distance d’un moine en bure sombre qui les avaient laissés entrer seuls en échange d’une pièce. (…) « Les simples, ce sont les herbes ou les gens qui les cultivent? » avait-elle demandé. Elle avait quinze ans et ils venaient d’entamer leur voyage. Jamais jusqu’alors elle n’avait joui de la présence entière de son père, de tout son temps : un privilège dont elle ne se lassait pas et qu’elle récompensait par une attention inconditionnelle, telle une élève en compagnie d’un maître vénérable, l’amour en plus. 

   « Bonne question, avait-il dit. Je crois que les deux vont ensemble : si on n’a pas le cœur pur, on contamine les plantes dont on s’occupe. Les herbes simples sont celles qui soignent les maladies et rendent la santé. Mais ce moine aussi est certainement un simple, sinon il ne serait pas là, pieds nus dans ses sandales ; il se tiendrait dans une salle pleine de fresques et  caresserait sa robe pourpre car, lorgnant déjà vers Rome. Pourtant, je suis sûr que c’est un homme heureux, même sans pourpre. Tu t’appelles Bianca parce que nous t’avons voulue simple, essentielle, pure. Parce que nous voulions que tu choisisses toi-même tes couleurs. »

   Le gravier crissait sous leurs pas et le vent emportait par poignées les pétales violets du gattilier, comme les confettis lancés par un enfant. (…)

   « En Amérique du Nord, les guerriers de certaines tribus se peignent le visage avant de partir au combat, pour montrer la couleur de leur courage. Mais il n’y a pas besoin de les arborer sur les joues, ses couleurs personnelles. L’important est de les connaître. » (…)

   À présent, courant vers le bureau avec les légumes dans son tablier, Bianca songe qu’elle ne sait pas encore quelles sont ses couleurs : toutes, et peut-être aucune, comme à l’intérieur d’une goutte de pluie qui s’arrête sur une feuille et recueille en soi l’essence du monde. Elle dispose le fruit de sa cueillette dans un panier, puis se ravise parce qu’on dirait un tableau de Baschenis : posés sur la table en bois brut, presque par hasard, ils sont parfaits. Elle les dessine, puis les colore, sans savoir à qui pourra plaire ce portrait d’un petit morceau du potager ; mais le résultat est beau, il est la vie même. À la fin de ses doigts tachés, elle prend une tomate, mord dedans et la mange jusqu’au bout, vorace, absorbant à la fois la couleur et le jus qui lui colle aux mains. Le rouge est aussi une saveur.

Beatrice MASINI, L’Aquarelliste

 

 

Au fil des mots (87) : « rock’n roll »

Musique de jeunes

   L’époque était animée. Après une longue traversée du désert, de Gaulle était revenu aux affaires pour sauver l’Algérie française menacée par les terroristes algériens. (…) Comme les amis de Franck ne parlaient que de ça, j’écoutais sans rien dire, en prenant l’air de celui qui comprenait. Je m’animais quand la conversation arrivait sur le mot « rock’n roll ». Quelques mois plus tôt, ça nous était tombé dessus sans prévenir. On écoutait la radio sans y prêter attention. Je bouquinais, vautré dans un fauteuil, Franck bossait. Une musique inconnue est sortie du poste. On a levé la tête en même temps en se regardant, incrédules. On s’est rapprochés de l’appareil, Franck a augmenté le son. Bill Haley venait de changer notre vie. Du jour au lendemain, c’est devenu notre musique qui envoyait les flonflons aux oubliettes. Les adultes détestaient, sauf papa qui adorait le jazz. C’était une musique de sauvages qui allait nous rendre sourds et plus bêtes qu’on ne l’était. On n’y comprenait rien, ça ne nous dérangeait pas. Franck et ses amis ont découvert un tas de chanteurs américains : Elvis, Buddy Holly, Little Richard, Chuck Berry et Jerry Lee Lewis sont devenus nos compagnons inséparables. (…)

  • Je suis content que tu sois venu, Michel. Je peux te demander un service ?

  Je lui ai juré qu’il pouvait me demander n’importe quoi. Il allait partir en Algérie pour longtemps et ne savait pas quand il reviendrait. Pas avant un an au moins, peut-être plus. Les permissions n’avaient plus lieu en métropole. Il voulait me confier un petit trésor. D’après lui, j’étais le seul digne de le conserver jusqu’à son retour. J’ai protesté, c’était une lourde responsabilité. Il a coupé court à mes tergiversations en posant la main sur deux caisses d’albums de rock. Cinquante-neuf exactement. Ses importations américaines achetées à prix d’or. Je restais sans voix, bouche ouverte.(…) J’ai voulu qu’on fasse une liste des albums qu’il me confiait. C’était inutile. Il les connaissait par cœur. (…)

   Quand j’ai ramené les disques, ça a fait toute une histoire. Ma mère voulait savoir d’où ils venaient, qui me les avait donnés et pour quelle raison, sous prétexte qu’à elle, personne ne lui avait rien donné, ni disques, ni quoi que ce soit d’autre. À cause des voisins, elle m’a imposé de les écouter en sourdine, ce qui, pour du rock’n roll, est une aberration. À plusieurs reprises, j’ai trimbalé pick-up et disques chez Nicolas qui habitait un immeuble moderne. On en profitait pour écouter Elvis et Jerry Lee Lewis à en avoir les oreilles qui bourdonnaient. Malgré ses demandes insistantes, j’ai refusé de les lui prêter. Puis, nos voisins du dessus ont déménagé. Leur appartement est resté vide plusieurs mois. J’ai augmenté le son. J’attendais que ma mère s’en aille et, juste avant son retour, je le baissais au volume réglementaire. Une bouffée d’oxygène binaire dans un monde monastique. Enfin, on vivait. Je restais des heures sur mon lit à écouter les disques en boucle et, si je n’y comprenais rien, je connaissais les paroles par cœur. Maria s’en fichait. Juliette s’est crue obligée de faire des remarques. Au départ, fervent amateur de variétés, elle se délectait de Gilbert Bécaud. Elle a basculé et a fini par adorer. Le rock produisait sur elle un effet miraculeux : elle se taisait. On augmentait le son. Jusqu’à l’écouter au volume normal auquel le rock doit être écouté : à la limite des capacités du haut-parleur. On sonnait à la porte. Je coupais le son. La voisine du quatrième voulait savoir si, par hasard, c’était chez nous que… Mais il n’y avait aucun bruit.

Jean-Michel GUENASSIA, Le Club des Incorrigibles Optimistes

Au fil des mots (86) : « poète »

Destinée 

   Âgé de trente ans et grand séducteur devant l’éternel, Alexandre commença à éprouver le désir de créer un foyer : « Mon idéal est une épouse, mon plus grand désir : le repos », écrivait-il dans le Voyage d’Eugène Onéguine en 1829.

   Il n’était évidemment pas envisageable pour lui de chercher une fiancée hors du pays car le tsar lui refusait tout passeport pour l’étranger. L’idée du mariage était réellement devenu une hantise quand il se rendit à un bal au début de l’année 1829.

   Une belle gelée avait chassé du ciel les nuages qui avaient recouvert l’horizon toute la journée et la recrudescence du froid avait ravivé la blancheur de la neige. Pouchkine monta comme une flèche l’escalier de marbre, remettant en place sa coiffure. La salle était pleine, la musique tonnait. Le bruit, la chaleur, le cliquetis des éperons des cavaliers, les gardes, l’envol des petits pieds des femmes dont le regard de Pouchkine suivait les arabesques, pendant que les violons étouffaient de leur son la médisance jalouse des dames. Le poète ne prêta aucune attention aux splendides uniformes chargés d’or, de broderies et de décorations ni aux habits de gala des hommes. (…)

   Soudain, une rumeur admirative parcourut l’assemblée. Pouchkine pensa qu’un membre de la famille impériale avait décidé d’honorer ce bal de sa présence. Mais ce fut une très jeune fille, somptueusement belle, qui pénétra dans la salle.

  • Qui est cette splendeur? demanda Pouchkine à son voisin.
  • Nathalie Nikolaïevna Gontcharova, mon cher, elle fait ses débuts dans le monde, lui répondit le monsieur en ajustant son frac, d’un air entendu.

   Bouleversé par cette beauté romantique, le poète se fit présenter sr le champ. (…) La jeune fille fut moins séduite qu’intriguée par ce petit homme au teint olivâtre et aux lèvres rouges très épaisses. Cependant elle ne fut pas totalement insensible au charme mystérieux de ses yeux gris azur qui égayaient un visage assombri par d’épais favoris et des cheveux bruns frisés. (…)

  Lorsque le 18 février 1831, se déroula la cérémonie du mariage, l’anneau de Pouchkine tomba de la main de Nathalie et le cierge qu’il portait s’éteignit : « Mauvais présage ! » murmura-t-il à ses témoins.

  Dès le lendemain, en effet, les premières frictions apparurent dans le couple. (…) Eugène Melchior de Vogüé remarqua : « Le poète avait épousé une personne aussi célèbre pour sa beauté qu’il l’était par son génie, femme de simple race humaine, elle comprit mal ce génie et la passion du dieu qui l’avait ravie. Cet amour africain inspira à madame Pouchkine une épouvante dont elle ne revint jamais. »

   Ce couple fut d’une nature complexe, caractérisée par des sentiments ambivalents : complicité et jalousie, respect et dépit, attention et douleur. (…) Pouchkine n’était pas un mari modèle. Il restait un grand admirateur du sexe féminin et un mari volage. Nathalie, blessée, nourrissait à juste titre des soupçons sur la fidélité de son époux, elle laissait souvent apparaître son irritation. (…)

   Vint enfin Saint-Pétersbourg. L’empereur et le corps diplomatique devaient assister au bal auquel furent conviés les Pouchkine. (…) Brusquement la foule en émoi s’avança, puis se retira et, au son d’une fanfare, l’empereur apparut en saluant à droite et à gauche, semblant avoir hâte de fuir cette corvée. Soudain tout le monde s’écarta et Nicolas Ier souriant, s’arrêta pour saluer Nathalie. Cette attention particulière du tsar était de bon augure et décida de bien des choses. En robe de bal blanche et élégants petits escarpins dorés, Nathalie dansa légèrement penchée en arrière, les yeux baissés. Son bras, ganté de blanc jusqu’au coude, faisait sur son épaule une courbe si gracieuse qu’il semblait le cou d’un cygne. 

   Mme Pouchkine fit donc grande sensation dans le monde. (…) Partout elle était admirée, aux concerts, aux représentations théâtrales ou aux réunions entre amis. Pouchkine y accompagnait sa femme et ses belles-sœurs, toutes trois éblouissantes d’élégance et de finesse.

   Mais en quelques mois, l’attitude de la bonne société envers le poète changea. Autrefois adulé, reconnu par tout le monde, il était devenu une espèce de prince consort. L’exceptionnelle beauté de sa femme lui avait ravi sa popularité. L’empereur plaçait Nathalie à sa droite dans les dîners tandis que Pouchkine était toujours en bout de table. (…)

   Le diplomate français Gallet de Calture, qui vécut longtemps en Russie, décrivait ainsi cette ambiance : « Je ne connais pas d’exemples de mari déshonoré ne tirant pas profit de son déshonneur. »

   Ce même témoin demanda à une dame de la haute société :

  • Et si le tsar posait son regard sur vous, comment réagirait votre époux?
  • Mon mari, répondit la dame, ne me pardonnerait jamais si je me refusais au tsar.(…)

   Pouchkine était à la fois fier et jaloux des succès de son épouse.(…) Le poète agissant en Pygmalion essayait d’éduquer Nathalie, de la façonner comme une œuvre d’art. (…) Les rôles s’étaient peu à peu inversés. Ce n’était plus Nathalie qui était jalouse. Sa beauté splendide associée au nom magique de son époux faisait tourner bien des têtes. (…) Nathalie n’était pas seulement une reine de la danse mais aussi une mère attentionnée. Elle s’occupait de la maisonnée, s’efforçait d’équilibrer les comptes d’une administration familiale en déroute et même discutait âprement avec les éditeurs et les libraires. Elle aidait son époux de son mieux.

Finalement, Pouchkine n’avait-il pas trouvé en Nathalie celle qui lui convenait ? Une épouse qui lui apportait le réconfort familial et se transformait en déesse incontestée sur les bords de la Néva.

  Quelle destinée difficile à remplir que d’être la femme d’un poète aussi poète que Pouchkine…

Vladimir FÉDOROVSKI, Le Roman de Saint-Pétersbourg.

 

 

Au fil des mots (85) : « bonheur »

Inspiration romaine  

   Je me suis presque endormi sur l’un de ces gros carnets de cuir ou, depuis tant d’années, je tente, sans jamais y parvenir vraiment, de garder vie aux impressions que je peux éprouver chaque fois que, je le devine, les semaines à venir, les mois, seront peut-être essentiels dans l’orientation de mon travail. Car c’était bien ce que représentait pour moi ce séjour à Rome à ce moment précis de ma vie : une étape, un second souffle, que sais-je ? La certitude, en tout cas, que je voulais aller plus loin. Ailleurs ? Ce seraient précisément les semaines que j’allais y passer, ces mois parfaitement imprévus, qui devraient me le dire.

   Le premier soir, j’ai donc écrit tard dans la nuit. L’orage, peu à peu, s’était éloigné, la pluie s’en était allée avec lui, demeurait le silence. Ce silence de Rome composé des bruits qu’on a lus chez Stendhal, Berlioz, Larbaud et tant d’autres ; des bruits qu’on a toujours connus quand même on ne les aurait jamais entendus, les cloches bien sûr, les fontaines, jusqu’à la pétarade lointaine d’un scooter qu’on appelle ici motorino, et puis des rires qui vous viennent de très loin, les ateliers d’artistes de la via del Babuino, les collèges de jeunes filles étrangères depuis longtemps assoupies et qui, cependant, murmurent, chuchotent et qui sourient… Le silence de Rome : toute la nuit, excité comme je l’étais par ce que j’espérais, j’ai veillé en silence. Loin, très loin, une musique de piano m’arrivait parfois, par bouffées. J’imaginais un compositeur oublié depuis des lustres dans l’un quelconque des pavillons de la Villa et qui, fatigué de ses recherches laborieuses, lassé de l’ordinateur et de ces machines qui ont remplacé le papier à musique de ses grands-pères, retrouvait doucement Schubert ou Schumann, Liszt…

   Au matin, la lumière était belle. J’ai simplement repoussé un volet, c’est une gifle de soleil qui j’ai reçue en plein visage. Je me suis dit qu’à vingt ans, lorsque j’ouvrais la fenêtre de cette chambre de bonne, tout en haut d’un immeuble 1900 qui donnait sur les jardins de l’Observatoire, c’était aussi une volée de lumière qui me frappait de plein fouet : à Paris, je n’avais devant moi qu’un jardin où des gosses piaillaient, ici, c’était l’aria di Roma tout entière. Mais je n’avais plus vingt ans…

   Je me suis préparé très vite pour entamer aussitôt une première promenade. J’étais décidé, ce matin-là, à explorer la Villa, le jardin, ses alentours : à rester chez moi, en somme. Il y avait du thé, des biscottes dans un placard de la cuisine, je ne me suis même pas rasé et l’impression de bonheur que j’ai ressentie en claquant derrière moi la porte de mon atelier a été, à nouveau, fulgurante : c’était mon atelier à moi, je faisais quelques pas sous la loggia, j’étais à Rome et chez moi ! 

Pierre-Jean REMY, Aria di Roma

Au fil des mots (84) : « disparition »

Beau ténébreux

   J’avais pris froid la veille, en rentrant chez moi. Ma gorge était sèche, ce qui ne m’empêcha pas d’allumer une première cigarette en buvant mon café.

   Je décidai d’appeler Antoine. Mes mains tremblaient sur le clavier du téléphone, mais je me sentais forte d’un savoir nouveau. La sonnerie n’en finissait pas – il n’avait pas non plus de répondeur. J’ai dû raccrocher. Sans pouvoir laisser de trace. Il ne saurait pas que j’avais appelé. Était-ce une bonne chose ?(…) Je composai à nouveau le numéro. Encore de longues sonneries. J’avais besoin de les entendre pour matérialiser un peu plus l’endroit où il n’était pas, il me semblait que je pourrais le reconstituer uniquement à partir de leur résonance, et qu’il fallait que je sature l’espace, pour y laisser quelque chose. Je n’arrivais plus à raccrocher, assise sur mon matelas, le téléphone entre les jambes, le combiné sur l’oreille, ce lien que je jetais comme une ligne à la mer pour attraper le poisson qui me tenait en tension. (…)

   Je commençais à oublier qui j’appelais. J’attendais que quelqu’un me prenne dans ses bras et me secoue, que quelqu’un entre dans mon champ et change le décor, me ramène au monde. Il est souvent arrivé que ma mère me croie morte. J’étais autre part. Je la regardais sans la voir, ça lui faisait peur et elle me hurlait dessus. « Mais regarde-moi, bordel, regarde-moi avec tes vrais yeux ! » Je sortais alors de ma léthargie et d’un coup la voyais. (…)

   Mon corps s’est rappelé à moi. J’avais mal aux chevilles à force d’être assise en tailleur. Mes articulations étaient ankylosées, et des fourmis grimpaient sur le bras prolongé par ce combiné gris à petits trous, celui-là même qu’il y avait chez mes parents et que j’utilisais avec précaution parce qu’il sentait l’haleine de ma mère et que j’avais peur de tomber malade en m’en approchant trop. Un parfum d’angine mêlé à celui des antidépresseurs : l’odeur de mon enfance. Un goût de maladie médicamenteuse, le goût du combiné du téléphone. J’avais envie de vomir quand ma mère lavait une tache de chocolat au coin de mes lèvres avec son doigt et sa salive, parce que c’était la même salive au goût d’angine et de médicament qui se déposait sur le téléphone, l’unique téléphone de la famille.

   J’ai dû raccrocher et me lever pour que mon sang circule normalement dans mes veines. Je détestais cette impression de mort dans un membre – ne plus le sentir, le voir mais ne plus le sentir. Je secouai mon bras dans tous les sens pour qu’il retrouve une sensibilité. Peut-être, oui pourquoi pas, peut-être – cette idée s’était insinuée tandis que les tuuut s’étaient immiscés dans tout mon corps pour en battre le rythme -, peut-être qu’il m’avait en effet donné un faux numéro. C’était mal me connaître. J’étais tout à fait le genre de fille à rappeler vingt fois un numéro non attribué. (…)

   Au bout d’un long moment à appeler en vain, la fièvre commença à monter. Mes doigts tremblaient, mon front chauffait, je transpirais. Il fallait que je sorte. Mais pour aller où ? Je fis quelques pas au hasard et atterris dans une cabine téléphonique où je composai le numéro d’Antoine. Comme tout le reste de la journée, la sonnerie retentit dans le vide. Le mot me sauta littéralement à la gorge : disparition. Disparu. Non, Antoine n’avait certainement pas disparu. Il habitait Paris, il avait dû sortir, tout simplement. Disparition. Était-ce cette angoisse qu’on éprouvait à ne pouvoir joindre, à ne pouvoir savoir, à ne pouvoir même imaginer où l’autre est ? Je ne le connaissais pas suffisamment pour l’avoir perdu….

   Le lendemain, personne au bout du fil. Et le surlendemain. Et le jour d’après. Dix jours ont passé. Je savais qu’Antoine avait disparu de ma vie : il y était entré comme une météorite qui avait pris soin de tout détruire sur son passage pour ne laisser qu’un souvenir lumineux – une lumière noire. Je m’étais enflammée à son furtif contact. Et puis plus rien. Un peu de cendre. C’est tout.

Mazarine PINGEOT, Théa

 

 

Au fil des mots (83) : « invisibilité »

Premier jour

   Au moins, à son travail, personne ne le remarquerait. Le gardien de musée n’existe pas. On déambule devant lui, les yeux rivés sur le prochain tableau. C’est un métier extraordinaire pour être seul au milieu d’une foule. Mathilde Mattel lui avait annoncé, dès la fin de leur entretien, qu’il commencerait le lundi suivant. Sur le seuil de son bureau, elle avait ajouté : « Je ne comprends toujours pas vos raisons, mais après tout, on peut estimer que c’est une chance pour nous de vous avoir dans la maison. » Son ton avait été si chaleureux. Pour Antoine, coupé du monde, elle avait été la seule personne avec qui il avait eu une véritable conversation depuis une semaine. (…)

   Antoine était assis sur sa chaise, dans son costume couleur discrétion. On l’avait affecté à l’une des salles consacrées à l’exposition Modigliani. Juste en face d’un portrait de Jeanne Hébuterne. Quel étrange hasard. Lui qui connaissait si bien la vie de cette femme, son destin tragique. La foule était si dense en ce premier jour qu’il ne parvenait pas à observer tranquillement le tableau. On se ruait pour voir cette rétrospective. Qu’en aurait pensé le peintre ? Antoine avait toujours été fasciné par ces vies réussies après coup. La gloire, la reconnaissance, l’argent, tout cela arrive, mais trop tard ; on récompense un tas d’os. (…) Et Jeanne… oui, la pauvre Jeanne. Pouvait-elle imaginer qu’on se presserait pour voir son visage enfermé à jamais dans un cadre ? Enfin, la voir, l’entrapercevoir plutôt. Antoine ne comprenait pas vraiment l’intérêt de contempler les tableaux dans de telles conditions. (…)

   Les pensées d’Antoine étaient sans doute acerbes, mais au moins il pensait ; cela le changeait de cette zone léthargique dans laquelle il végétait depuis quelque temps. Grâce à cette foule incessante, il s’échappait de lui-même. Les heures avaient défilé à une allure folle, à l’opposé des derniers jours où chaque minute s’était habillée d’un vêtement d’éternité. Étudiant aux Beaux-Arts, puis enseignant, il avait passé sa vie dans les musées. Ici même, à Orsay, il se souvenait d’après-midi entiers à arpenter les salles. Jamais il n’aurait imaginé revenir des années plus tard en tant que gardien. Cela lui donnait une tout autre vision du fonctionnement d’un musée. Son errance actuelle lui permettrait sûrement d’enrichir sa compréhension du monde de l’art. Mais était-ce important ? Allait-il seulement un jour retourner à Lyon et reprendre sa vie ? Rien n’était moins sûr.

   Alors qu’il dérivait vers des incertitudes existentielles, un collègue s’approcha de lui. Alain, tel était son prénom, gardait l’autre côté de la salle. Plusieurs fois dans la journée, Antoine lui avait répondu par l’activation d’un rictus minimal. (…)

    « Ça te dirait d’aller boire une bière, après le boulot ? On est rincés, ça nous fera du bien.

  • … »

  C’était le prototype de l’impasse sociale. Dire non, c’était passer pour quelqu’un de désagréable. On remarquerait Antoine, on parlerait de lui, on le jugerait. Il voulait à tout prix éviter de faire des vagues. Le paradoxe était insupportable, mais, pour se faire oublier, le mieux était encore de se mêler aux autres. (…) Alors qu’il ne rêvait que de rentrer chez lui, il finit par dire : « très bonne idée. »

  Deux heures plus tard, les deux hommes se retrouvaient au comptoir d’un bar. Antoine buvait une bière avec un parfait inconnu. Rien ne lui paraissait naturel ; même le goût de la bière dans sa gorge était étrange. L’homme parlait sans cesse, ce qui était le bon côté de la situation présente. Antoine n’avait pas à prendre en charge le moindre sujet de conversation. (…)

« Tu as l’air différent des autres, annonça-t-il au bout d’un moment.

  • Ah bon ? répondit Antoine, légèrement inquiet à l’idée qu’on puisse le distinguer de la masse.
  • Tu as l’air absent. Tu es là sans être là.(…) Tu dois être très rêveur, c’est tout. Remarque, il n’y a pas de critères pour faire ce métier. C’est ça qui est bien. Il y a de tout. Des étudiants en art, des artistes, mais aussi des employés qui s’en foutent, de la peinture. Ce sont des fonctionnaires de la chaise. Moi, j’en fais un peu partie. Avant j’étais gardien de nuit dans un garage. Voir des voitures passer, je n’en pouvais plus. L’avantage avec les tableaux, c’est que ça ne bouge pas.
  • … » 

   À cet instant, Alain se lança dans un long monologue, le genre de monologue qui dure peut-être encore maintenant. On le sentait désireux de rattraper une journée passée assis en silence (…) Antoine décrocha complètement, soudain accaparé par un sentiment paranoïaque. Pourquoi cet homme l’avait-il observé plusieurs fois dans la journée ? Que lui voulait-il? Peut-être n’était pas venu le voir par hasard. Il avait une idée derrière la tête. Antoine se doutait qu’on cherchait à le retrouver. (…) Il se sentait perdre pied. Il mettait en doute chaque instant réel, jusqu’au plus anodin.(…)

   Ils se quittèrent peu après. En rentrant chez lui, Antoine fut effrayé à l’idée que cette petite sortie ne devienne le début d’un engrenage. Il avait accepté par souci de discrétion, mais cela ne s’arrêterait jamais. À l’évidence, Alain était du genre à organiser des dîners chez lui pour présenter sa femme. Et forcément viendrait un moment où on lui poserait des questions, trop de questions. Il s’enfonçait dans une terrible impasse.

David FOENKINOS, Vers la beauté.

 

La mystérieuse Lucy

bdPetitPas.jpegSi vous avez aimé ou avez été intrigué(e)s par la p’tite photo perso publiée sur Facebook hier soir, voici un article que j’avais fait paraître sur mon ancien blog en août 2012 (nostalgie, notre dernier été au festival de Stavelot…). Je complète l’article par quelques photos de tableaux que j’avais prises lors de l’expo puisqu’on n’a plus accès aux albums photos de l’époque…  bonne découverte !

C’était une petite dame sans doute comme celle-ci. J’ai dû la côtoyer au concert sans que je sache jamais quelle grande artiste elle fut. Pour ses contemporains, sa vie semblait être tellement banale que personne aujourd’hui ne s’en souvient avec précision. « C’était une petite grand-mère au chignon bien serré ». Fut-elle l’élève d’un grand maître, par exemple de Richard Heintz? Était-elle de la famille de Madeleine Orban, l’épouse de celui-ci? Était-elle riche et fortunée puisque personne ne lui connaît d’autre occupation que la peinture? Est-elle une Orban de Xivry?

Je reconstruis patiemment le puzzle. Si quelqu’un parmi vous, chers lecteurs, peut m’éclairer, j’en serai ravie! Elle est née à Liège en 1906 et décédée à Stavelot en 2001, joli parcours de vie!

Car cette dame, gloire locale, est bien mystérieuse… Secrets d’atelier !

Une exposition à l’abbaye de Stavelot présentant des tableaux inédits lui est dédiée et je suis tombée en amour devant ses tableaux. Que je vous la présente!

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Voici 6 toiles en guise d’apéritif.

Celle qui attira mon attention en premier (elle m’a fait penser à un puzzle que je faisais et refaisais dans mon enfance)

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Celle de l’affiche

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Des marines impressionnantes

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Beaucoup de paysages d’Ardennes

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Des neiges en Fagnes admirables

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Des vues de Stavelot et de Liège

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Vous aimez? Trente tableaux que j’ai photographiés à l’expo vous attendent dans un album photos, en haut colonne de droite. Coup de coeur!

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Au fil des mots (82) : « prise de contact »

Leningrad, 1956

   Les quais ruisselaient sous les pieds des voyageurs et les parapluies agités. Le jour semblait couvert d’un tamis gris et moite. Les employés de la gare circulaient dans leur morne ennui, pendant que les haut-parleurs sifflaient une symphonie nouvelle, un exercice d’usine à violons-violoncelles. Je choisis un banc protégé par l’auvent et regardai une femme de mon âge dire au revoir à deux adolescents. Je lissai ma robe – ni trop sévère, ni trop endimanchée -, sans cesser un instant de me demander à quoi il ressemblait.

   Ma mère m’avait envoyé une photographie vieille de plusieurs années, datant de l’époque où elle le formait encore à Oufa. Il avait le visage fin et insolent d’un jeune paysan – hautes pommettes tatares, cheveux de sable, regard en coin – mais, âgé maintenant de dix-sept ans, il devait sûrement avoir changé. Elle le disait extraordinaire, je le reconnaîtrais aussitôt, il se détacherait de la foule, le simple fait de marcher était même devenu chez lui une forme d’art.

   Quand le train finit par arriver, avec ses volutes de vapeur, je me levai et tendis un chapeau qui avait autrefois appartenu à mon père – le signal convenu. C’était foncièrement absurde, mais je ressentis comme un frisson, d’attendre ainsi qu’un garçon deux fois plus jeune que moi émerge de la lumière. Je scrutai la foule, et personne ne correspondait à la description qu’on m’avait donnée. Partant à contre-courant, je frôlai manteaux d’été et valises, allai même jusqu’à héler deux jeunes gars, qui, affolés, me prirent pour un commissaire et se hâtèrent de me montrer leurs papiers.

   Le prochain train était attendu dans quatre heures, je ressortis sous une pluie légère. Plutôt que d’attendre devant la gare, je longeai la Neva, dépassai la prison, descendis vers le pont et pris le tram pour l’université. Je frappai à la porte du bureau de Iosif pour le mettre au courant, mais il n’y était pas (…) Je me fis l’effet d’une intruse dans mon ancienne existence, et donc je partis. Dehors, le soleil avait brisé la barrière des nuages et une lumière arctique émaillait ses récifs dans le ciel.

   Je retrouvai la gare de Finlande, où je remarquai une effervescence bruyante, inexistante plus tôt. Les employés partageaient leurs cigarettes. À l’intérieur, une immense bannière, accrochée à la voûte, pliait et dépliait au gré du vent un portrait de Krouchtchev, avec cette légende : La vie est devenue meilleure, la vie est plus joyeuse. Je repris place sur un banc et attendis, songeant à ce que ma mère, exactement, attendait que je fasse de son campagnard et de ses dix-sept ans. Ils disaient dans leurs lettres que Rudi – elle l’appelait affectueusement  Rudik – avait illuminé leurs jours, mais j’avais le sentiment que ce n’était pas tant lui que le souvenir de la danse, de ce qu’elle avait autrefois signifié pour eux. (…)

   Entendant une nouvelle loco siffler au bout des rails, je fouillai vite dans mon sac pour jeter encore un œil à la photographie.

   La foule de Moscou fondit sur moi. J’eus l’impression d’être un saumon, à battre des ailerons vers la vie en amont, mais je gardai le chapeau de mon père au-dessus de la mêlée. Toujours pas de Rudi. Seule et soucieuse, je me mis à penser que j’avais franchi malgré moi une infime barrière dans ma courte vie. J’avais trente et un ans, et deux fausses couches derrière moi. Je passais chaque jour nombre d’heures à imaginer mes enfants tels qu’ils auraient grandi. Et voilà qu’on me jetait ce jeune Tatar dans les bras, qu’on me déclarait mère sans que j’en eusse le bonheur, les plaisirs – je craignais déjà qu’il lui soit arrivé malheur, qu’il ait perdu notre adresse, qu’il n’ait pas eu de quoi prendre le tram. Qu’il n’arrive jamais. Le maudissant, je quittai la gare, m’enfonçai dans le cœur de la ville. J’adorais notre chambre en ruine dans les logements communautaires de la Fontanka. (…) Je restai plusieurs heures à la fenêtre à observer la rue. Iosif finit par rentrer, la cravate de travers. Il m’observa d’un air las.

     Il arrivera, dit-il.(…)

   Je fis les cent pas, douze en fait de la fenêtre au mur du fond. (…) Je descendis cet escalier puant, plein des bruits des appartements voisins – rires et colère, une note échappée d’un piano. C’était une nuit d’été, le bleu pâle de minuit, pas de lune, pas d’étoile, quelques rares nuages attardés çà et là. Je restai dehors une heure lorsqu’une silhouette vint finalement briser l’ombre de l’arcade.

   La démarche de Rudi n’avait rien d’une forme d’art. Il était avachi, et ses épaules voûtées. On aurait pu le croire sorti d’un dessin animé, avec cette valise fermée par un bout de ficelle, ses épis rebelles sous une casquette à grosses côtes. Il était très mince, ce qui faisait ressortir ses pommettes. Je remarquai tout de même, en m’approchant, ses yeux bleus et complexes.

    Où étais-tu passé ? demandai-je.

    Très honoré, répondit-il en me tendant la main.

    Je t’ai attendu toute la journée.

    Oh.

   Relevant la tête, il me regarda en biais d’un petit air innocent, comme s’il voulait me tester. Je suis arrivé par le train du matin. Vous avez dû me rater à la gare.

   Tu ne m’as pas vue avec le chapeau?

    Non.

   Je compris qu’il mentait, et même qu’il mentait mal, mais je n’insistai pas. Il se dandinait nerveusement d’un pied sur l’autre, et je voulus savoir ce qu’il avait fait de sa journée.

    Je suis allé à l’Ermitage, dit-il.

    Pour quoi faire ?

    Regarder les tableaux. Votre mère m’a dit que, pour danser, il fallait savoir peindre.

    Ah, elle t’a dit ça ?

    Oui.

    Et qu’est-ce qu’elle t’a dit d’autre ?

    Que c’était une bonne idée d’être aussi musicien.

    Mais elle ne t’a pas dit que les bons danseurs arrivaient à l’heure ?

   Il haussa les épaules.

    Vous avez un piano?

    Non, répondis-je.

   Une autre note de piano résonna au troisième étage, et quelqu’un se mit à jouer Beethoven, fort joliment. Brusquement réjoui, Rudi parla de rencontrer le propriétaire de l’instrument, de le convaincre de le laisser apprendre. 

    Je n’y compterais pas, dis-je.

   Malgré sa lourde valise, il monta les escaliers deux marches à la fois. Je l’assis à la table de notre chambre et lui servis son dîner sans le réchauffer. (…) Plus je l’étudiais, plus je remarquais ses yeux extraordinaires, immenses, farouches, deux entités indépendantes, qui se seraient simplement trouvées dans cette tête-là, et balayaient l’appartement, et étudiaient ma collection de disques. Il demanda du Bach, que je mis à bas volume. Il mangeait, et pourtant la musique semblait se propager dans son corps.

Colum McCANN, Danseur

Au fil des mots (81) : « rééduqués »

Une mystérieuse valise   

   Le Binoclard possédait une valise secrète, qu’il dissimulait soigneusement.

   Il était notre ami. Le village où il était rééduqué était plus bas que le nôtre sur le flanc de la montagne du Phénix du Ciel. (…) Sa famille habitait dans une ville où travaillaient nos parents ; son père était écrivain, et sa mère, poétesse. Récemment disgraciés tous les deux par les autorités, ils laissaient « trois chances sur mille » à leur fils bien-aimé ; ni plus ni moins que Luo et moi. Mais face à cette situation désespérée, qu’il devait à ses géniteurs, le Binoclard, qui avait dix-huit ans, était presque constamment en proie à la peur. (…)  

   En passant devant le village du Binoclard, nous le vîmes travailler dans une rizière ; il labourait la terre, avec une charrue et un buffle. (…) Le buffle avait une taille normale mais une queue d’une longueur inhabituelle, qu’il remuait à chaque pas comme s’il faisait exprès d’envoyer de la boue et autres saletés sur le visage de son gentil maître peu expérimenté. Et, malgré ses efforts pour esquiver les coups, une seconde d’inattention suffit pour que la queue du buffle le frappe au visage de plein fouet, et envoie voler ses lunettes en l’air. Le Binoclard lança un juron, les rênes s’échappèrent de sa main droite, et la charrue de sa main gauche. Il porta les deux mains à ses yeux, poussa des cris et hurla des vulgarités, comme brusquement frappé de cécité. (…) Penché au-dessus de l’eau, il y plongea les mains, et tâtonna dans la boue autour de lui, en aveugle. Il avait réveillé l’instinct sadique de son buffle. Celui-ci, traînant la charrue derrière lui, revint sur ses pas. Il semblait avoir l’intention de fouler aux pieds les lunettes arrachées, ou de les briser avec le soc pointu de la charrue.

   J’enlevai mes chaussures, retroussai mon pantalon et entrai dans la rizière en laissant mon malade assis au bord du sentier. Et, bien que le Binoclard ne voulût pas que je me mêle à ses recherches déjà compliquées, ce fut moi qui, tâtonnant dans la boue, marchai sur ses lunettes. Heureusement, elles n’étaient pas cassées.

   Lorsque le monde extérieur redevint pour lui clair et net, le Binoclard fut surpris de voir dans quel état le paludisme avait mis Luo.

  • T’es bousillé, ma parole ! lui dit-il.

   Comme le Binoclard ne pouvait quitter son travail, il nous proposa d’aller nous reposer chez lui jusqu’à son retour. (…) Luo et moi nous installâmes sur la terrasse pour profiter du soleil. Puis il disparut derrière les montagnes, et il se mit à faire froid. Une fois sa sueur séchée, le dos, les bras et les jambes maigres de Luo devinrent glacials. (…) Je retournai dans la chambre, m’approchai du lit et pris une couverture quand, soudain, j’eus l’idée de regarder s’il y avait un autre pull-over quelque part. Sous le lit, je découvris une grosse caisse en bois, comme une caisse d’emballage pour les marchandises de peu de valeur, une caisse de la grandeur d’une valise, mais plus profonde. Quand je l’eus ouverte dans les rayons où dansait la lumière, elle se révéla effectivement pleine de vêtements. 

   En fouillant à la recherche d’un pull-over plus petit que les autres, que le corps maigrichon de Luo pourrait remplir, mes doigts butèrent soudain sur quelque chose de doux, de souple et de lisse, qui me fit aussitôt penser à des chaussures de femme en daim. Mais non ; c’était une valise, que faisaient scintiller quelques rayons de soleil, une valise élégante, en peau usée mais délicate. Une valise de laquelle émanait une lointaine odeur de civilisation.

   Elle était fermée à clé en trois endroits. Son poids était un peu étonnant par rapport à sa taille, mais il me fut impossible de savoir ce qu’elle contenait.

   J’attendis la tombée de la nuit, quand le Binoclard fut enfin libéré du combat avec son buffle, pour lui demander quel trésor il cachait si minutieusement dans cette valise. À ma surprise, il ne me répondit pas (…) Au cours du repas, je remis la question sur le tapis. mais il n’en dit pas davantage.

  • Je suppose que ce sont des livres, dit Luo en rompant le silence. La façon dont tu la caches et la cadenasses avec des serrures suffit à trahir ton secret : elle contient sûrement des livres interdits. (…)
  • Tu rêves, mon vieux, dit-il.

   Il tendit la main vers Luo et la posa sur sa tempe :

  • Mon dieu, quelle fièvre ! c’est pour ça que tu délires, et que tu as des visions aussi idiotes. Écoute, on est de bons amis, on s’amuse bien ensemble, mais si tu commences à raconter des conneries sur les livres interdits, merde alors… (…)

   La vigilance accrue du Binoclard et sa méfiance à notre égard, en dépit de notre amitié, accréditaient l’hypothèse de Luo : la valise était sans doute remplie de livres interdits. (…) Des titres de livres fusaient de nos bouches, il y avait dans ces noms des mondes inconnus, quelque chose de mystérieux et d’exquis dans la résonance des mots, dans l’ordre des caractères, à la manière de l’encens tibétain, dont il suffisait de prononcer le nom « Zang Xiang », pour sentir le parfum doux et raffiné, pour voir les bâtons aromatiques se mettre à transpirer, à se couvrir de véritables gouttes de sueur qui, sous le reflet des lampes, ressemblaient à des gouttes d’or liquide.

  • Tu as déjà entendu parler de la littérature occidentale ? me demanda un jour Luo.
  • Pas trop. Tu sais que mes parents ne s’intéressent qu’à leur boulot. En dehors de la médecine, ils ne connaissent pas grand-chose.
  • C’est pareil pour les miens. Mais ma tante avait quelques bouquins étrangers traduits en chinois, avant la Révolution culturelle. Je me souviens qu’elle m’avait lu quelques passages d’un livre qui s’appelait Don Quichotte, l’histoire d’un vieux chevalier assez marrant.
  • Et maintenant, où ils sont, ces livres ?
  • Partis en fumée. Ils ont été confisqués par les Gardes rouges, qui les ont brûlés en public, sans aucune pitié, juste en bas de son immeuble.(…)
  • Pourquoi tu me parles de ça ? demandais-je à Luo.
  • Eh bien, je me disais que la valise en cuir du Binoclard  pouvait être remplie de bouquins de ce genre : de la littérature occidentale.
  • Tu as peut-être raison, son père est écrivain, et sa mère poétesse. Ils devaient en avoir beaucoup. Ses parents ont pris un sacré risque en les confiant au Binoclard.
  • Comme les tiens et les miens ont toujours rêvé qu’on devienne médecins, les parents du Binoclard veulent peut-être que leur fils devienne écrivain. Et ils croient que, pour cela, il doit étudier ces bouquins en cachette.(…)

   Par un froid matin de début de printemps, de gros flocons tombèrent deux heures durant, et le chef du village nous accorda un jour de repos. Luo et moi partîmes aussitôt voir le Binoclard. Nous avions entendu dire qu’il lui était arrivé un malheur : les verres de ses lunettes s’étaient cassés. Mais j’étais sûr qu’il ne cesserait pas de travailler pour autant, afin que la grave myopie dont il souffrait ne soit perçue comme une défaillance physique par les paysans « révolutionnaires ». Il avait toujours peur d’eux, car c’était eux qui décideraient un jour s’il était bien « rééduqué », eux qui, théoriquement, avaient le pouvoir de déterminer son avenir.(…)

   À notre arrivée, le Binoclard venait de remplir sa hotte, et se préparait à partir. Nous lui jetâmes des boules de neige, mais il tourna la tête dans toutes les directions, sans parvenir à nous voir, à cause de sa myopie. 

  • Tu es cinglé, lui dit Luo. Sans lunettes, tu ne pourras pas faire un pas sur le sentier.(…) Attends, j’ai une idée : on va porter ta hotte jusqu’à l’entrepôt du district et, au retour, tu nous prêteras quelques-uns des bouquins que tu as cachés dans ta valise. Donnant, donnant, n’est-ce pas ?
  • Va te faire foutre, dit méchamment le Binoclard. Je ne sais pas de quoi tu parles, je n’ai pas de livres cachés.
  • Un seul bouquin suffira, lui cria Luo. Marché conclu !

   Sans nous répondre, le Binoclard se mit en route. Le défi qu’il se lançait dépassait les limites de ses capacités physiques. (…) Il avançait à l’aveugle, en titubant, avec une démarche dansante d’ivrogne.(…) De loin, nous le regardâmes zigzaguer sur le sentier et tomber de nouveau quelques minutes plus tard. (…) Nous nous approchâmes de lui et l’aidâmes à ramasser le riz qui s’était répandu sur le sol. Personne ne parlait. Je n’osais le regarder. Il s’assit par terre, ôta ses bottes pleines de neige, les vida, puis essaya de réchauffer ses pieds engourdis, en les frottant entre ses mains.

   Il n’arrêtait pas de secouer la tête comme si elle était lourde.

  • Tu as mal à la tête ?
  • Non, j’ai un bourdonnement d’oreilles, mais léger.
  • On y va ? demandais-je à Luo.
  • Oui, aide-moi à charger la hotte, dit-il. J’ai froid, un peu de poids sur mon dos me réchauffera.

   Luo et moi nous relayâmes tous les cinquante mètres pour porter les soixante kilos de riz jusqu’à l’entrepôt. Nous étions morts de fatigue.

   À notre retour, le Binoclard nous passa un livre, mince, usé, un livre de Balzac.

Dai SIJIE, Balzac et la Petite Tailleuse chinoise.